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Je suis entrée dans Le Livre des Questions[1] d’Edmond Jabès comme dans une maison inconnue dont l’odeur ramène soudain au coeur de l’enfance, c’est-à-dire avec l’impression de connaître un texte que je lisais pourtant pour la première fois. Avec Jabès, une douleur mémorielle précède la lecture, de sorte qu’aucune lecture originelle ne semble possible. Pénétrer dans cette demeure signifie enfoncer le doigt dans la plaie : à tâtons, s’y reprenant à deux, trois, quatre fois. C’est un texte blessé que l’on s’apprête à affronter, qui se recroqueville, tel l’animal, à mesure que l’on s’approche. Je comprends ainsi la promesse de Blanchot : « Du livre, des livres d’Edmond Jabès, je m’étais promis de ne rien dire[2]. » Mais j’admire tout autant l’interruption de cette promesse, la conscience aiguë de l’impossibilité d’accéder à un texte qui s’éloigne au fur et à mesure de la lecture, transformant le proche en lointain et le lointain en proche. Cette perpétuelle oscillation entre rapprochement et éloignement constitue le mouvement même du texte d’Edmond Jabès, tendu entre le nom propre et le nom de Dieu, entre une blessure singulière et une blessure universelle.

Entrer dans le livre à partir du nom propre me permettra de mettre en lumière un certain nombre de schémas paradoxaux qui traversent l’oeuvre de Jabès : la lettre à la fois déterministe et libératrice ; l’indicible qui fait l’objet d’une quête inatteignable ; la circularité de l’acte créateur. S’ils ont souvent été relevés par la critique, ces paradoxes n’ont cependant pas été analysés dans le sillage du fantasme d’un nom qui échappe à la mort, auquel je montrerai qu’ils sont intimement liés. Il n’y a pas lieu ici de résoudre les contradictions ni même de les faire cohabiter, car ce n’est pas dans une demeure harmonieuse qu’on s’engage. Écrire avec (non pas sur, et je devrais sans douter dire sous) ce livre signifie simplement en soutenir le socle. Et « [l]e socle, dans le livre, est toujours banal » (LY, p. 246).

Donner la mort / Nommer la mort

L’écriture jabésienne mine le pouvoir de nomination dès l’incipit : « “Je t’ai donné mon nom, Sarah, et c’est une voie sans issue”// (Journal de Yukel) » (LQ, p. 17). Qu’est-ce que cette voie sans issue ? Selon Maurice Blanchot, au coeur du langage réside un pouvoir négatif : « Le mot me donne l’être, mais il me le donne privé d’être. Il est l’absence de cet être, son néant, ce qui demeure de lui lorsqu’il a perdu l’être, c’est-à-dire le fait qu’il n’est pas[3]. » Le langage ne supprime pas l’être en le nommant, il n’en est pas le meurtrier, mais annonce sa mort à venir, la possibilité la plus certaine de sa destruction. Chez Jabès, la négativité du langage se manifeste par le nom propre qui voue l’être qu’il désigne à la mort. Au lieu de restituer la présence dans le langage, le nom appelle l’absence à venir. Afin de saisir toute la complexité du dévoilement et de la dissimulation, je me pencherai d’abord sur le pouvoir de nommer la mort, car il n’est pas si évident qu’il s’agisse d’un véritable pouvoir. Le nom mort nous approche-t-il de la vérité de la mort ou nous en éloigne-t-il ?

Heidegger réserve l’expérience de la mort au Dasein tandis que les animaux ne pourraient selon lui que périr, n’ayant pas de rapport à la mort comme telle. Associant l’incapacité de l’animal à mourir à son incapacité à parler[4], il n’y aurait aucun rapport possible à la mort hors du langage. L’instauration d’un rapport authentique à la mort résiderait dans la capacité à appréhender la mort comme possibilité à venir, à entrer dans une temporalité finie (celle de la finitude) plutôt qu’infinie, où la mort se fait source d’angoisse chez « l’être-pour-la-mort ». Je reviendrai à la question du périr, présente avec toute la réserve propre à Jabès lorsqu’il évoque la douleur des camps d’extermination, car le texte irradie alors un instant d’une douleur innommable, impossible à transmettre.

