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Pas de lyrisme sans dialogue

Ossip Mandelstam

La certitude d’une lecture assurée serait la première niaiserie ou la plus grave trahison

Jacques Derrida

La lutte d’Apollon et d’Hermès

Quoi qu’en suggère le mythème apollinien, qui table sur une allégorisation de l’instrument comme image de la poésie et des puissances civilisatrices qu’on lui prête, la lyre aurait pour inventeur Hermès, le frère vespéral et duplice d’Apollon dont la vocation interprétative – herméneutique – l’éloigne du geste lyrique, expressif, que la pensée moderne attribue au poète, ou mimétique, que lui confiaient les Anciens. Figure des carrefours et des déambulations libres, amateur des «  choses cachées, que ni les dieux ni les hommes ne parviennent à voir[1] », émetteur de signes hermétiques et patron de la mystification, Hermès transmet aux mortels la parole des dieux ; il assure le passage de celle-ci entre les royaumes sans l’immobiliser dans une interprétation prédéterminée, la laissant chatoyer de son plein gré. L’émissaire, en effet, maintient vive la circulation du sens, visant à le conduire au-delà de lui-même, dans une démultiplication des possibles qui pérennise son action grâce à la dynamique de reprise et de relance qu’elle engage. Si Hermès « était le dieu qui ne pouvait être attaché : il ne pouvait être limité, immobilisé, enfermé ; il échappait à toutes les contraintes[2] », nulle parole ne parvient à en retenir la présence singulière ; de cette dernière, le messager, qui n’en est que le vecteur, demeure donc absent. Ainsi en va-t-il de l’éthique de l’herméneute, contraint de s’effacer derrière l’oeuvre glosée dont il n’est qu’un faire-valoir. Difficile, dès lors, de réconcilier la fonction ancillaire de l’interprète, qui commande un discours neutre et transitif, à l’énonciation lyrique à laquelle il reste pourtant originellement lié[3]. Tandis que le lyrisme, du moins dans son entente moderne la plus usuelle, accueille dans la langue l’expression singulière du « je », le commentaire prescrit une entière ouverture à l’oeuvre et à son altérité, qu’il lui incombe de décrypter et de véhiculer sans en infléchir le sens. Si bien que, quelle que soit la direction par laquelle nous appréhendons le syntagme « lyrisme critique », la tentation est forte d’en conclure à la stérilité de l’oxymore, dans la mesure où le discours interprétatif, qui nécessite une suspension réflexive, une prise de distance avec la subjectivité, viendrait naturellement inhiber l’enthousiasme et la faculté d’enchantement propres au lyrisme.

À l’évidence, les frontières ne sont pas à ce point étanches et il serait par ailleurs malvenu de vouloir faire de l’accentuation intimiste à laquelle le romantisme l’a soumis un invariant historique du lyrisme. Ce serait là, d’une part, négliger le second versant définitoire de la notion, son rapport d’indissolubilité avec le chant qui est pourtant historiquement plus significatif. Conservant la musicalité de la lyre qui le nomme, même lorsque le poème s’est affranchi du melos pour se réfugier dans le silence de la page, le lyrisme chercherait à évoquer ce temps originel d’unisson entre poésie et musique, à même de restaurer le lien de coappartenance entre le sujet, le langage et le monde via la présence plénière de la voix chantée – quitte à confier au lyrisme la tâche de faire résonner, dans ce hiatus qu’aucun poème, désormais, ne peut prétendre colmater, la mélodie spectrale dont l’absence creuse la langue. D’autre part, ce serait oublier que la dépossession était pour les Anciens la condition de la création poétique et que l’aède inspiré, habité du souffle divin et s’absentant à lui-même, relaie le chant de la Muse à qui il prête sa voix : « Chante, déesse, la colère d’Achille… » Au commencement de la littérature occidentale, l’effacement du sujet au service d’une récitation qui, comme le souligne Jean-Luc Nancy, passe d’abord par, et dans, une écoute : « Écouter, c’est résonner : laisser vibrer en soi les sons venus d’ailleurs[4] ». Exorbité de son acception habituelle d’expression subjective du moi, ce lyrisme élargi rappelle que la résonance est au coeur de toute expérience esthétique – l’aïsthesis grecque, la faculté de percevoir par les sens, a donné lieu à une nébuleuse étymologique dans laquelle s’inscrit l’audire latin, à savoir l’écoute.

Certes, entre la geste lyrique originelle et notre condition postmoderne, deux ou trois milles ans ont passé, ponctués par l’avènement cartésien du sujet, puis sa mort présumée : comment, dès lors que le sujet se débat avec sa consistance et doute de son appartenance, la poésie trouve-t-elle le moyen d’« accompli[r] l’implication directe d’un sujet dans l’écriture[5] », qui serait, selon Jean-Michel Maulpoix, la dimension lyrique du poème ? C’est justement à cette manière incertaine d’habiter la langue que Maulpoix reconnaît la modalité critique du lyrisme, cette propension moderne de l’écriture à se mettre elle-même en question, en oeuvre et en crise – au sens plein, donc, du terme critique : « L’expression “lyrisme critique” peut ainsi être entendue soit de manière intensive, comme caractéristique d’une situation moderne de la poésie qui se retourne avec anxiété sur elle-même pour accuser ses leurres et ses limites, soit de manière extensive, valant pour le lyrisme en général, perçu comme un état critique du sujet et de la langue[6]. » Parce qu’il défait les couplages usuels des mots et des choses et redonne au monde, privé des repères de l’intellection, une plasticité nouvelle ; parce qu’il exige de nous des « mises au point successives du sujet et de son rapport au monde[7] », le langage poétique, en tant qu’il livre une expérience extrême de la langue, serait essentiellement critique, à la fois mise en crise, toujours rejouée, du statu quo du discours et modalité pensive du langage, opérant dans les angles morts de la philosophie. État critique du sujet dans la langue, état critique qui a pour objet la langue : le lyrisme perplexe du poème[8], qui « aspire à se prolonger en sa critique ou en son commentaire[9] », module à nouveaux frais la revanche d’Apollon sur Hermès.

