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Dans l’ouvrage intitulé Stanze, Giorgio Agamben décrit le livre de critique comme un lieu à l’origine d’une attente de résultats ou alors de thèses formulées et d’hypothèses de travail à accomplir[1]. Ce n’est pas le premier sens donné au mot de critique dans la philosophie occidentale, où il « signifie plutôt enquête sur les limites de la connaissance, c’est-à-dire sur ce qui ne peut être précisément ni posé ni saisi[2] ». Agamben se réfère au Cercle d’Iéna et au projet de « poésie universelle progressive » qui visait l’abolition de « la distinction entre poésie et discipline critico-philologique »[3]. Il décrit une condition essentielle à l’existence de la critique : l’inclusion en son sein de sa propre négation. Serait critique toute parole qui défie sa propre existence en touchant à ce qui jamais ne pourra proprement lui appartenir.

Le XXe siècle ne connaît, selon le philosophe, qu’un seul texte remplissant cette condition : Ursprung des deutschen Trauerspiels de Walter Benjamin[4]. Le danger qui guette la tradition de la critique telle que Benjamin la conçoit réside dans le fait d’associer les mots de critique et de création sans prendre en compte la part de négativité qui participe des deux. Le poète et philologue alexandrin Philite était « ποιητής άμα και κριτικός, “tout à la fois poète et critique”[5] ». Si l’artiste peut encore aujourd’hui être considéré comme un critique, la communauté des deux termes, que l’on retrouve unis dans le syntagme lyrisme critique, n’est pas à chercher du côté de la création nécessaire à toute critique, mais de celui de leur rapport commun à la négativité. En ce sens, le lyrisme critique est une création de négativité. Les raisons pour lesquelles nous avons décidé d’illustrer ses enjeux par le rapprochement de la philosophie d’Agamben et de celle de Benjamin tiennent non seulement au fait qu’Agamben est un lecteur assidu de Benjamin, mais aussi et essentiellement à cela que les deux philosophes se sont intéressés au rapport que la création poétique entretient avec la négativité, et ce, en investissant des objets très éloignés l’un de l’autre dans le temps  : le XIIIe siècle toscan pour Agamben et le drame baroque allemand pour Benjamin. Dans la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque, Benjamin écrit :

La critique, de même que les critères d’une terminologie […], voilà qui ne peut se constituer à partir du critère externe qu’est la comparaison, mais seulement de manière immanente, en développant le langage formel de l’oeuvre, ce qui fait surgir son contenu aux dépens de l’effet produit. À cela il faut ajouter que ce sont précisément les oeuvres significatives qui se situent en dehors des limites du genre, pour autant qu’elles ne l’inaugurent pas ou bien qu’elles le représentent quasi idéalement. Une oeuvre significative : ou bien elle est le fondement du genre, ou bien elle en est la négation, et quand elle est parfaite, elle est les deux à la fois[6].

Une oeuvre significative est alors à la fois fondatrice et dernière dans sa perfection et dans son idéalité. Elle se situe toujours d’emblée à la lisière entre l’absolument nouveau – ce qui est négation de ce qui est déjà vu et accompli comme genre, fin et négation de celui-ci – et sa non-reproductibilité, ironie de tous les classiques dont l’exemplarité est à jamais imitée et trahie. L’oeuvre d’art, écrit Agamben, « n’est rien d’autre que le procès de son autonégation ironique : un “néant qui se néantise”, ou un “dieu qui s’autodétruit”, selon la définition prophétique, quoique malveillante de Hegel[7] ». L’ironie négative qui fonde le geste créatif est plus profonde, plus absolue que l’ironie provisoire de la dialectique : elle est « négativité absolue et sans appel, qui ne renonce pas pour autant à la connaissance[8] ».