Je me contente pour le moment de souligner l’aporie soulevée par Derrida concernant la distinction heideggerienne : « Qui nous assurera que le nom, le pouvoir de nommer la mort (comme l’autre, et c’est le même) ne participe pas autant à la dissimulation du “comme tel” de la mort qu’à sa révélation, et que le langage ne soit pas justement l’origine de la non-vérité de la mort ? Et de l’autre[5] ? » Autrement dit, Derrida évoque ici la possibilité que « l’être-pour-la-mort » soit également le lot de l’animal (l’animal aurait donc un monde[6]), tout en faisant valoir que la médiation du langage puisse nous éloigner plutôt que de nous approcher de la mort. S’il existe une vérité de la mort, elle réside dans le réel, de sorte qu’en tentant d’y accéder par le biais du langage, nous la perdons instantanément. Impossible en effet de parvenir à une vérité hors du langage par le langage. La mort comme telle se manifesterait au creux des lettres en tant que non-vérité, à savoir toujours comme possibilité de la destruction à venir, non encore advenue.

Chez Jabès, le rapport du langage à la mort fait l’objet d’un questionnement sans fin, et l’écrivain, conscient du pouvoir négatif qui circule au sein des mots, rêve de vaincre la mort :

De révéler l’objet en le nommant, le mot inaugure une existence mortelle.

J’ai voulu, ô mon amour, t’appeler d’un nom qui échappe à la mort, un nom inviolable, aux verrous divins.

J’ai voulu t’appeler « LM ». J’étais le mérite de ce nom privé d’histoire, sans âge ni lumière.

J’étais, face à ce nom, avec toi, sans toi. Mon émotion n’était pas terrestre.

Je passais à travers l’écriture.

RL, p. 375

À quoi ressemblerait la concrétisation de ce rêve jabésien d’un nom échappant à la mort ou, plus exactement, du don d’un nom qui ne serait pas en même temps don de mort ? S’il faut que ce nom soit privé d’histoire, sans âge ni lumière, il ne peut provenir de l’Autre, car ce dernier nomme dans le langage d’une histoire précédant la naissance du nommé, voire de sa propre naissance également. Selon Lacan, le nom propre inscrit effectivement le parlant dans une « constellation fatidique[7] », à savoir un réseau de chaînes signifiantes qui fait du parlant un être parlé. Dans cette perspective, le rêve jabésien repose alors sur le fantasme d’extraire le nom propre de sa constellation ; ce serait en effet une manière d’en faire un nom sans histoire.

Car le nom de Sarah se trouve bel et bien prisonnier du langage de Yukel. Ce dernier – à la fois personnage, narrateur et auteur fictif du Livre des Questions – n’écrit pas dans son journal qu’il a nommé Sarah, mais qu’il a donné son nom à Sarah. La formulation ambiguë citée plus haut pourrait se résumer ainsi : Je t’ai donné mon nom. Deux remarques s’imposent : de l’une, il s’agit d’une manière de laisser apparaître la doublure du texte (Sarah a été nommée par l’auteur du livre qui est Yukel) ; de l’autre, cet acte de nomination fait retour sur lui-même, car en nommant autrui l’écrivain entre, lui-aussi, dans sa condition de nommé.

Le Nom imprononçable de Dieu

Le nom dont rêve le narrateur serait nécessairement inviolable, c’est-à-dire sacré. Un tel nom, au lieu de briser l’unité du sujet, ferait de ce dernier un être achevé, l’élevant au niveau du divin. Dans l’écriture jabésienne, le seul nom achevé (mais imprononçable) est celui de Dieu, lequel rayonne par son absence : « Toutes les lettres forment l’absence. Ainsi Dieu est l’enfant de son Nom. // Reb Tal » (LQ, p. 52). Dans le judaïsme, le Nom de Dieu est frappé d’un interdit de représentation que Marie-Chantal Killeen résume ainsi :

[S]i le Nom faisait partie de la chaîne signifiante du langage, il ne serait plus absolu ; il ne saurait donc demeurer unique et impartageable que tant et aussi longtemps qu’il n’est pas nommé. Car donner un nom à quelque chose revient à lui donner la vie et, du coup, la mort : « De révéler l’objet en le nommant, le mot inaugure une existence mortelle »[8].

Yukel fantasme l’idée de nommer Sarah d’un nom qui la fasse sortir de la chaîne signifiante comme celui de Dieu. Ce nom s’avérerait imprononçable, mais visible en tant que manifestation de l’amour invisible à l’oeil nu qui se cache dans ses lettres. Llewellyn Brown remarque ainsi que les lettres « LM » renvoient tout autant à « Livre Mort  » ou à « Lettres Mortes » qu’elles laissent entendre le syntagme « Elle aime »[9].

