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« I’m not very interested in poetry at a time like this », I said, suggesting she was focused on petty personal concerns at a moment of historical unrest. « Tomorrow is the election » I said, as though she might have forgotten.

Ben Lerner, Leaving the Atocha Station

Entre hommage et outrage à la tradition poétique

Iciet là-bas est un récit de David Foster Wallace publié dans le recueil La Fille aux cheveux étranges. Il raconte l’histoire de Bruce, un jeune chercheur dont la thèse de fin d’études consiste en un « poème épique sur les systèmes de variables dans les transferts d’énergie et d’information[1] ». Obsédé par le rêve de devenir le premier poète de l’hypermodernité, Bruce maintient que « l’art qu’est la littérature va devenir de plus en plus mathématique et technique au fil du temps[2] » et cherche à persuader son ex-petite-amie que « les mots, en tant que “signifiants corrélatifs”, sont en train de s’étioler[3] » pour céder la place à

un nouvel âge et une nouvelle compréhension de la beauté comme champ, non comme lieu. Plus de concepts à objet unique, de contemplations, d’haleine de trèfle frais, de sursauts de corsage, plus d’histoires vues comme des symboles, des colosses […]. Plus de qualités. Plus de métaphores. Nombres de Gödel, grammaires décontextualisées, automates finis, fonctions de corrélations et spectres. […] J’avoue me voir comme un esthète de l’ici froid, neuf, bon, véritable et impeccable. Aussi divers qu’un poisson, morphiquement dense : des oeuvres dont la forme, la dimension, le caractère et les implications peuvent s’étendre à partir d’une simple relation structure et d’un critère de fonction[4].

Le projet de systématisation dont Bruce se veut le héraut n’est qu’une version 2.0 de l’entreprise structuraliste, en ce qu’elle défendait à la fois l’autonomie (« la beauté glacée de la signification parfaite ») et la disparition (« Il disait qu’une époque meurt et qu’il entend ses râles »[5]) de la sphère du poétique. Et en effet, comme ses prédécesseurs, le jeune chercheur va faire face à l’impossibilité de réduire le monde à un « Ici » sans « là-bas », autrement dit, à un ensemble de rapports prévisibles et déchiffrables de manière univoque. Le sentiment de paix apporté par la certitude qu’un jour « le sens sera nettoyé[6] » se heurtera bientôt au désarroi d’être devant un ciel « plein de nuages qui, vus du sol, prennent la forme de divers symboles d’algèbre et subissent des manipulations qu’[on] ne dirige ni ne comprend[7] ».

Malgré son génie, le protagoniste du récit de Foster Wallace ne se rend pas compte que, au lieu de s’éteindre au profit de discours moins vagues ou moins subjectifs, la poésie réémerge souvent là où nous ne nous attendrions pas nécessairement à la voir. Tout aussi critiques que Bruce à l’égard de leur manque d’objectivité, certains poètes du XXe et XXIe siècles continuent de recourir aux marqueurs du genre lyrique pour donner une portée universelle à leur vécu individuel. Bien qu’ils n’aient pas le désir de s’inscrire dans une tradition qu’ils considéreraient illustre, ils se servent toutefois du langage et des formes propres à ce genre avec le but d’en critiquer la légitimité. Au lieu de remplacer les prétendues impuretés du lyrisme avec la clarté de l’algèbre, ils s’interrogent sur la possibilité qu’un discours en apparence partiel et imprécis véhicule une forme de connaissance globale et précise du monde. Le questionnement sur la portée cognitive du poème et la remise en cause des frontières qui le séparent des autres discours n’a donc chez eux pas pour but de parvenir à un classement des genres littéraires procédant par hiérarchies allant du plus subjectif au plus objectif, mais de réfléchir à la manière dont d’autres catégories – parmi lesquelles, la classe, la race, l’âge ou le sexe – règlent l’organisation de notre expérience.