Agamben identifie trois traits qui permettent de comprendre les raisons de son étude sur le XIIIe siècle toscan et, de façon particulière, sur la question d’amour dans la poésie de Cavalcanti, de Dante et encore dans la poésie romantique. Le premier trait est que la critique est liée à la philologie. Le second est que le rapport amoureux du philologue au texte n’est pas à entendre au sens métaphorique. Le troisième est que l’objet par excellence de la critique philologique est la poésie amoureuse, dont l’objet se dérobe sans cesse. Premièrement, le travail de la critique est lié à une dimension philologique : loin de pouvoir posséder un texte, ce que le philologue peut et doit faire, c’est mettre en exergue la difficulté de sa compréhension des textes, de l’appropriation de leur contenu. Un philologue authentique complique l’exposition de tout rapport au texte. L’exemple choisi par Agamben est l’ironie romantique des frères Schlegel qui n’a pas encore été étudiée, en termes philologiques et scientifiques, comme exemple de « fondation critique des sciences humaines »  : « [C]ar si dans les sciences de l’homme sujet et objet s’identifient nécessairement, l’idée d’une science sans objet n’est plus un plaisant paradoxe, mais la tâche la plus sérieuse peut-être qui incombe à la pensée de notre époque[9]. » Non seulement, donc, le sujet et l’objet de l’investigation dans les sciences de l’homme coïncident, mais cette superposition correspond à « une négativité absolue et sans appel, qui ne renonce pas pour autant à la connaissance[10] » et qui au contraire la déjoue. Cette conscience est « revendiquée par la critique comme son caractère spécifique » : « [C]omme toute quête authentique, la quête critique consiste, non point à retrouver son objet, mais à assurer les conditions de son inaccessibilité.  »[11]

Deuxièmement, le lien entre la critique et son objet ne peut être pensé que dans son rapport à l’intensité avec laquelle le même objet se défile à toute tentative d’appréhension. Cet échappement est la motivation de l’activité du philologue. Agamben est ici très proche de la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque. La recherche du philologue, dans l’attention portée à l’origine et à l’originalité des textes, est analogue à celle du critique telle qu’elle est décrite par Benjamin. En effet, pour Agamben, la fidélité du philologue est celle de montrer comment la forme permet l’échappement du saisissement du contenu. De même, pour Benjamin, le critique est celui qui ne montre pas le sens du texte de façon positiviste, mais qui met en évidence les stratégies d’évitement dans les rapports entre le texte et son objet. Cet évitement qui est l’objet du critique se présente à celui-ci aussi comme une intuition sur le caractère fuyant de l’origine de l’oeuvre. À des époques différentes de l’histoire de la littérature et de la philosophie de la littérature, il s’agit bien, pour Agamben comme pour Benjamin, d’avoir recours à des formulations analogues de la tâche du critique. De ces formulations émerge à notre sens le trait le plus saisissant de ce que nous appelons lyrisme critique et qui est non seulement l’activité critique qui vise le saisissement de la difficulté du rapport qu’un texte entretien avec son objet, mais également la faculté de tout texte poétique à garder l’insaisissable comme son bien le plus précieux.

Ainsi le lyrisme critique serait-il une faculté à la fois extrinsèque et intrinsèque du texte poétique. La négativité constitutive de ce texte n’est pas la sereine assurance du second mouvement de la dialectique hégélienne, dont on sait toujours qu’elle sera comblée par l’Aufhebung. Si elle est constitutive, c’est que la forme de l’expression poétique relance sans cesse la nécessité d’une interruption dans l’interprétation en empêchant ainsi toute édification de l’interprétation univoque du texte. Cette interruption n’est pas une trouvaille ultime du poète et du critique, du poète comme modèle du critique, mais un mouvement de relance : la négativité ici à l’oeuvre n’est pas un constat d’échec, mais une relance pour l’interprétation. Cela a en commun avec le mouvement amoureux la non assurance à soi du sujet aimant dans son rapport au dire de son amour. Le texte produit de lui-même les voies de son abondance herméneutique, de même que le sujet lyrique ne parvient jamais à combler le besoin de composer un discours à la hauteur de son amour et de l’origine de celui-ci. En effet, pour Benjamin l’objet du texte est « l’origine qui ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin[12] ». L’origine est un mouvement, « un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître[13] », elle ne se donne pas à connaître, elle n’est pas « dans l’existence nue, évidente, du factuel[14] ». Son rythme est double : elle restaure et restitue, mais elle ouvre sur l’inachevé, l’ouvert, l’à parfaire  : « [L]e chercheur organise le monde pour le disperser dans le domaine de l’idée en le divisant de l’intérieur dans le concept. Son point commun avec le philosophe, c’est l’intérêt qu’il prend à effacer la simple réalité empirique, et avec l’artiste, la tâche de la présentation[15]. » Se tenant entre la figure du philosophe et celle de l’artiste, le philologue d’Agamben ou le chercheur de Benjamin, ont pour objet la présentation de l’effacement du monde dans le domaine de l’idée et parce que « les idées sont des constellations éternelles », les phénomènes qui s’y perdent sont dispersés pour mieux être sauvés[16].