Le mérite du poète dont il est ensuite question (Jai voulu tappeler « LM ». J’étais le mérite de ce nom privé dhistoire, sans âge ni lumière.) fournit une ultime interprétation des énigmatiques lettres, en ceci que le mérite, renvoyant aux difficultés surmontées, à la récompense, voire aux éloges, convoque alors la notion de lisibilité (et donc d’illisibilité), car la lisibilité n’est atteinte qu’au prix d’un certain effort. Plusieurs critiques, dont Warren F. Motte[10] et Jacques Derrida, ont relevé l’importance de cette notion (et surtout, sa nécessité). Je me contenterai ici de citer Derrida lorsqu’il affirme : « L’être qui s’annonce dans l’illisible est au-delà de ces catégories [rationalisme / irrationalisme, logique / illogique], au-delà, s’écrivant, de son propre nom[11]. » Autrement dit, la condition de possibilité de la lisibilité (et du livre) se trouverait entre les lettres, dans leur solitude inquiète rappelant celle de la bête traquée. Derrida va en effet jusqu’à parler d’une « animalité de la lettre » qui n’est pas, selon lui, une métaphore comme une autre, mais bien « la métaphore, l’origine du langage comme métaphore[12] ». Cette animalité de la lettre peut être rapprochée de « l’animalisation de Dieu » que retrace Nathalie Debrauwere-Miller en l’attribuant au mouvement de défiguration paradoxale de Dieu[13]. En juxtaposant ces deux lectures, le mérite rejoint alors son sens théologique.

La quête de l’écrivain est donc une quête de l’indicible, c’est-à-dire des lettres du Nom de Dieu et non de Dieu lui-même ; il s’agit là d’une évidence. Il importe cependant de distinguer la tentative de nommer l’innommable de celle consistant à le faire advenir. La première n’incarne rien de moins, selon Jabès, qu’un délire nazi pour s’emparer de l’indicible en opérant une « inversion diabolique de la conception chrétienne du signe[14] », donnant la primauté à l’Esprit sur la Lettre. Pour ma part, j’y vois plus précisément une tentative d’instrumentaliser la mort au coeur du langage afin de s’approprier son pouvoir négatif. Et cette conquête de la mort passerait par l’extermination des Juifs qui défient la logique[15] – « On leur a appris que 2 + 2 = 4 et ils ont, du coup, déduit que nous étions de trop » (LQ, p. 103). – en incarnant ce reste d’un signe réfractaire à toute assimilation dans le même. L’écriture négative de Jabès tente, a contrario, de montrer l’indicible sans le posséder dans le dire, et ce, par divers procédés formels, dont le chiasme.

Le rapport chiasmatique, Killeen l’a bien montré, se fait à la fois source de savoir et de non-savoir dans l’écriture jabésienne. Celle-ci donne à lire l’expérience de l’indicible au lieu de phagocyter l’innommable au sein du dire, ce qui provoquerait du même coup sa destruction. Il s’agit d’un véritable engagement de l’écrivain envers l’indicible qu’il sait ne jamais parvenir à atteindre, pour lequel il est cependant prêt à donner sa vie, c’est-à-dire son présent : « (L’écrivain est seul à décider de sa mort, engagé à mener à bout la tâche qu’il s’est assignée :donner à lire, au prix de l’instant, l’univers blanc. Les gages de cet engagement sont chevilles d’échelier ; exigeante interrogation.) » (RL, p. 374) À l’instar de cette exigence, les rabbins imaginaires des livres de Jabès se relancent une interrogation infinie, où chaque réponse s’avère encore question, de sorte que questionner ne représente plus un moyen d’accéder à la réponse (à la vérité), mais vise plutôt la reprise incessante de la même question qui se retourne dans tous les sens. Ces interrogations ou commentaires prennent souvent la forme du chiasme, par exemple : « “Tu redoutes de voir et tu vois ce que tu redoutes.”// Reb Larish. » (LQ, p. 164) Il s’agit de monter pour redescendre de l’autre côté de la question, là où une autre question attend. Cette méthode représente peut-être l’unique manière de faire advenir l’indicible dans le langage sans pour autant le réduire au même.