Depuis les années 1990, on désigne par « lyric essay » (ou « essai lyrique ») un type de prose ou prosimètre aux sujets variés : l’amour, le deuil, la mémoire, mais aussi la question féminine, les discriminations raciales ou la réflexion sur l’écologie. Dans le traitement de tels sujets, c’est la dimension expressive du discours qui prévaut sur la dimension explicative. Il en résulte que les essais lyriques sont généralement reconduits au domaine de la littérature non-fictionnelle[8]. Catégorie éditoriale avant théorique, cette dernière ne contribue pas moins à troubler tout classement des genres littéraires fondé sur la séparation de l’écriture prétendument subjective d’avec celle prétendument objective[9]. En 1997, dans la préface à un numéro de la Seneca Review entièrement consacré à l’étude de cette forme hybride, John D’Agatha et Deborah Tall maintiennent en fait que les aspects principaux permettant de relier l’essai lyrique aux deux traditions génériques dont il est issu consisteraient, d’une part, dans la densité de « [s]a mise en forme » et, d’autre part, dans son « désir de se confronter aux événements[10]  ». La jonction entre ces deux éléments serait assurée par la présence du « Je », qui servirait de marqueur à la fois de l’authenticité (lyrisme) et de l’autorité (essayisme) du discours[11].

Parmi les essais lyriques les plus représentatifs on trouve Dictee (1982) de Theresa Hak Kyung Cha, The Glass Essay (1995) de Anne Carson, Awkward. A Detour (2007) de Mary Cappello, Bluets (2009) de Maggie Nelson et Citizen. An American Lyric (2014) de Claudia Rankine. Les autrices de ces travaux se proposent de réfléchir au bien-fondé des critères à l’aide desquels nous effectuons ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible[12] ». À certaines différences près, elles se disent persuadées que la critique des frontières qui balisent un imaginaire générique donné va de pair avec la critique des frontières réelles qui enrégimentent notre expérience commune et que seule la reconfiguration des premières peut conduire à la reconfiguration des secondes. Ce sont surtout Carson et Rankine qui relèvent un tel défi au sein même de leurs textes : dans The Glass Essay et dans Citizen respectivement, elles se questionnent en fait sur leur activité à la fois de poètes et d’universitaires à partir d’une matrice commune, le genre.

Critère de classement hiérarchique dont les deux autrices suggèrent qu’il est plus ou moins directement issu d’un univers symbolique masculin ou dominant, le genre est conçu en même temps comme catégorie de distinction littéraire et comme catégorie de distinction sociale. Puisqu’il est tenu pour l’un des traits fondamentaux que la configuration actuelle du langage reconnaît aux éléments du monde, interroger son actualité équivaut à interroger un mode de parler (ou d’écrire) tout aussi bien qu’un mode de penser (ou d’agir). Contrairement aux ouvrages rangés sous l’étiquette « post-moderne[13] » – qui en poésie désigne généralement les textes où les marqueurs propres à la tradition lyrique sont mis au service d’une critique adressée à cette même tradition –, ceux de Carson et Rankine semblent garder un rapport moins explicitement conflictuel avec les modèles (en particulier celui de subjectivité) dont le poème et l’essai sont issus. Plutôt que de nous demander si elles parviennent vraiment à se débarrasser du système des genres et de son autorité, nous nous pencherons sur la manière dont elles procèdent à brouiller toute tentative de classement par le biais de stratégies qui relèvent à la fois de l’acceptation et du rejet de ce même système.

« Tu ne sais pas ce qu’elle veut dire » :

La première d’entre ces stratégies concerne le rapport entre texte et paratexte. À partir des indications placées aux seuils des oeuvres (titre, sous-titre, notes de bas de page, ou encore bibliographie), The Glass Essay et Citizen invitent les lecteurs à remettre en cause leurs idées sur ce que c’est qu’un poème. Dans le cas de Carson, cette invitation passe par le choix d’intituler un texte à l’aspect poétique (car il se compose de vers irréguliers, répartis en strophes à la longueur variable) « essai ». La polysémie déjà présente dans ce terme est accrue par les jeux de mots autour de glass, qui évoque les termes français « glace », « glas » et « verglas », ainsi que les champs sémantiques de la transparence, du froid et de la fragilité. Ces derniers sont largement mobilisés par le « Je » lyrique, un sujet féminin à l’identité biographique en partie coïncidente avec celle de Carson :

  • Demain je vais rendre visite à ma mère.

     

    Elle habite dans une lande au nord.

    Habite seule.

    Le printemps là-bas s’ouvre comme un rasoir.

    Je voyage en train toute la journée, emportant un tas de livres –

     

    certains pour ma mère, d’autres pour moi,

    dont Les Œuvres complètes d’Emily Brontë.