De déclamateur qu’il fut, voilà le poète contraint d’être à l’écoute d’une langue qu’il ne possède plus et qui, a fortiori, le ravit à lui-même dans un sentiment d’étrangeté – à soi, au monde – allant croissant. Et c’est dans la tenue d’une écoute donc, et non dans la déclamation d’un émoi, que le sujet désincarné, déporté[10], disséminé, manifesterait sa présence dans le langage. Une écoute qui ne serait au fond rien d’autre qu’un lyrisme en négatif, au sens photographique du mot, qui répondrait du monde en s’en faisant l’écho, qui témoignerait d’un sujet ouvert et résonnant, à défaut d’être raisonneur, dont la situation se confond, au bout du compte, avec celle du récepteur. Écrire, comme le propose Jean-Christophe Bailly, c’est prendre le pouls du monde comme on lance une sonde, dans l’attente que ça résonne[11].

Ce détour par la poésie, lorsqu’elle se fait critique, laisse présager une permutation des rôles d’usage entre le poète et le critique. La responsabilité du poète, appelé à répondre de son écoute, le critique la lui dispute en se tournant cependant moins du côté du monde que de celui de la littérature. L’interprétation, qu’elle désigne celle de l’acteur ou de l’exécutant d’une partition musicale ou qu’elle vaille, comme ici, pour l’herméneute oeuvrant à rendre intelligibles des contenus autrement inassimilés par un lecteur, requiert un investissement de l’être qui, s’exposant, se compromet. Elle est, soutient George Steiner, « un acte d’approfondissement et de réponse qui rend sensible le sens[12] » et qui, du fait qu’elle soit réponse, est forcément responsable : « J’appellerai responsable (answerable) une réponse interprétative soumise à la pression qu’implique la mise en action d’une oeuvre. L’expérience authentique de la compréhension, lorsqu’un autre être humain, lorsqu’un poème nous parlent, est une réponse responsable (responsible)[13]. » Certes, Steiner préconise, contre la surenchère du commentaire, la fréquentation directe des oeuvres d’art qui, affirme-t-il, « sont aussi une critique dans un sens plus spécifique, plus pratique[14] » ; quoi qu’ait pu en penser le philosophe, il n’en demeure pas moins que le travail pensif de l’essai critique exige toujours a minima une implication sensible et, partant, une incarnation en formes de la pensée qui, ce faisant, s’excède. C’est là, dans la mise au diapason d’une lecture aux inflexions, aux rythmes qui signent la manière d’une oeuvre, dans ce complexe d’échanges, d’emprunts et de relances, que la relation esthétique peut véritablement advenir. Et le critique, entrant dans le rythme du livre, l’accueillant en lui pour s’en faire le porte-voix, affleure comme subjectivité dans sa manière singulière de phraser l’oeuvre décrite, de lui imprimer comme malgré lui son propre pli. Hermès a beau relayer intégralement le message des dieux sans interférer avec son contenu, impossible de ne pas entendre le « grain » de sa voix, cette modalité du chant identifiée par Barthes qui laisse entendre le corps, c’est-à-dire la présence, sans le rabattre sur l’identité d’un sujet.

Le lyrisme de la critique – ainsi est-ce l’hypothèse que j’aimerais déplier – surgirait dans la conduite ouverte d’une lecture, sorte de mise à l’écoute d’une oeuvre dans laquelle le soi ferait ricochet, non pour se donner en spectacle, mais pour faire vibrer et amplifier la singularité d’une interprétation comme « une disposition de résonance[15] ». Cet engagement sensible de la pensée serait corollaire de la révolution, au coeur des années 1950-1970, des façons d’envisager l’écriture, la pensée et les pratiques de lecture. Tout particulièrement, la tentation lyrique de la critique, au moment où le structuralisme, dans un « rapprochement subit de l’espace littéraire avec le travail scientifique[16] », signe l’impersonnalité de son langage, répondrait d’un sujet plus que jamais en défaut de consistance, se ressaisissant dans les survivances, les traces d’une sensibilité engagée, faute d’être incarnée dans une identité établie. Si écrire, désormais, « c’est, à travers une impersonnalité préalable, […] atteindre ce point où seul le langage agit, “performe”, et non “moi”[17] », lire ne se résume plus à « [r]établir ce que l’auteur a voulu dire », mais à libérer « ce que le lecteur entend[18] » lorsqu’il travaille corporellement le texte, lorsqu’il y réplique affectivement, stylistiquement, éthiquement en s’en faisant à la fois l’écho et l’agent de perversion – c’est-à-dire en se joignant au partage sans cesse rejoué de la dissémination du sens.