Le trou du nom propre

Que l’écrivain donne à lire l’univers blanc informe également d’une conception de l’indicible inaccessible hors du langage. Cette interprétation se confirme par une révélation de Jabès au cours de ses entretiens avec Marcel Cohen : « [L]’indicible ne hante que la phrase accomplie, qui a su tirer le meilleur d’elle-même […][16]. » L’écriture jabésienne se conçoit comme délimitation des espaces blancs de la page qui, autrement, demeureraient invisibles, c’est-à-dire paradoxalement entièrement visibles. Ce n’est littéralement qu’en lisant entre les lignes et au creux des lettres que s’instaure le rapport avec l’indicible.

Dans le cas du personnage de Sarah, un véritable trou se dessine dans son nom et apparaît sur la page, figurant cette blessure du nom propre, singularité dans l’universel :

Sarah Schwall
  arah   chwall
    rah      wall
      S.      S.

LQ, p. 164

« D’être épinglé par son nom, écrit Brown, – auquel [le sujet] est aliéné, il se voit à la fois inscrit dans l’universel du langage et foncièrement réfractaire à toute uniformité. Le sujet est irréductiblement différent de tout autre, souffrant d’une blessure dont il est le seul à subir le destin et à relever la vocation[17]. » Or la blessure de Sarah en vient à provoquer l’expulsion du sujet à l’extérieur du nom propre, jusqu’à ce qu’elle ne soit même plus en mesure de parler depuis l’individualité de la blessure. Le lieu du nom propre a été dévasté par la mort ; les initiales se détachent du signifiant et circulent dans le monde indépendamment de leur signifié :

Un matin, où nous étions étendus sur la place, avec son index, elle dessina ses initiales dans le sable.
S.S.
Sarah Schwall.
S. S.
S. S.
(Comment s’appelait, Sarah, ce jeune S. S. qui portait tes initiales gravées dans son âme, qui circulait partout, grâce à tes initiales, qui portait un uniforme que l’on désignait par tes initiales ? […])

LQ, p. 163

Les initiales maintenant arborées par les nazis ne représentent plus qu’un pouvoir de mort, et Sarah, en parlant, parle du lieu de la mort. Ce n’est donc pas un hasard si elle sombre dans la folie. Un véritable trou se forme au creux de son nom, à partir duquel sortira un cri, un seul cri continu ayant remplacé le langage articulé. Sarah chute dans le trou de son nom et, du fond de l’abîme, elle ne peut qu’émettre un cri n’appartenant à personne[18].

La folie de Sarah s’annonce en fait dès les premières pages du livre, ou plutôt « [a]u seuil du livre », par un extrait de journal répondant à celui de Yukel – « “Je crie. Je crie Yukel. Nous sommes l’innocence du cri.” // (Journal de Sarah.) » (LQ, p. 17) – sans qu’il y ait eu de basculement dans la folie, qui ne s’inscrit pas dans un schéma narratif, mais lui a plutôt été léguée en même temps que son nom. La poétique jabésienne du livre ne passe en effet ni par une narration continue ni par une narration fragmentaire, ressemblant plutôt à un récit éclaté, celui d’un « graphisme eschatologique ». Je reprends ici l’expression de Gabriel Bounoure qui, l’un des premiers, a su entrevoir les implications profondes d’une telle écriture s’éloignant du logocentrisme[19] pour pactiser avec la mort en privilégiant la graphie.

Bounoure estime en outre que la demeure érigée ne peut qu’être celle du nomade : précaire, elle a cependant l’avantage de la souplesse[20]. Cette idée d’une « demeure nomade » me semble à même de mesurer l’écart, maintes fois constaté par les lecteurs, à commencer par Jabès lui-même[21], avec le projet mallarmé du livre idéal. Jabès pratique en effet une écriture nomade qui détruit sans cesse sa demeure afin de la reconstruire plus loin, car chaque livre s’érige par le déplacement du livre précédent – voire par le déplacement des lettres, puisqu’en portant une attention particulière aux italiques, aux parenthèses, aux blancs, se créés de véritables ricochets sur la page. Mallarmé, qui partage avec Jabès une propension aux procédés « jouant[22] » avec la matérialité de l’écriture, conçoit cependant l’accomplissement du Livre par l’accumulation, le rassemblement et la synthèse de tous les livres en un seul. Ce projet mise alors, à l’encontre de celui de Jabès, sur une forme aboutie exprimant une totalité à partir de la sédentarisation de l’écriture.