    C’est mon écrivain favori.

     

    Aussi mon plus grand sujet d’angoisse, que je veux affronter.

    Chaque fois que je vais voir ma mère

    je sens que je me change en Emily Brontë

    ma vie solitaire autour de moi comme une lande,

    mon corps gauche arpentant la plaine boueuse avec une apparence de transformation

    […][14].

Le récit d’une visite rendue à la mère, installée dans « une lande au nord » du Canada, se mêle aux souvenirs hallucinés d’un amour fini, mais aussi et surtout à une réflexion pseudo-essayistique sur la vie et l’oeuvre d’Emily Brontë. Si la justification d’un tel choix peut paraître naïve (la protagoniste du poème nous informe que l’autrice britannique est « [s]on écrivain favori[15] »), elle inscrit également The Glass Essay dans le sillage de Sur Nietzsche de Georges Bataille, où l’identification de l’essayiste avec sa matière d’étude servait de provocation à l’égard d’une critique prônant la distance et l’objectivité[16]. En même temps qu’il admet que « [s]es questions ne sont pas originelles[17] », le « Je » de Carson se dresse en fait contre les savants qui se sont permis de juger, souvent de façon paternaliste, le caractère (« Insociable même chez elle / et incapable de croiser le regard des inconnus[18] ») ou les relations (« l’on s’accorde à dire qu’Emily n’a pas touché un homme pendant ses 31 années d’existence[19] ») de Brontë. En s’identifiant avec l’autrice d’un roman vaguement autobiographique comme les Hauts de Hurlevent, le « Je » du Glass Essay réussit à la fois à préserver l’autorité absolue sur son propre discours et à mettre en question celle des ouvrages consultés, dans lesquels cette même identification est absente ou volontairement escamotée.

Le glissement du rôle de sujet à celui d’objet de la réflexion se fait à l’aide de différentes techniques, dont la plus exploitée concerne sans doute les shifters ou embrayeurs, c’est-à-dire les éléments permettant de relier une phrase au contexte de son énonciation[20]. La superposition de plusieurs paysages et sujets sous le même embrayeur (généralement un pronom personnel ou un adverbe de temps, mode ou espace) donne lieu à un texte diffracté, dans lequel les anecdotes sur les humiliations subies par Emily se confondent avec celles infligées au « Je » lyrique par ses proches :

  • Observer un vent du nord broyer la lande

    qui entourait la maison de son père de tous les côtés,

    […]

    a appris à Emily tout ce qu’elle savait de l’amour et de ses nécessités –

    une éducation qui façonne la manière dont ses personnages

    s’usent l’un l’autre. « Mon amour pour Heathcliff, dit Catherine,

    est pareille à la roche éternelle sous la surface

    source de peu de joie visible, mais nécessaire. »

    Nécessaire ? Je constate que le soleil a baissé

    et que l’air devient plus âpre.

    Je fais demi-tour et m’apprête à retraverser la lande.

    […]

    Tout ce que je sais de l’amour et de ses nécessités

    je l’ai appris à cet instant

    lorsque je me suis trouvée

    jeter mon petit postérieur rouge et brûlant comme une femelle babouin

    vers un homme qui ne me chérissait plus[21].

Outre que la chronique d’un drame familial déployé sur plusieurs actes – le rapport toxique avec une mère castratrice, la désidéalisation d’un père soudain atteint d’Alzheimer, la relation abusive avec un homme violent –, The Glass Essay développe une réflexion sur les modèles dont ce même drame, aussi bien que celui vécu par les personnages de Brontë, sont issus. Tout comme les genres littéraires de l’essai et du poème sont exhibés respectivement dans le titre et dans la forme du texte, les figures féminines ou masculines de Carson ne sont construites sur des stéréotypes que pour en montrer la réversibilité (ce qui fait que, en dépit de leur haine réciproque, le « Je » et sa mère « pens[ent] les deux moitiés d’une même pensée »). Au lieu de servir de compartiments étanches dans lesquels ranger les différents types humains, ces stéréotypes permettent à l’autrice de montrer que la frontière entre les sphères de la fiction et de la réalité est poreuse, mais aussi et surtout que la construction de l’identité psychologique passe par les mêmes processus que ceux de l’identité littéraire, dont elle s’inspire le plus souvent. Le trope de l’errance à travers la bruyère, par exemple, sert à donner une dimension spatiale à l’incertitude qui tient le sujet tiraillé entre le désir d’incarner le cliché de l’amour filial et celui de remplacer ce même cliché par une vision désenchantée des rapports mère-enfant[22]. Dans cette perspective, l’essai se révèle être la forme idéale car elle se caractérise par l’introduction, dans le discours littéraire, d’un « Je » servant de médiateur entre l’irréductibilité du vécu individuel et la portée collective de l’expérience esthétique. Comme le rappelle Jean-Marcel Paquette dans un article important pour le débat sur ce genre littéraire,