Entre la lyre du poète et le lire de l’herméneute se situe l’écoute comme mode de subjectivation à l’oeuvre dans la rencontre avec l’autre, comme désir de prolongement de l’autre en soi et, ce faisant, de sortie hors de soi. À l’aide de cet ouvreur du commentaire à la densité de l’essai qu’est Maurice Blanchot, je voudrais à mon tour ouvrir une réflexion à partir de l’écoute, en faire davantage qu’une métaphore gratuite visant à maintenir sous respirateur artificiel le fantasme synesthésique, un lieu où penser la critique comme ouvroir d’une lecture incarnée et ouverture au multiple de l’être, en tant qu’ils pérennisent l’expression singulière et toujours rejouée d’une voix qui rayonne – et qui résonne – par-delà la question du sujet.

Un lyrisme paradoxal

À cette interpénétration entre la lyre et le lire, procès dans lequel j’inscris le lyrisme de la critique blanchotienne, doit néanmoins préluder quelques éléments définitoires, ne serait-ce que dans l’ambition de dresser contre quel repoussoir s’élabore ce lyrisme du commentaire. Que l’histoire du lyrisme, en tant que registre d’expressivité, soit liée à celle de la subjectivité, soutenue par l’affirmation progressive de la valeur de la vie individuelle et de la définition de la notion du sujet, explique sans malaise l’infléchissement critique que lui reconnaît la modernité, lorsqu’elle ne cherche pas tout bonnement à en nier la survivance autrement que par la négation, la quête ou la mise en procès – à cet égard, Dominique Rabaté rappelle que « [l]e sujet lyrique n’est pas à entendre comme un donné qui s’exprime selon un certain langage, la langue changée en chant, mais comme un procès, une quête d’identité[19]. » À suivre ce constat, néanmoins, on oublie trop aisément qu’avant le xixe siècle, la lyrique réfère d’abord à des formes, celles de poésies chantées au son de la lyre ou en en imitant les mélismes, et que « le lien entre subjectivité et poésie lyrique (au sens moderne) importe bien moins que des variables comme la fonction publique du texte, son contenu objectif, le mètre et, à l’origine, le type d’accompagnement musical[20] », même si, conformément à la poétique antique, les formes « renvoie[nt] précisément à une attitude existentielle[21] ».

Une tendance à la simplification excessive s’ajoute d’autant plus à cette réduction historique par laquelle nous tronquons d’ordinaire le lyrisme. Le sujet lyrique, même le plus romantique, n’a jamais prétendu faire une modalité immédiate d’expression langagière de l’épanchement sentimental : en d’autres termes, même chez Lamartine ou Hugo, « il n’y a pas de lyrisme romantique sans interrogation sur la possibilité même de parler singulièrement, à titre individuel[22] ». L’interrogation du moi, en péril de disparition, aurait donc toujours été le champ de travail du lyrisme, et de la poésie plus largement, et le « je » projeté hors de lui-même, le propre de l’énonciation lyrique – vieux mythe platonicien de l’enthousiasme s’il en est. Tout se passe comme si le lyrisme avait également pour corollaire une manière d’être au-dehors et ce, même en ce qui concerne les formes dans lesquelles il s’énonce. Comme le rappelle Guido Mazzoni, « [a]vec le Romantisme, le lyrisme étend sa zone de pertinence : ce n’est plus une notion spécifiquement poétique, mais une catégorie esthétique universelle […]. Dorénavant, tout ce qui a partie liée à l’expression artistique de la subjectivité peut être dit “lyrique”[23] ».

À l’extériorité du sujet, banni, désormais, du socle d’une conscience qui serait transparente à elle-même, et dont « l’ouverture au monde, à l’autre et au langage fait de lui un “étrange en dedans - en dehors”[24] » ; à l’élargissement du lyrisme hors des frontières de la poésie, par un débordement qui serait certes expressif, mais également rythmique, correspond une troisième instance d’extériorisation de la notion : l’élan vers un idéal, perdu le plus souvent, a fortiori en régime moderne, qui situe la parole, et le sujet qui s’en fait le dépositaire, dans un émargement permanent à l’égard du sens. Ce lyrisme en exil, hors-sol, appelle un arsenal critique inédit qui ne serait plus le fruit d’une énonciation poétique mais, à l’inverse, exigerait d’être capté de l’extérieur, par le moyen d’une écoute critique. Celle-ci engagerait une mise en sourdine de la voix du locuteur et, conséquemment, la circulation – atténuée et lointaine – du chant, peu importe qu’il s’affirme comme tel ou qu’il se réduise à l’état de bruissement, de murmure ou de rumeur.

Derrière le chant des Sirènes

Théoricien de l’image aveugle au coeur de la fascination, qui éblouit le regard et neutralise l’image en sollicitant, paradoxalement, la pulsion du voir, Blanchot semble tenir la musique à une distance respectueuse de son oeuvre, comme si « le silence admirateur dans lequel il l’entretient[25] », en dépit d’aptitudes pianistiques présumées remarquables par son biographe, requerrait une égale retenue dès lors qu’elle passait du côté du langage. Au premier abord absente de sa focale esthétique, à moins d’être annexée à des configurations littéraires, romans ou mythes, desquelles elle participe[26], la musique blanchotienne n’est jamais tant structurante dans l’économie de l’oeuvre que lorsqu’elle s’ouvre à l’ensemble du tissu sonore, murmure, rumeur, bruissement, voix, plainte ou chant sans timbre qui composent les tropismes infra-musicaux d’où fuite l’écriture. À l’affût de ces percepts, l’instance lectrice blanchotienne s’essaie à différentes postures, qui sont autant de comportements, de gestes, de coups de sonde, là encore, qui le placent en situation d’écoute. C’est du moins ce qu’infère l’un des interlocuteurs de L’Entretien infini : « Le mot entendre, pour cet acte d’approche [littéraire], conviendrait mieux que le mot lire. Derrière les mots qui se lisent, comme avant les mots qui s’écrivent, il y a une voix déjà inscrite, non entendue et non parlante, et l’auteur est, auprès de cette voix, à égalité avec le lecteur : tous deux, presque confondus, cherchant à la reconnaître. » (EI, p. 482) L’arraisonnement de l’oeuvre exige une disposition singulière, la tenue en bordure de significations qui sache tendre l’oreille aux mots et au silence qui les sertissent.