Troisièmement, l’exemple choisi par Agamben pour prouver le rapprochement entre amour et critique en introduit un autre qui est également une thèse avancée dans Stanze : l’activité critique ne saurait être décrite sans évoquer la question amoureuse, et cela parce que ce qui, par excellence, répond à la définition de l’objet de la critique est amour, à savoir ce qui sans cesse se dérobe à la connaissance. Amour n’est donc pas un exemple, un objet parmi d’autres de la critique, mais le lieu d’un questionnement sur le savoir, sur la nature de l’intellect, son expérience est celle d’une recherche sur un non savoir. C’est seulement à partir de celui-ci qu’il est possible de parler de la critique, de son mode, de son registre. En mai 2015, devant l’auditoire du Collège de France, Agamben aborde autrement la même problématique en affirmant que la puissance critique de l’expérience de l’amour réside en son lieu, à la lisière entre le corporel et l’incorporel : « [A]ux limites du corporel et de l’incorporel, les fantasmes de l’imagination sont l’extrême scorie que la combustion de l’existence individuelle abandonne sur le seuil de l’éternel et du séparé, et c’est dans cette difficile et temporaire conjonction que se consume intégralement l’expérience de l’amour[17]. »

Amour, tel qu’il est chanté dans la poésie du XIIIe siècle, est par conséquent un lieu incontournable pour Agamben, qui écrit en philologue et en critique. Si le Moyen Âge toscan est l’époque rêvée par le philosophe et le théoricien de l’activité critique, l’âge d’or de la critique, c’est parce qu’au nom de l’amour, les activités poétique et philosophique se tiennent à une distance exemplaire. Et la tenue de cette distance est une autre façon de définir le rôle de la critique.

À la question de savoir ce qui est jalousement gardé par le trobar et par la poésie toscane du XIIIe siècle, Agamben répond en faisant référence à un oubli qui est un fait de l’histoire de la pensée occidentale : « [I]l s’agit de cette scission entre poésie et philosophie, entre parole poétique et parole pensante, qui appartient depuis si longtemps à notre tradition culturelle que Platon pouvait déjà la décrire en son temps comme une “vieille inimitié”[18]. » La conséquence de cette séparation dans la parole occidentale est une polarisation de l’expression, partagée entre le poétique et le philosophique. Ainsi, selon une interprétation amplement partagée en Occident et qui est, dans la philosophie de Platon, l’élément implicite de la critique de la poésie, celle-ci « possède son objet sans le connaître et […] la philosophie le connaît sans le posséder[19] ». Cette scission témoigne d’une « impossibilité où se trouve la culture occidentale de posséder pleinement l’objet de la connaissance (car le problème de la connaissance est un problème de possession, et tout problème de possession est un problème de jouissance, c’est-à-dire de langage)[20] ».

Giorgio Agamben présente la poésie de Guido Cavalcanti comme l’un des lieux d’une union préalable à la polarisation « schizophrénique », décrite par Aby Warburg dans ces termes : « [D]ans notre culture, la connaissance […] est partagée entre un pôle extatique-inspiré et un pôle rationnel-conscient[21]. » Le caractère hégémonique que l’époque moderne confère à la critique platonicienne de la poésie fonde l’idée d’une expression occidentale « divisée entre une parole qui, inconsciente de soi et comme tombée du ciel, jouit de l’objet de la connaissance en le représentant sous une forme belle, et une parole qui a l’avantage du sérieux et de la conscience, mais ne peut jouir de son objet faute de savoir le représenter[22] ». Cette problématique est également traitée par Benjamin dans la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque : « Connaître, c’est avoir. L’objet de la connaissance lui-même se définit par le fait que la conscience – transcendantale ou non – doit en prendre possession. Il conserve ce caractère de possession. La présentation est secondaire par rapport à cet objet possédé[23]. » Toutefois, la connaissance qui est une possession conduit à des réponses et non pas à la vérité. Benjamin fait référence à la théorie des idées de Platon et rappelle que la vérité réside en « la présentation d’elle-même », « elle est donnée en même temps comme une forme  »[24]. La beauté des idées réside en leur forme impénétrable et éternelle. Si la connaissance plonge dans le particulier, la vérité est unité à laquelle il est possible d’accéder par assemblage, par juxtaposition, comme dans la composition de tesselles dans l’art de la mosaïque :