le JE recherche […] sa propre unité en opposant à l’éclatement du réel un refus catégorique ; d’où l’affirmation formelle et insistante du JE comme centre unique de la connaissance. […] L’essai devient alors une biographie, mais sans événements, ou plutôt érigeant comme événement capital la rencontre spécifiquement culturelle du moi et des productions culturelles que sont les livres, les coutumes, les mythes[23].

Un pareil travail de médiation est à l’oeuvre également dans Citizen. Ballade américaine de Claudia Rankine. De même que dans le Glass Essay, l’indication générique présente dans ce titre trouble les lecteurs. En mettant les termes « ballade américaine » dans un rapport prédicatif avec le terme « citoyen », Rankine les oblige en fait à s’interroger d’emblée aussi bien sur l’extension que sur la relation entre ces deux catégories. Mode de composition identitaire s’il en est, la ballade renvoie en fait autant à la tradition lyrique états-unienne (songeons à Walt Whitman et à sa Ballade de Boston) qu’à celle afro-américaine (pensons aux chants d’esclaves et de travailleurs forcés). Quant à la notion de citoyenneté en tant qu’ensemble de droits élargis à la totalité de la population, elle évoque des valeurs différentes selon qu’elle est mobilisée par ceux qui s’en voient privés ou par ceux qui la donnent pour acquise.

Je me vois comme un citoyen, qui se promène, collecte des histoires et utilise ces histoires pour refléter nos vies à travers la poésie, les essais, en créant ces textes hybrides et ces pièces qui nous renvoient ce que nous sommes. Dans mon livre le plus récent, Citizen, je voulais essayer de retracer les moments qui perturbent les interactions, notamment entre personnes de races différentes. Le livre contient deux types d’agressions, ce que l’on appelle communément les microagressions, qui sont les petits moments dont j’ai parlé. Mais je voulais également comprendre comment on en arrive à ces moments majeurs, les meurtres d’hommes noirs, ce genre de moments […] où l’on se demande comment cela a pu arriver. Et je voulais remonter à la source et dire que si les gens, dans leur vie quotidienne, commencent par croire et dire ces petites choses, elles s’additionneront pour donner lieu à des agressions majeures contre des personnes simplement à cause de la couleur de leur peau[24].

La mise en discussion de la portée générale de telles catégories se poursuit tout au long du livre. Des fragments en prose relatant le quotidien d’une personne racisée alternent avec des reportages sur le traitement des personnes noires dans les milieux sportifs, des reproductions d’oeuvres d’art militantes avec des captures d’écran de tutoriels YouTube. La juxtaposition apparemment chaotique de ces différents langages – celui de l’écriture et celui de l’image, celui de la culture de masse et celui de la culture d’élite – brouille les frontières du genre poétique auquel Rankine et ses éditeurs considèrent que Citizen appartient malgré tout. Lors d’un entretien, l’autrice a évoqué la réaction des presses Grove, où elle a publié ses deux premiers recueils et auxquelles elle avait dans un premier temps proposé le livre : « [I]ls ont publié Beckett et beaucoup d’autres auteurs que j’aime » affirme-t-elle « et pourtant ils m’ont dit “ce livre n’est pas de la poésie, reviens quand tu auras de la poésie car celui-ci n’est pas de la poésie” »[25]. Comme le suggère Amy Moorman Robbin à propos de Don’t Let Me Be Lonely (le premier essai lyrique de Rankine, publié en 2002 et dont Citizen représente en quelque sorte la continuation), il est en effet assez surprenant que ces textes soient désormais perçus et étudiés comme « de[s] long[s] poème[s] lyrique[s] immédiatement lisible[s], qui résonne[nt] à la fois avec les expériences modernistes, celles de la moitié du XXe siècle et celles du postmodernisme[26] ». Dans tous les entretiens qu’elle a accordés à leur sujet, Rankine a en fait tenu à les décrire comme des travaux documentaires, construits sur une série d’éléments prélevés du réel et reproduits tels quels dans le texte.