Plus rarement appréhendée à l’horizon d’une acoustique de la critique, dans laquelle les conduites de lecture épousent une diction, c’est-à-dire « l’écho du texte dans lequel le texte se fait et s’écrit, s’ouvre à son propre sens comme à la pluralité des sens possibles[27] », l’herméneutique impossible poursuivie par Blanchot trouverait dans l’écoute un analogon. Du moins, elle y puiserait un modèle particulièrement opératoire à travers lequel penser l’expérience littéraire en tant qu’elle fait advenir la rencontre avec la rumeur « impersonnelle, errante, continue » (EI, p. 484) sous-jacente à l’oeuvre, qui en est aussi bien la condition de possibilité que la ligne de fuite par où s’éprouve « la dispersion » et s’« échappe l’unité »[28]. C’est d’ailleurs comme force de saisissement immédiat, « omniprésen[ce] dès qu’il est présent[29] », que le sonore, « à la fois avancée, pénétration, insistance, obsession ou possession[30] », rejoint la fascination en son règne, là où « celui qui vient appartient à la dispersion, à la fissure où l’extérieur est l’intrusion qui étouffe, est la nudité, est le froid de ce en quoi l’on demeure à découvert, où l’espace est le vertige de l’espacement[31]. » À la différence du regard, qui capte l’objet contemplé et le maintient à portée d’investigation, il y a une impossibilité inhérente à l’objet sonore – si tant est qu’on peut qualifier ainsi le son, au demeurant «  inréifiable[32] » – à se prêter à une démarche gnoséologique, qui exige une prise de champ, c’est-à-dire de vue : « Impossibilité aussi de cadrer un son, de focaliser l’écoute sur un détail, comme le regard peut le faire. Impossibilité de prendre du recul, de la distance, ou au contraire, de se rapprocher d’un son, pour mieux écouter ou écouter autrement[33]. » En ce sens, l’écoute appartient à l’expérience de la fascination décrite par Blanchot : « [É]couter c’est être “touché” sans jamais pouvoir toucher ce qui nous touche, sans pouvoir le saisir, le retenir. […] Écouter, c’est ne pas pouvoir maintenir […] présent[34]. »

Distincte de la vision, qui naît de la distance sécuritaire avec l’objet et favorise ainsi une maîtrise conceptuelle, la fascination relève d’un (dés)saisissement de l’être qui « le touche dans une proximité immédiate, […] le saisit et l’accapare, bien que cela le laisse absolument à distance » (EL, p. 30) ; elle gouverne, soutient Blanchot, la violence de l’entrée dans l’oeuvre en libérant « la pensée de cette exigence optique qui, dans la tradition occidentale, soumet depuis des millénaires notre approche des choses et nous invite à penser sous la garantie de la lumière ou sous la menace de l’absence de lumière. » (EI, p. 38) Dans la mesure où, placées sous le signe de la fascination, ni l’image ni l’écriture ne font proprement voir, entraînant le télescopage des distances et la dissolution du « partage d’un dedans / dehors[35] », le geste du critique requiert une disponibilité à cette réserve spectrale qui gronde comme de l’autre côté du langage et vers laquelle l’oeuvre tend irrémédiablement, au risque de s’y abîmer. C’est ce qu’illustre la relecture du chant xii de L’Odyssée, restreinte à la confrontation d’Ulysse au chant des Sirènes et, de facto, au refus d’écouter, qui ouvre Le Livre à venir : « Il y avait quelque chose de merveilleux dans ce chant réel, chant commun, secret, chant simple et quotidien, qu’il […] fallait tout à coup reconnaître, chanté irréellement par des puissances étrangères et, pour le dire, imaginaires, chant de l’abîme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abîme et invitait fortement à y disparaître. » (LV, p. 10) L’épisode fait de l’écoute la figure emblématique de l’écriture, en nouant l’épreuve du ravissement (LV, p. 10) – du rapt du sujet à lui-même – à la possibilité de l’oeuvre, et de la configuration technique d’Ulysse la démission de l’écrivain condamné à la sérénité d’une écriture de façade, en bordure de l’espace sans retour de l’oeuvre. En tant que modalité immersive voisine de la fascination qui ne consent d’entrave à sa captation – « Les oreilles n’ont pas de paupières[36] », rappelle Pascal Quignard –, l’écoute dépossède l’individu qu’elle habite alors comme une caisse de résonance, elle l’inspire à répondre aux voix et à répondre des voix qui l’engagent à s’engouffrer plus en avant vers l’oeuvre jusqu’à « cette région de source et d’origine » où la musique « avait elle-même disparu plus complètement qu’en aucun autre endroit du monde » (LV, p. 9). Les voix sourdes, « sans entente » (EL, p. 55), des Sirènes redoublent la trajectoire d’une écriture s’originant dans l’écoute et rendent explicite la nature privative de la musique, comme de toute expérience esthétique, dès lors qu’on prétend la consigner dans la graphie d’une scription[37]. Cette dernière, du reste, n’est jamais pour Blanchot que « le rythme, le poids, la masse, la figure, et puis le papier sur lequel on écrit, la trace de l’encre, le livre […] : non plus un nom mais un moment de l’anonymat universel, une affirmation brute, la stupeur du face à face au fond de l’obscurité […] sans l’homme qui l’a formé[38] ». Le langage de l’oeuvre expose la dépouille du sujet, vidée des inflexions sentimentales d’un « je » qui s’entêterait à vouloir se manifester : c’est d’un double tarissement du lyrisme que témoigne ce cadavre de l’écriture, par la désertion élocutoire – évadé, le moi emporte avec lui les marques de sa subjectivité – comme par la matité du silence qui en assourdit la possibilité même de réverbération. L’énonciation ne cherche plus à s’incarner comme voix, c’est-à-dire comme présence, mais elle s’est sédimentée dans une écriture, substrat brut et inerte contre lequel, néanmoins, un retentissement, grêle et incertain, peut se faire entendre, avec la précision unique de ce qui est sur le point de se taire. Ni voix ni musique céleste, l’écriture se creuse des traces étouffées de leur absence et ménage une cavité propre à accueillir l’écho hésitant du lecteur – écho sans timbre ni visage, in(-)ouï au sens plein du mot, mais qui s’inscrit néanmoins comme fantomatique présence. Un lyrisme en négatif, dans lequel le commentateur s’inscrit comme possibilité de résonance pour un chant inaudible.