Enfin, la formule « demeure nomade » s’avère oxymorique dans la mesure où le nom « demeure », dérivé du verbe « demeurer », signifie « rester » en impliquant une certaine durabilité. Synonyme de domicile, maison, résidence, ou foyer, et donc de fixité, le mot apparaît plus ou moins compatible avec la notion de nomadisme. Seven Jaron, en insistant sur la double portée, à la fois concrète et métaphorique du mot qui permet d’y faire cohabiter les contradictions[23], y ajoute la signification de « tombeau » (dernière demeure). Cette dernière, quoique jamais explicite dans les textes de Jabès, y est à tout le moins latente, par exemple par la conception du nom propre comme la demeure du sujet, à la fois tombeau (puisque, j’y viendrai, il faut le réclamer pour mourir) et refuge.

La matérialité de l’écriture

Le sujet – proie d’un nom qui détermine son destin, le dévaste et le déchire en le divisant – doit réclamer son nom propre : « Tu as un nom que tu n’as pas réclamé et, la vie durant, tu es la proie de ce nom. // Mais à quel moment en prends-tu conscience ? » (LQ, p. 42) Cette réclamation du nom passe par l’apprentissage de l’écriture qui permet au sujet de prendre possession de l’alphabet : « “Rentré en possession de ton nom, l’alphabet t’appartient ; mais, bientôt, tu seras l’esclave de tes richesses.” // Reb Teris » (LQ, p. 43) L’écriture tient en effet celui ou celle qui la manie responsable. Responsable de quoi ? Du livre, puisque l’enfant qui écrit pour la première fois son nom débute ainsi un livre : « Enfant, lorsque j’écrivis, pour la première fois, mon nom, j’eus conscience de commencer un livre. // Reb Stein » (LQ, p. 26) La maîtrise de l’écriture va de pair avec une responsabilité, voire un sacrifice puisqu’écrire le livre condamne à l’exil. Le lieu du livre s’apparente à un désert sans langue ni patrie, là où le sujet affronte, seul, le néant de son nom auquel il doit répondre. Et Reb Amiel ajoute : « “Enfant, les lettres de ton nom sont si éloignées l’une de l’autre que tu es un feu de joie dans la nuit étoilée.” // “Tu éprouveras à ton heure la dimension de ton appellation, la détresse du néant auquel tu réponds.”// Reb Amiel » (LQ, p. 43). L’espacement caractéristique de la calligraphie maladroite de l’enfant ouvre un espace dans le nom, et cet espace d’abord candide contient, en puissance, l’abysse à venir auquel le nommé devra un jour se confronter. Un rapport entre joie et détresse se tisse alors dans le nom ; sous la joie de l’écriture et de la découverte du pouvoir de la nomination se cache effectivement la mort, car le langage annonce, aussi, la destruction à venir.

La mort qui réside au coeur du nom n’exerce pas simplement une détermination négative à l’égard du sujet puisqu’elle lui est à l’avenant nécessaire, en témoigne ce passage : « “Vous voulez me priver de mon nom, dit, un jour Reb Eglia à ses juges, mais alors avec quelles autres lettres de notre langue affronterais-je le néant ?” […] » (LQ, p. 142). Pour mourir et non simplement périr, il apparaît essentiel de posséder un nom avec lequel affronter le néant. Un sujet auquel on aurait retiré le nom serait ainsi condamné à périr, tel le Juif privé de son nom dans les camps de la mort. Mais encore faudrait-il pouvoir priver un être de son nom. « Et Reb Lodé : “J’habite un nom à quatre murs. Vous pouvez m’abattre, mais que ferez-vous des pierres de ma demeure tombée à vos pieds ?”) » (LQ, p. 142). Celui à qui a été assigné un nom ne peut s’en départir et, en corollaire, personne n’a le pouvoir de le lui retirer, même en tatouant sa peau d’un numéro visant à remplacer la singularité du nom par l’anonymat du chiffre. C’est dire que le nom n’est pas la propriété du sujet : impossible de voler un nom, d’anéantir un nom, d’arracher le nom à quelqu’un. S’il vient de l’Autre, celui qui le reçoit n’entre cependant jamais en sa possession ; il y est plutôt perpétuellement accueilli. Il pénètre dans cette demeure qu’aucune destruction ne permettra d’annihiler, car elle le précédait et lui survivra. Warren F. Motte estime d’ailleurs que la demeure s’érige à la fois en prison et en forteresse[24]. Ainsi en va-t-il du nom propre dont les lettres, à l’égal des pierres, abritent et enferment le sujet en son sein.