Ce n’est pas seulement par son caractère intermédial ou par l’absence d’un sujet d’énonciation à la première personne que Citizen se démarques des ouvrages les plus représentatifs du genre lyrique. Lorsqu’elle choisit de remplacer le « Je » de la tradition par un « Tu » au référent oscillant – dans lequel peuvent se reconnaître tantôt les victimes tantôt les acteurs des microagressions raciales relatées dans le livre –, Rankine dénonce l’opposition binaire entre blancs et noirs qui préside selon elle à l’organisation de l’expérience dans la société états-unienne. Puisque cette dernière est entièrement réglée par une logique réductionniste de séparation et de classement, la poète considère légitime de l’adopter elle-même. En ce qui concerne les lecteurs, ceux-ci se trouvent en même temps contraints et empêchés de perpétuer ces catégories. Contraints, car selon leurs origines ils seront obligés de se reconnaître dans l’une ou dans l’autre adresse du texte ; empêchés, car ce que Citizen veut montrer c’est justement le caractère arbitraire et abusif d’un tel partage. La poétique de la voix pronominale qui est généralement considérée comme l’un des fondements du lyrisme devient alors la toile de fond d’une remise en cause du lieu commun selon lequel la poésie, en tant qu’expression d’un sujet individuel mais dont l’expérience vécue se prétend universelle, serait à même de parler pour tout le monde.

Malgré la violence pamphlétaire de ces revendications, c’est à l’essai et à son fondement sceptique que Rankine regarde comme modèle d’écriture le plus adapté à questionner la légitimité du genre lyrique. À plusieurs reprises au long du livre, l’autrice avoue ne pas pouvoir offrir de réponse à l’intériorisation du racisme que son « Tu » déniche dans les médias ou pendant les échanges avec les personnes côtoyées dans son quotidien. La rage ressentie lors de ces situations discriminatoires peut certes faire office de « connaissance », mais d’une connaissance qui « à la fois éclair[e] et déçoi[t]  », parce qu’elle consiste bien dans l’affirmation d’une présence, « mais l’énergie requise pour être présent, réagir, s’affirmer, s’accompagne d’une déception viscérale : une déception au sens où, si visible que l’on soit, cela ne modifiera jamais la façon dont on est perçu[27] ». Or, c’est une tendance propre à l’essayiste que de transformer le défaut de savoir qui le distingue de l’expert – titre dont Rankine comme Carson, en tant qu’universitaires, pourraient facilement se réclamer – en méthode pour la recherche de ce même savoir.

Tu te dépêches d’aller retrouver une amie dans un lointain quartier de Santa Monica. Tandis que tu t’approches d’elle, cette amie te dit, Tu es en retard, tête de pute crépue. Qu’est-ce que tu as dit ? demandes-tu, même si tu as entendu chacun de ses mots. Cette personne n’a jamais parlé de toi dans ces termes en ta présence, n’a jamais ainsi changé de registre. Qu’est-ce que tu as dit ? Elle ne le répète pas, peut-être n’en est-elle pas physiquement capable. Peut-être que la teneur de sa formule n’est pas ce qui compte et qu’elle ne veut que relever le cliché d’un « moment noir » en employant ce qu’elle perçoit comme étant « le langage des Noirs » […]. Tu ne sais pas. Tu ne sais pas ce qu’elle veut dire. Tu ne sais pas la réaction qu’elle attend de toi et tu t’en fiches. À cause de tout ce qui vous rapprochait jusque-là, cette soudaine incohérence se ressent violemment. Vous vivez toutes les deux cette cassure qu’elle persiste à présenter comme une blague, une blague qui lui reste coincée dans la gorge, et comme toute autre blessure, tu la regardes s’ouvrir le long de sa suture soudain apparente[28].