Blanchot a évidemment assimilé la leçon mallarméenne de la « disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots[39] », sonnant le glas du lyrisme. Il semble s’en souvenir, avant même l’article éponyme du Livre à venir (LV, p. 303-332) qu’il consacre à la question, dans les pages de L’Espace littéraire où il cherche à résoudre l’équation de la « communication  » littéraire, entre le Noli me legere vécu par l’auteur et le Lazare, veni foras auquel obéit le lecteur. En amont, la forclusion de l’oeuvre qui, une fois devenue telle, éjecte l’écrivain en devenant pour lui l’illisible et l’inscriptible ; en aval, le « Oui léger, innocent de la lecture » (EL, 256), l’allègement de l’oeuvre du poids mort de son auteur[40]. Le lecteur, acquiesçant à l’appel du livre, accomplit, sur le mode majeur, ce passage à l’oeuvre insu de l’auteur, dans un pas de deux, qui est aussi un pas de danse, « avec un partenaire invisible dans un espace séparé, une danse joyeuse, éperdue, avec le “tombeau”  » (EL, p. 261). Dans cette danse macabre autour de l’oeuvre, mais également dans le lexique de l’appel et de la jubilation, de l’exigence et du don, se profile la rotation de cette « étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement[41] » dont Sartre faisait l’emblème de la relation littéraire. Or pour Blanchot, le mouvement de l’oeuvre ne conduit pas vers l’auteur, ce « médiateur par excellence[42] » selon Sartre, chargé de « dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur[43] », mais il porte l’oeuvre à la présence et à la puissance de son épaisseur, toujours dissimulée derrière le livre. De même, la plénitude ravie du lecteur, la légèreté de son assentiment n’autorisent pas plus la substitution du créateur par son lecteur car l’oeuvre, maintient Blanchot, se fait elle-même par l’accueil « toujours anonyme » (EL, p. 254) de celui qui lit – et non, du coup, par l’interrogation, la mise en question, encore moins par l’interprétation symbolique[44] qui ne sont jamais qu’un autre ensemble de cordages qui conjure l’incitation sans appel de l’oeuvre et en déforme l’entente : « [L]a lecture ne fait rien, n’ajoute rien ; elle laisse être ce qui est ; elle est liberté, non pas liberté qui donne l’être ou le saisit, mais liberté qui accueille, consent, dit oui, ne peut que dire oui et, dans l’espace ouvert par ce oui, laisse s’affirmer la décision bouleversante de l’oeuvre, l’affirmation qu’elle est. » (EL, p. 255).

L’écoute d’Orphée

J’en reviens à la question de l’écoute, chemin de traverse où l’auteur et le lecteur viennent à se rencontrer ou, plus exactement, interagissent à distance, dans la dé-coïncidence[45], ou la différance (Derrida), d’un appel et d’un renvoi, d’une diffusion et d’une diffraction :

Jamais le poète, celui qui écrit, le « créateur », ne pourrait du désoeuvrement essentiel exprimer l’oeuvre ; jamais, à lui seul, de ce qui est à l’origine, faire jaillir la pure parole du commencement. C’est pourquoi l’oeuvre est oeuvre seulement quand elle devient l’intimité ouverte de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit, l’espace violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir d’entendre.