La destruction de la demeure de Sarah revêt l’apparence d’une brûlure. La page 163 du livre paraît avoir été jetée au feu[25]. En effet, les lettres s’effacent progressivement, laissant place aux initiales fatidiques qui bordent le trou du nom. Plus loin, « — Je brûle, dit [Sarah] un jour à un camarade ; je brûle Abel, et tu ne me vois pas. Tu vois la nuit » (LQ, p. 180). Le nom de Sarah porte la décimation de tout un peuple comme s’il avait été jeté au four crématoire avant sa naissance (elle est l’enfant de parents déportés), creusant en elle une plaie invisible, une blessure vive, sorte d’emblème de l’étoile jaune portée par les Juifs et de leur destin funeste. Ce n’est donc pas tant la blessure singulière que l’on voit apparaître dans le nom crépitant de Sarah, mais la nuit du peuple juif tributaire de ces initiales transmises de père en fille (le paternel se nomme « Salomon Schwall »). La folie de Sarah provient de cette universalisation de la blessure qui finit par la priver de la souffrance singulière à partir de laquelle elle parlait. Une question émerge alors : la folie de Sarah mettra-t-elle un terme à la transmission du funeste héritage ? L’enfant de Sarah et de Yukel aurait porté les initiales de sa mère, puisque le nom de famille de Yukel commence aussi par la lettre « S » : « Sérafi ». La folie conduit donc Sarah à l’internement en interrompant la transmission de ce lègue.

Pas tout à fait, puisque la destruction par le feu ne s’arrête pas à Sarah. Dans Yaël (1967), la brûlure s’étend à Dieu qui « se consum[e] dans la langue, note Nathalie Debrauwere-Miller, lentement à petit feu[26] ». C’est qu’après le suicide de Yukel, la relation amoureuse se dépouille encore davantage, s’éloignant de l’amour charnel jusqu’à coïncider avec l’entreprise du Livre. La naissance de l’enfant (Elya) que conçoit le narrateur avec Yaël (la parole) est à l’image de tous les livres : « Ainsi en est-il pour chaque livre, écrit Killeen citant Jabès : “Tant de livres, chefs-d’oeuvre mort-nés, gisent dans un livre inachevé”[27]. »

Ronnie Scharfman interroge d’ailleurs le vocable « mort-né » en tant que nom composé, lisant dans le trait d’union un « signe guérisseur » en ceci qu’assimilé au sujet jabésien, « il se transforme en objet transitionnel, au sens où l’entend le psychanalyste anglais D.W. Winnicott[28] ». Que l’on puisse concevoir Jabès lui-même en tant qu’enfant mort-né, c’est aussi mon avis, dans la mesure où la naissance du livre implique la mort du sujet créateur à lui-même[29]. Mais un tel vocable brisé me paraît, plutôt que panser, raviver avec une certaine insistance la blessure. Tel le couteau remué dans la plaie, chaque livre se construit en apposant une lésion (en termes derridien une rature) sur le livre précédent. Aussi « mort-né » – « vocable orphelin » ainsi que le désigne Schafman, soulignant que Jabès lui a refusé toute filiation en tuant Yaël[30] – peut-il évoquer le rapport problématique qu’entretient Jabès à l’égard de la littérature. Il exprime en effet ses réticences à l’inscription de son écriture dans une quelconque filiation, serait-ce celle de la littérature, à laquelle il a « le sentiment de ne pas appartenir ». Ce à quoi il ajoute : « [C]e n’est pas faute de l’avoir désiré[31]. » La question, de plus en plus brûlante, consiste dès lors à savoir comment a lieu l’entrée dans l’écriture (et dans le livre).

Rompre le cercle

Le monde existe parce que le livre existe. C’est que pour exister il faut être nommé. La nomination nous précède. Aussi est-ce d’abord cette nomination que j’ai tenté de retrouver ; nomination qui n’est que la prise de conscience de ce qui est ou sera ; qui a précédé donc la chose et qui va soumettre l’univers[32].