Le « changement de registre » (en anglais code-switching) auquel il est fait référence ici est un phénomène consistant dans le passage d’un registre ou d’un accent à un autre selon le contexte de la conversation. Il s’agit d’un outil souvent mobilisé par les individus en situation de minorité afin de s’identifier davantage avec la culture dominante. Dans Citizen, la situation est renversée : ce n’est pas le « Tu  » qui se plie à parler le langage des blancs pour se sentir conforme à son interlocutrice, mais cette dernière qui se sert d’une expression péjorative utilisée pour définir une femme de couleur pour se donner l’impression de « parler le langage des noirs ». Au lieu de réagir impulsivement à l’insulte raciale, le « Tu » de Rankine perd la capacité de comprendre ce qui s’est passé, et c’est justement après cette chute de sens – décrite à travers l’image de la blessure – que commence la réflexion essayistique menée au long des paragraphes suivants.

The Glass Essay accorde la même importance aux moments d’incompréhension. En dépit de l’érudition qui émerge des versets bibliques cités par coeur en latin, des définitions pointues des troubles dont souffre le père du « Je », ou encore des allusions à La Cloche de détresse de Sylvia Plath (roman hybride sur la condition féminine qui sert de modèle à Carson et auquel la thématique du verre renvoie directement), le sujet lyrique peine à s’installer à la place de l’acteur dans son texte, préférant le plus souvent occuper celle de l’observateur passif. De même que la mélancolie est tenue par Montaigne comme le moteur de son oeuvre, de même la protagoniste du poème tourne sa difficulté à sortir de la dépression en méthode de connaissance. Dans la plus longue section de l’essai, intitulée Whacher, elle expose ainsi cette poétique :

  • Whacher,

    l’orthographie habituelle d’Emily pour watcher

    a créé une confusion.

    Par exemple

     

    au premier vers du poème Dis-moi si c’est l’hiver ?

    dans l’édition Shakespeare Head.

    Mais whacher est ce qu’elle écrivait.

     

    Whacher est ce qu’elle était

    […]

     

    Être whacher n’est pas un choix.

    Il n’est pas de lieu où y échapper,

    pas de rebord où se hisser – comme un nageur

     

    qui sort de l’eau au soleil couchant

    en secouant les gouttes et l’eau simplement s’éparpille[29].

Ce qui a été considéré tout au plus comme une erreur d’orthographe par les commentateurs devient ici une action, un mode d’être : le « whaching », que Claire Malroux choisit de rendre en français par « guetter », évoque à la fois le geste de regarder et celui de veiller. Comme nous l’avons remarqué à propos de Rankine, c’est encore une fois un terme situé hors des normes langagières, indicible même – dans la mesure où il ne se dit pas, mais aussi dans la mesure où ce à quoi il se réfère apparaît innommable pour le « Je » –, qui permet au lecteur (Carson lectrice de Brönte, le lecteur du Glass Essay) de se hisser au rang d’exégète du texte. Par destin plus que par choix, le « whacher » se trouve toujours mis en marge de tous les systèmes – linguistique, générique, social – et contraint de les observer de l’extérieur.

Un double souci, à la fois de filiation au genre lyrique (la scansion du texte se fait par strophes ou par blocs de prose rythmée) et d’émancipation de celui-ci (la longueur de ces mêmes strophes ou blocs est inégale) unit les oeuvres de Carson et de Rankine. Corrélat d’une identité tiraillée entre la quête d’un centre et sa dissémination, la technique du montage permet aux deux autrices de soustraire images ou citations du contexte générique d’origine et de les resémantiser. Si, dans des textes comme Autobiography of Red (Carson, 1999) ou Don’t Let Me Be Lonely (Rankine, 2004), le recours aux notes de bas de page servait à appuyer le caractère savant du texte, The Glass Essay et Citizen se soutiennent à eux seuls, demandant à leur public de prêter foi à l’expérience obliquement autobiographique qui y est racontée beaucoup plus qu’à l’autorité d’un genre considéré a priori véridique. C’est pourquoi, dans les pages que Rankine consacre à l’affaire Materazzi-Zidane, les transcriptions des insultes échangées lors de la finale de coupe du monde 2006 sont entrecoupées par des citations tirées de Shakespeare, Franz Fanon ou encore James Baldwin :

Qu’il exprime son dépit. Les services que j’ai rendus […p]arleront plus fort que sa plainte (William Shakespeare).

Quand de telles choses arrivent, il faut serrer les dents, faire quelques mètres, échapper aux passants qui attirent l’attention sur vous, qui donnent aux autres passants l’envie soit de faire comme eux, soit de prendre votre défense (Franz Fanon).