EL, p. 35

Tout se passe comme si l’oeuvre déployait en ses parages une ligne de résonance reliant une instance auctoriale et son allocutaire de fortune, entre lesquels s’ouvrirait, dans le tracé mobile des envois et des renvois, l’aire d’un espacement. Ce dernier, qui « n’a pas d’en-soi, n’a pas d’essence, n’a rien en propre, et n’existe que comme ressource d’une expérience […] spatio-temporalisante toujours en attente et jamais achevée[46] », préserverait l’oeuvre, et le tremblement de son être, dans une événementialité sans terme et sans limite. Or, si tant est que cet éternel murmure poursuit son cours dans l’immensité du Dehors et qu’il sonne en-deçà de la parole, encore faut-il qu’une résistance en interrompe le flux et lui oppose sa frappe pour que, de sonance, il nous parvienne comme ré-sonance. Autrement dit, la signifiance de cette rumeur originelle exige, pour être, la présence d’un destinateur, aussi mobile ou errant soit-il, qui puisse en répondre comme résonance. Par celle-ci en effet se devinent, en relief, les coordonnées retrouvées du sujet, qui signe sa lecture, son écriture ou, s’il combine les deux fonctions, l’écriture de sa lecture, des traces matérielles à même de dénoter des manières singulières d’être sensible. Ainsi Blanchot :

Lorsque, dans une oeuvre, nous en admirons le ton, sensibles au ton comme à ce qu’elle a de plus authentique, que désignons-nous par là ? Non pas le style, ni l’intérêt et la qualité du langage, mais précisément ce silence, cette force virile par laquelle celui qui écrit, s’étant privé de soi, ayant renoncé à soi, a dans cet effacement maintenu cependant l’autorité d’un pouvoir, la décision de se taire, pour qu’en ce silence prenne forme, cohérence et entente ce qui parle sans commencement ni fin.

Le ton n’est pas la voix de l’écrivain, mais l’intimité du silence qu’il impose à la parole, ce qui fait que ce silence est encore le sien, ce qui reste de lui-même dans la discrétion qui le met à l’écart.

EL, p. 22

Un lyrisme aphasique, saisi dans l’accentuation des silences, vient réinscrire la présence tacite de l’être comme modulation du lire. Comme souvent chez l’essayiste, la subjectivation opère par la négative, dans le défaut d’une intériorité qui, perdurant dans sa réserve, demeure néanmoins la seule trace d’une présence, comme en stéréoscopie. On intègre alors, comme par la bande, le circuit d’Orphée et cette logique du clignotement entre l’émergence au jour et la plongée dans la nuit du motif phonique d’Eurydice, dont la disparition charnelle atteste, en creux, sa survivance sonore : « [D]ans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue » (EL, p. 227). L’étonnant close-up sur le regard d’Orphée, au moment où il se détourne pour faire face à l’interdit, ne signale pas autre chose : alors que l’on s’attendrait à ce que le texte se concentre sur la voix de l’aède, figure lyrique par excellence, c’est le voir qui retient ici Blanchot, comme si la musique orphique, et toute musique par ailleurs, était vouée à se tapir dans le silence d’une écriture. Il n’y aurait donc de bruissement de la langue, pour Blanchot, que dans la surdité d’un timbre qui en est le tombeau et la perpétuité. Danielle Cohen-Lévinas le résume admirablement : « Se retourner vers cette rumeur, vers une Eurydice devenue mère de la littérature, constitue pour l’écrivain la seule façon de faire émerger le silence d’où sortira l’écriture. Le retrait du chant est concomitant de l’écriture. Il est la condition de l’écriture[47]. » Mais il est aussi, aimerais-je ajouter, une manière de prolonger post-mortem les vibrations spectrales de ce chant, le silence n’étant jamais que le prolongement de la musique.

Entendre « l’habileté d’un contrechant[48] »

Exprimé, quoique non-articulé, ce lyrisme qui s’énonce et s’esquive dans la part sensible d’une écriture serait donc « la vibration sonique non réductible au signe et au mot[49] » qui travaille toute écriture et qui, par le fait même, guide la lecture dans le champ magnétique de l’oeuvre. C’est là que se joue la relation critique, ainsi comprise comme résonance, dans une tension vers l’autre – le texte – qui renvoie, par ricochet, à l’étrangeté d’un soi qui se ressaisit dans le retour d’un écho. Dans la mesure où elle suppose la réactualisation, ou le redoublement, du travail de l’écriture en train de se faire, la critique blanchotienne, déployée dans une conduite attentionnelle à l’écoute des réserves du langage, se donne dans la réverbération de celui qui « entend un langage sans entente » (EL, p. 55) :

La critique ne fait donc que représenter et poursuivre au dehors ce qui, du dedans, comme affirmation déchirée, comme inquiétude infinie, comme conflit (ou toutes ces formes) n’a cessé d’être présent à la manière d’une réserve vivante de vide, d’espace ou d’erreur ou, pour mieux dire, comme le pouvoir propre à la littérature de se faire en se maintenant perpétuellement en défaut[50].

Se tenant au plus près de la quête de l’écrivain, dont il épouse les traces, les tournures sans s’arroger la longueur d’avance d’un « pas au-delà », le commentateur ne saurait néanmoins rémunérer la faute d’Orphée en sauvant Eurydice des profondeurs de la nuit. À défaut de détenir les clefs herméneutiques qui ouvriraient les portes de l’interprétation anagogique, il s’en remet à l’écoute d’une écriture dont il revisite à la fois « l’indécision d’une chose incertaine, […] son inquiétude, la richesse de son indigence, l’insécurité de son vide […], l’angoisse et la légèreté d’un moment de passion  » (EL, p. 270).