Ainsi s’exprime Edmond Jabès lors de ses entretiens avec Marcel Cohen. Ce passage, outre un éclaircissement concernant l’apport de la tradition juive dans sa relation au livre[33], est l’occasion d’observer la circularité du rapport entre l’écrivain et son livre, miroir de celle du Créateur et de sa création. Si la Lettre préexiste à Dieu, cela implique en effet que l’être humain, créature de Dieu, ait créé ce dernier en écrivant le livre ; « Dieu est l’enfant de Son Nom », affirme Reb Tal (LQ, p. 52) Pareillement, l’écrivain advient par le livre qu’il a lui-même écrit : « “— De quel livre parles-tu ? / — Je parle du livre qui est dans le livre ./ — Y a-t-il un livre caché dans celui que je lis ? / — Il y a le livre que tu écris.” // Reb Haod » (LY, p. 323). Cette circularité de l’acte créateur a été théorisée par Blanchot dans son essai « La littérature et le droit à la mort » ; il explique que l’écrivain n’existe qu’à partir de l’oeuvre, de sorte que l’oeuvre préexiste paradoxalement à l’écrivain[34]. Il s’agit pour Blanchot d’un problème insurmontable qui résume l’aporie à laquelle tout écrivain doit un jour se confronter. Rompre le cercle en se mettant à écrire ne signale pas la résolution du paradoxe, mais la seule avenue envisageable pour composer avec l’aporie, en faire l’épreuve. En découle la question suivante : par où créer une brèche ?

Chez Jabès, la confiance en l’acte de nomination, minée dès le départ, crée une fragilité dans tout le langage – « cette écriture qui affirme l’inviolabilité de l’innommable finit […] par fragiliser, pour le coup, tout le nommable. Car si les choses ne sont pas représentables, comme le soutiennent les rabbins des Livres, il s’ensuit que toute préhension de la réalité est illusoire[35]. » – en conséquence de quoi la nomination s’avère, éventuellement, le point d’entrée dans l’écriture. La nomination de Sarah arrive toujours seconde, car il fallait Yukel pour faire entrer Sarah dans sa condition de nommée, et il fallait Sarah pour écrire Yukel[36]. Cet acte nominatif, s’il ne rompt pas d’emblée le cercle, met cependant en branle une dissémination de noms fictionnels dont la plus patente reste la convocation des rabbins imaginaires à la fois narrateurs et interprètes. Leurs noms se font et se défont inlassablement par la permutation des lettres – aux pages 163-164, par exemple, on retrouve la succession de noms suivants : Reb Tobi, Reb Atias, Reb Larish, Reb Leha. Ces derniers, « dépourvus de toute consistance mises à part les lettres de leur nom[37] », forment alors une chaîne signifiante dont l’aboutissement impossible serait le nom insaisissable de Dieu.

David Mendelson énonce de manière similaire que ces noms de rabbins, le plus souvent proches de l’hébreu, s’articulent et se recombinent en cherchant à remonter vers une « langue-des-origines », autrement dit au « langage du mythe »[38]. Ainsi la structure dialogique du livre jabésien, dont l’apport critique a également mis en évidence la capacité à miner l’autorité narrative[39], s’étend-elle finalement à la nomination, car dans la mesure où les noms des rabbins imaginaires se font écho, un dialogue s’instaure entre les lettres. D’ailleurs Jabès, dans un entretien clôturant le colloque de Cerisy-la-Salle, qualifie les noms des rabbins imaginaires de « noms d’écoute » et de « noms écoutés »[40].

La chair de Sarah est elle aussi composée de lettres. « J’épouse, [dit-elle], chaque syllabe au point de n’être plus qu’un corps de consonnes, une âme de voyelles » (LQ, p. 153). Les noms propres, détachés de tout référent, font du nommé un être de lettres plutôt que de chair, ce qui a pour conséquence d’inscrire les personnages hors du temps, dans celui de l’écriture. Serait-ce un temps qui échappe à la mort ? Selon Anne Élaine Cliche, l’écrivain « cherche […] la configuration ou la forme qui peut-être – c’est son fantasme – expulsera le nom de sa finitude et renommera le sujet sur une scène qui ne sera plus celle d’engendré et de nommé[41] ». En voulant nommer Sarah d’un nom qui échappe à la mort, inviolable, aux verrous divins, Yukel tente aussi d’expulser son propre nom du temps fini le vouant à la mort.

Passer dans l’écriture

Le narrateur fait irruption sur la scène de l’écriture en y invitant des interprètes, Sarah la première. Toutefois, l’entrée du livre ne se force pas facilement, les portes se multiplient : « Au seuil du livre », « Et tu seras dans le livre », jusqu’au « Livre de l’absent ». Les livres se survivent les uns aux autres, de sorte que l’écriture doit constamment (re)trouver son chemin. D’emblée, l’écrivain se trouve ainsi doublé de lecture par l’exergue au « Seuil du livre », peut-être le véritable incipit de l’oeuvre : « Tu es celui qui écrit et qui est écrit. » (LQ, p. 13) L’adresse à l’écrivain surgit avant que ce dernier ne soit parvenu au seuil ; l’Autre s’immisce le premier dans le livre en devançant l’auteur du côté de l’écriture, tel un « regard par avance posé sur la page appelle dans le texte l’autre qui viendra lire[42] ». Qu’est-ce qu’un exergue, en effet, sinon la mise en réserve d’un espace de lecture ? Mais l’exergue prend habituellement la forme d’une citation qui oriente (avec plus ou moins d’autorité) la lecture à venir ; le paratexte placé en tête du livre s’adresse indirectement au lecteur qu’il met en lien avec un auteur autre que celui du présent livre.