Grosse merde algérienne, sale terroriste, négro (restitution de propos à partir d’une lecture faite sur les lèvres lors de la Coupe du monde).

Celui-là qui, chaque jour, est obligé d’arracher sa personnalité, son individualité, aux flammes dévorantes de la cruauté humaine sait, s’il survit à cette épreuve […] quelque chose quant à lui-même et quant à la vie qu’aucune école sur terre et qu’aucune église non plus ne sauraient enseigner. L’autorité qu’il acquiert il ne la doit qu’à lui-même et celle-là est inébranlable. Et cela parce que s’il veut subsister il lui faut voir au-delà des apparences, ne rien considérer comme acquis, deviner le sens derrière les mots. Nous entendons, puis nous nous souvenons (James Baldwin)[30].

Alternées aux fragments savants d’Othello, des Damnés de la terre ou de I Am Not Your Negro, les mots et les gestes des footballeurs sont réinjectés dans une plus vaste histoire de la colère noire qui va de la propagande antimusulmane dans l’Angleterre élisabéthaine (Shakespeare), à la violence coloniale en Algérie (Fanon) au ségrégationnisme américain des années 1877-1964 (Baldwin). Rankine met en somme ses lecteurs devant un ensemble de références que ceux-ci sont censés partager tantôt avec le « Tu » tantôt avec l’autrice. À travers les prises d’écran des émission-débats tout comme à travers les citations savantes, ils se retrouvent ainsi constamment déplacés entre l’espace privé du sujet d’énonciation et l’espace public qu’eux-mêmes habitent. De plus, en brouillant les frontières qui séparent les produits des médias de masse de ceux réservés aux élites intellectuelles, Rankine suggère que ces frontières sont fondées sur un principe trompeur proche de celui qui préside aux discriminations de race, de classe ou de sexe. C’est pourquoi son livre se compose de plusieurs couches de discours superposées, traversées par des échos à d’autres écrivains ou à d’autres figures du militantisme noir en même temps que par le verbiage de la communication publicitaire. Quel que soit le contexte d’où ces allusions sont tirées, chacune d’entre elles est filtrée par le langage et par la perspective du « Tu » lyrique : si certaines seront familières aux lecteurs, d’autres leurs paraîtront distantes, voire étranges.

L’essai lyrique : un choix de camp ?

Aussi lointains qu’ils soient par leur style et leur sujet, The Glass Essay et Citizen scellent un pacte similaire avec leur public. Celui-ci se trouve face à un objet au statut hybride, réunissant des éléments issus de la culture classique et d’autres issus de culture populaire qui peuvent être agencés librement, pourvu qu’on s’interroge sur la légitimité de la distinction entre ces deux sphères. Si la portée critique de cette opération est incontestable, le choix d’une écriture lyrique à la fois non-fictionnelle et non-autoritaire, appuyée sur une réflexion mais vide des prétentions universalisantes que l’imaginaire commun associe aux textes argumentatifs, n’est pas toujours suffisante pour dépasser entièrement le système des genres. Ces hybridations littéraires, peut-on se demander, permettent-elles vraiment de mettre en cause la séparation entre les genres ou ne finissent-elles pas par la renforcer ? L’essor de nouvelles sous-catégories se révèle souvent fondé sur un jugement tout aussi axiologique que celui qui est en place, par exemple, dans la triade romantique poésie épique – poésie dramatique – poésie lyrique. De plus, lorsque le poème se greffe à un genre savant mais personnel comme l’essai, on a souvent l’impression que son auteur cherche à se débarrasser à la fois des obligations formelles requises par la tradition littéraire et des obligations scientifiques requises par la discipline dont il veut traiter.