La pratique blanchotienne du commentaire exige donc un renoncement explicatif, une morale de la passivité, pourrait-on dire, et de l’accueil au tout-venant du texte sans tenter la moindre traction pour glaner des bribes de sens à faire remonter à la surface du langage. Regrettant d’avoir péché par excès d’enthousiasme, basculant dans la réécriture, via « une prose approximative », du « mouvement qui est le don du poème » (VV, p. 20) – il s’agit des Poèmes de Samuel Wood de son ami Louis-René des Forêts –, Blanchot dénonce cette habitude critique dont il voudrait se départir tout en l’épinglant à l’horizon d’une praxis du commentaire : « Comme j’aimerais pouvoir dire le rythme qui, prolongeant le vers antique, lui donne une gloire sombre, parfois solaire – le sublime dans la simplicité – et voici que, par ces épithètes, j’étouffe les voix qui nous appellent et nous attirent vers le point ultime » (VV, p. 20). Curieux ravissement que crée chez le commentateur l’oeuvre poétique, qui réactive la tension entre la lyre et le lire dont le corpus critique de Blanchot ne cesse d’alimenter le refoulement : l’oeuvre tardive de Des Forêts renvoie le critique à sa condition ancestrale, en une image miroir par laquelle il comparaît comme figure lyrique dans l’échec de la tâche du critique :

C’est pourquoi, à mon tour, je me tairai, incapable de supporter l’insuffisance du commentaire et de rétablir le fil conducteur entre les éléments d’un discours qui tenterait de nous faire entendre les ultima verba, hantise de la fracture définitive.

Ô Ostinato, ô amère beauté.

VV, p. 26

Au terme d’une trajectoire littéraire marquée par l’effacement du sujet et le renoncement au récit, voilà que les marqueurs du lyrisme font retour, dans un nouage entre la rhétorique du sublime et la métaphysique du désastre : à l’inscription pronominale bien assumée (procédé d’exception chez Blanchot, qui privilégie l’impersonnel du neutre) couronnée par l’interjection « ô » correspond la voix cassée d’une parole impuissante à retrouver la ligne continue – le legato – du chant inaugural. Le hiatus formé par la répétition de la voyelle, obligeant à marquer la pause, comme un bégaiement (o-o), pour conjurer l’aspiration vers l’abîme creusé, deux fois plutôt qu’une, par cet O inaugural, ruine de plus belle, sur le plan rythmique, la complétude originelle et désormais impossible du sujet dans la langue, cette « fracture définitive » qui tenaille le locuteur lorsqu’il cherche à franchir le pas vers un idéal de la communication littéraire. À la rondeur du caractère, miroitant celle du sens perdu, correspond l’impératif du silence vers lequel s’ouvre – en se refermant – le texte de Blanchot. Alors que l’interjection « Ô » élève poétiquement l’oeuvre de Des Forêts, l’effusion lyrique débouche, une fois le critique contraint de fixer son vertige, sur la résignation de son impossibilité sublime, que laisse entendre le syntagme oxymorique d’« amère beauté ». Le signifiant emphatique par excellence, tracé mimologique de la bouche bée, intervient en lieu et place de la clausule du fragment, nous abandonnant au seuil de l’indicible : feignant de lever les barrières, le « Ô », en tant qu’« anticipation vocale des possibilités ouvertes[51] », démunit l’herméneute de la possibilité de poursuivre. Venant après le « Ô » plein et poétique du sujet lyrique, le « Ô » amer du critique désigne au contraire le néant qui s’est substitué à l’idéal, et qui cohabite désormais avec l’écriture. Les indices du lyrisme romantique, dont l’expression d’un rapport au divin perdu est une constituante essentielle selon Jean-Michel Maulpoix, sont ici réunis : « Ce qu’il lui importe de dire, c’est sa condition d’être déchiré entre une condition fatalement terrestre et un irrésistible désir d’infini. Rejoindre le divin ou se rejoindre soi-même est en fin de compte la même chose : c’est pourquoi la poésie romantique demeure profondément chrétienne[52]. »

Se taire, donc, pour libérer l’écoute originelle : ce sont là l’éthique de la lecture et l’expérience moderne du poète tenues ensemble par la figure de l’anacrouse. La notation musicale sert d’ailleurs d’insigne sous laquelle Blanchot déplie le triptyque critique qu’il consacre à Des Forêts :

[J]’entendrai l’expérience (le contretemps) de Louis-René des Forêts comme une sorte d’anacrouse. L’anacrouse est sans doute chez les Grecs un simple prélude, celui par exemple de la lyre. Dans des exemples du xixe siècle, elle se complique : dans la première mesure, l’inaugurale, rien ne s’entend ou un ton si faible qu’il semble faire défaut et par là dure sans durée ou plus qu’il ne dure, de sorte qu’après lui ou à partir de lui la note enfin frappée s’élève jusqu’à un éclat parfois prodigieux, éclat ou élan si fort qu’il ne peut que retomber – chute – dans un nouveau silence. Ainsi l’avant et l’après se déplacent et ne se fixent pas dans un lieu déterminé, sans que l’oreille exercée y entende la confusion d’un pêle-mêle.