La particularité de l’exergue du Livre des Questions tient à l’absence de signature : seul le blanc de la page endosse la phrase, elle n’appartient à personne. Plusieurs hypothèses demeurent ouvertes : cette voix est prise en charge par l’auteur qui s’adresse à lui-même comme à un autre ; à moins qu’il ne s’agisse de la parole de l’un des rabbins imaginaires. Dans tous les cas, cet exergue s’adresse à l’auteur, faisant de ce dernier le lecteur de son propre texte. Cela mène évidemment à un paradoxe : l’écrivain commence à rédiger son livre en lisant ce qu’il n’a pas encore écrit. La lecture devient une manière de passer dans l’écriture, car elle précède l’écriture telle une répétition originaire :

Passer à l’écrit consiste pour un sujet à passer dans le pli du temps qu’est la répétition, à faire que sa parole, ses mots, sa pensée soient d’emblée repris, toujours déjà répétés selon une sorte de dispositif scopique qui le précipite au coeur de la division qu’il tentait justement, par l’écrit, de recouvrir[43].

La dissémination de l’écrivain dans tous les noms de la fiction fait donc retour à la blessure singulière à partir de laquelle il avait commencé à parler. Passer dans l’écriture, dans cette perspective, consiste à succomber à l’invitation de se lire comme un autre en « fon[çant] droit dans la blessure[44]. »

Le rabbin imaginaire Red Alcé évoque ensuite clairement cette blessure : « Marque d’un signet rouge la première page du livre, car la blessure est invisible à son commencement » (LQ, p. 15). Il aurait tout aussi bien pu écrire : la blessure est illisible à son commencement, puisqu’elle est bel et bien à écrire. Y plonger revient à enfoncer la plume dans la plaie afin de la faire apparaître sur la page. La blessure ne se donne à lire qu’à défaut de disparaître derrière les mots de l’écrivain, car ce dernier ne parviendra jamais à la suturer de son langage, mais seulement à effectuer un détour qui finira fatalement par l’y ramener : « [S]ous la langue vers laquelle il court pour restaurer son nom ou se faire un renom le ramène à la place insuturable d’où il a commencé à parler[45] .» Entre l’absence pleine de Dieu qui détient la clef de son être véritable et la présence trouée de son nom propre qui le divise et l’aliène, l’écrivain passe. Il est expulsé par le trou de son nom propre vers le nom inatteignable de Dieu, exilé dans le temps de l’écriture.

Je fais le constat d’un retour au point de départ, et même un peu en deçà, car en débutant par l’incipit, j’ai abouti aux pages précédentes. Ma lecture aura tâté une blessure dont je ne peux moi-même sentir la douleur. Il aura fallu m’y reprendre à plusieurs fois. J’ai écouté gémir un nom[46] dont les échos m’ont conduit dans un chemin sinueux, fait d’allers et retours ponctués d’égarements. Malgré la présence obsédante de la mort, d’un deuil passé et à venir, toujours à vif, je reconnais à terme une écriture qui se déploie contre la mort. La chaîne de noms dans laquelle s’engage l’écrivain construit une grande demeure où s’abritent des personnages voués à la mort qui aura raison d’eux un jour, certes, mais pas de leurs lettres. Les contradictions, structurantes pour Le Livre des Questions, apparaissent alors dans leur splendide nécessité ; elles sont le résultat indispensable d’un pouvoir de nomination dont la complicité avec la mort a été dévoilée au grand jour. L’écriture jabésienne instaure une relation de connivence avec la mort, sans pour autant accepter son repos dogmatique. Le fantasme d’un nom propre qui parviendrait à la vaincre n’appartient pas au seul narrateur : il traverse le livre entier, voire se fait constitutif du projet littéraire lui-même. Aucune certitude ne survit aux interrogations infinies du Livre des Questions, pas même la mort, tel est, peut-être, le socle de ce livre.