Les essais lyriques que nous venons d’analyser nous semblent se soustraire à ce risque. La posture quelque peu antiacadémique de Carson et de Rankine leur permet de se frayer un chemin dans un genre qui, tout en attirant l’attention du monde universitaire dont ces mêmes écrivaines sont issues, se veut accessible à un plus vaste public. Ce n’est cependant pas en raison d’une faiblesse théorique ou d’une maîtrise insuffisante des outils poétiques qu’elles nous paraissent avoir choisi la forme hybride. De même que l’essayisme à prétexte autobiographique qu’on trouve dans Le Journal de deuil de Roland Barthes ou dans Glas de Derrida avait pour but de contester l’hypocrisie d’une critique prétendument objective et en réalité vouée à encenser le rôle de l’auteur, Carson et Rankine font appel à l’essai ou au poème pour montrer leur refus de s’inscrire dans des catégories textuelles aux contours balisés. L’oscillation entre ces deux formes leur permet de souligner que les principes réglant le discours quotidien, le discours amoureux ou encore le discours politique sont tout aussi historiquement fondés (et donc potentiellement réversibles) que ceux qui président au classement entre les genres littéraires. La force persuasive de leurs livres ne réside alors pas tant dans les données d’expérience vécue qu’ils contiennent et qui permettent aux lecteurs de faire coïncider les personnes grammaticales (le « Je » pour Carson et le « Tu » pour Rankine) avec les personnes biographiques des autrices, que dans les outils formels grâce auxquels est produit un tel effet d’identification. Le recours au vers ou à la prose, à la narration ou à l’explication, les références savantes ou grand public, le choix de l’image ou du texte correspondent à la volonté de donner corps à une voix se levant d’un endroit situé en amont des conventions langagières et pourtant bien consciente de leur existence, ainsi que de celle du mur imaginaire qui sépare ce qui doit de ce qui ne doit pas être dit.

Carson elle-même a noté à propos d’un fragment de Sappho que la spécificité du discours lyrique consiste en un équilibre précaire entre distance et proximité de l’auteur avec son sujet d’énonciation. Bien qu’elles « se rapprochent, se rencontrent et semblent parfois sur le point d’échanger leur rôle, pareil[le]s à un homme se serrant la main dans un miroir[31] », ces deux identités demeurent bien distinctes et c’est en vertu de leur écart que des objets hybrides comme The Glass Essay et Citizen peuvent à la fois se reconnaître et se démarquer des traditions génériques (celles de l’essai et du poème) dont ils sont issus. Leur lyrisme n’est en fait pas plus critique que leur critique n’est lyrique : et c’est justement en ceci que le protagoniste du récit de Foster Wallace que nous avons cité en début d’article nous semble se tromper. Bruce a beau professer qu’un jour les discours seront purgés de toute trace d’ambiguïté pour devenir absolument univoques, étanches et imperméables, sa copine est plus clairvoyante que lui. Au cours d’une sorte de thérapie de couple elle résume ainsi le sujet principal de leurs disputes :

Il disait que, au bout d’un moment, la vraie poésie ne sera plus en mots. Il disait que la beauté glacée de la signification parfaite de symboles non verbaux fabriqués et leur relation par le biais de règles approuvées en viendra doucement à remplacer d’abord la forme puis le contenu de la poésie. Il disait qu’une époque meurt et qu’il entend ses râles. […] J’aime Emily Dickinson. J’ai dit que je n’allais pas faire semblant de comprendre et de le contredire, mais que ses idées sur la poésie allaient la faire paraître froide et triste. J’ai dit qu’une grande partie de la réalité des poèmes pour moi, quand je les lisais, tenait dans les sentiments. Je n’allais pas faire semblant d’être sûre, mais je ne pensais pas que des nombres et des systèmes et des fonctions pourraient faire ressentir quoi que ce soit à qui que ce soit[32].

Aussi naïfs qu’ils puissent paraître, les arguments de cette fille passionnée de Dickinson – autrice cérébrale s’il en est, qui a tout imaginé et rien vécu de ce qu’elle a écrit – posent un problème crucial dans le débat sur la poésie : celui de son actualité. Dans un monde où des catégories autrefois considérées universelles comme celles de genre, de sexe, de classe ou de race s’avèrent fondées sur des biais linguistiques en même temps qu’idéologiques, comment renouer l’expérience individuelle avec sa communication à l’aide d’un médium partagé ? Contrairement à Bruce et à son projet d’éteindre la poésie à coup de mathématiques, les oeuvres de Carson et de Rankine témoignent du fait que la hiérarchie des discours est construite sur cette même ambiguïté. Face au constat que la poésie ne peut plus – n’a jamais pu – parler pour tout le monde, elles ne choisissent pas la voie de l’adieu à la littérature, mais celle de son déplacement dans des zones moins centrales, voire périphériques, du champ des savoirs.