VV, p. 42

Ce décalage à la source du commencement, qui prépare l’attaque en différant l’origine dans une antériorité déjà hors de portée, participe également de la dynamique fragmentaire vers laquelle l’écriture blanchotienne tend de plus en plus, au nom de l’entretien infini d’une résonance produisant des rapports nouveaux. Dans sa critique du fragment schlégelien[53], dont il réprouve la clôture autotélique, Blanchot insiste plutôt sur la nécessité de son ouverture, de « l’intervalle (attente et pause) qui sépare les fragments et fait de cette séparation le principe rythmique de l’oeuvre en sa structure » (EI, p. 527). L’écart, ici, n’est plus seulement la désignation du manque de complétude, qui « renvoie à son sens muet, indisponible, interdit et toujours latent » (EI, p. 289) mais possibilité d’un report infini, expansion acoustique d’une parole qui s’offre à la dissémination et s’ouvre à la résonance. Dans la méditation autour de Des Forêts poursuivie par Blanchot, l’anacrouse fait dépendre le sujet de cet espace, et l’ancre dans une diachronie existentielle écartelée entre « le silence de l’infans [qui] est toujours la précession de la parole » (VV, p. 41) et la voix singulière du je s’élevant pour exprimer un présent toujours déjà perdu. « Contretemps qu’imitera en vain l’habileté du contrechant » (VV, p. 44) : cette structure en contrepoint[54], qui se forme dans la stratification de la voix du poète cherchant à renouer avec la parole primitive, reflète précisément la position du commentateur dont l’insertion dans le texte premier fonde une étrange polyphonie à contretemps. Comme le faisait remarquer Christian Doumet à propos du traducteur, la tâche du critique, apparentée à celle de l’écrivain, table sur l’intuition « qu’au fond de la langue gît toujours une langue autre à l’écoute de laquelle se tiendraient ceux qui s’adonnent à de telles pratiques[55]. » Elle exige une réceptivité au retentissement d’une voix sourde, creusant le texte sous les significations littérales, abstraites des mots, et vibrant dans sa frappe contre la mémoire affective, culturelle, « démentielle[56] », d’un lecteur-interprète, dont la faculté de résonance permet au sens de s’élargir, de se différer sans fin en laissant toujours vive une ouverture – une signifiance – par laquelle se laisser, indéfiniment, désirer. Blanchot l’énonçait déjà avec force, quarante ans auparavant, à l’occasion du célèbre article de Critique, « La littérature et le droit à la mort », que reprendra La Part du feu : « Car le lecteur ne veut pas d’une oeuvre écrite pour lui, il veut justement une oeuvre étrangère où il découvre quelque chose d’inconnu, une réalité différente, un esprit séparé qui puisse le transformer et qu’il puisse transformer en soi[57]. » S’il phrase l’expérience d’une oeuvre lue, éprouvée dans sa dimension ex-statique – source d’une sortie hors de soi –, c’est pour mieux restituer, à travers les modulations de rythmes, de volumes et d’allures conférées par la voix singulière d’un critique, ce qui, de l’oeuvre première, demeure comme son irréductible différence. Son irréductible restance, pour reprendre un terme derridien. C’est donc également « en vain » que le contre-chant critique cherchera à donner à entendre cette syncope au coeur de l’oeuvre, au coeur de l’être, en filant – pour reprendre la métaphore barthésienne de la textualité-textile susceptible d’être « “filée” (comme on dit d’une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages[58] » – ce palimpseste infini, demeuré à jamais en défaut de clef.

« L’écoute parle[59] »

Filons, en dernière instance, le sillon de cet autre traqueur du bruissement de la langue dans les chemins de traverse qu’il partage avec Blanchot. Comme ce dernier, Barthes tend l’oreille aux rythmes, aux modulations, aux virtualités sémantiques et aux sous-couches d’une oeuvre pour faire « du tempo un élément constituant du sens [et] de la lecture elle-même un texte[60] ». Représentant l’envers positif et hédoniste de la négativité blanchotienne, Barthes a beau s’incorporer textuellement avec beaucoup plus d’adhésion que son fantomatique contemporain et opposer au chant funèbre de la parole la jouissance de la lecture, il n’en demeure pas moins que l’écoute constitue, pour l’un et l’autre, la chance, qui est aussi le risque, d’une écriture. Écouter un texte, c’est, dit Barthes, se tourner vers « la dispersion même, le miroitement des signifiants, sans cesse remis dans la course d’une écoute qui en produit sans cesse de nouveaux, sans jamais arrêter le sens[61] » ; c’est le lire comme « tapissé de peau, un texte où l’on puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chair profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage[62]. » In fine, retrouver la voix en prenant la charge de lui répondre ; et de cette réponse du lecteur, établir les assises d’un lyrisme de la critique.

On peut demeurer fidèle à Blanchot, tapi dans la réserve impersonnelle du critique, au coeur de l’inquiétude littéraire ; ou bien s’affoler avec Barthes dans « l’hémorragie permanente [du sens] par où la structure […] s’écroulerait, s’ouvrirait, se perdrait[63] », chassé-croisé entre désir d’émulation et pulsion d’insurrection ou, mieux, de perversion, tenant ensemble écrivain et lecteur dans un « mouvement de relance réciproque[64] ». Quoi qu’il en soit, le legs d’Hermès prolonge toujours la tâche apollinienne en « port[ant] plus loin le désir de dire[65]. » Et quelque part au coeur d’un estrangement à soi, l’écoute du critique devient vocale et pousse la note, dans un désir de laisser résonner son engagement dans les rythmes de l’autre : « Rencontrant le critique, écrit Blanchot, le poète rencontre son ombre, l’image, un peu noire, un peu vide, un peu contrefaite, de lui-même » (EI, p. 480) ; mais rencontrant le poète, et l’écrivain plus largement, le critique lui aussi se reconnaît : « [L]e texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore : c’est cela pour moi[66] ! »

On en revient donc à l’origine, au théorème antique de la théa selon lequel « [q]ui écrit écoute et s’engage dans son écoute, par son écoute[67] » pour y répondre et répondre d’elle : « Cette chose est elle-même théa : elle est le sens et elle est le désir de dire, elle en est le partage infini[68]. »