C’est à partir d’éléments isolés et disparates que se fait l’assemblage ; rien ne saurait donner une idée plus puissante de cette force transcendante, que ce soit celle de l’image sacrée ou celle de la vérité. Plus il est difficile de les mesurer directement à la conception fondamentale, plus la valeur des fragments de pensée est décisive, et c’est d’elle que dépend l’éclat de la présentation, tout comme celui de la mosaïque dépend de la qualité de l’émail[25].

Ainsi parvenant à la possession, le philosophe manquerait la jouissance que seule peut assurer l’attention portée à la beauté de la forme. Platon le dit dans LeBanquet. Benjamin écrit que Platon assigne à la vérité le rôle de garant de l’être de la beauté. Si la vérité avait un contenu, celui-ci serait la beauté : « Mais celui-ci n’apparaît pas dans le dévoilement, mais bien plutôt dans un processus que l’on pourrait désigner analogiquement comme l’embrasement du voile entrant dans le cercle des idées, un incendie de l’oeuvre, où la forme atteint son plus haut degré de lumière[26]. »

La forme portée à son plus haut degré de beauté disparaissant dans la lumière est l’une des plus belles définitions que l’Occident pourrait proposer du poème. L’entrée du poème dans le cercle des idées, son accomplissement dans la beauté formelle interdit au critique le Holzweg, la fausse route : il faut décrire la perfection de la forme et la façon dont celle-ci fait fonction de bouclier contre la possession de la connaissance.

Les pôles extatique-inspiré et rationnel-conscient au sein de notre culture ne s’annulent jamais réciproquement, ils coexistent en sublimant leur abîme commun, la non-annexion de l’autre. La cristallisation de ces deux pôles, du moins d’un point de vue théorique, aurait également entraîné, pendant des siècles, une attitude philosophique visant à transcender le formel – une philosophie qui ne saurait prendre conscience de ses limites formelles – et une poésie qui aurait « négligé de se donner une méthode et une conscience de soi[27] », qui aurait donc oublié son penchant métacritique. D’où la conclusion d’Agamben, selon qui l’époque moderne finirait par « oublier, du coup, que toute poésie authentique vise à la connaissance, de même que toute véritable activité philosophique vise à la joie[28] ». Or il faudra ici considérer la connaissance, visée de la poésie, comme possession, donc jouissance, et la joie, visée de la philosophie, comme recherche de l’accomplissement formel. Les visées des deux pôles ne viendraient donc pas coïncider, mais se croiser, et à ce croisement tiendrait le caractère inséparable des activités poétique et philosophique.

Il faudrait ici tenter une explicitation de ces trajectoires dessinées par la poésie et par la philosophie. Agamben reconnaît en la fin du Moyen Âge un moment privilégié de ce croisement disciplinaire pour les poètes et pour les philosophes. Le fil qui tient ensemble les deux pôles est celui qui relie le trobar à la poésie toscane du XIIIe siècle et au modernisme. C’est la thèse selon laquelle amour est pensée : « [T]oute étude du problème de l’amour implique nécessairement une quaestio de intellectu[29]. » Cette pensée, dans le croisement théorique sur l’abîme qui sépare poésie et philosophie, est un lieu où une attention particulière est portée à la forme : dans l’Averroïsme et dans la poésie de Cavalcanti, « toute quaestio de intellectu […] est toujours aussi une quaestio de visu[30] », à savoir questionnement de la production imaginative qui est précisément ce qui permet d’unir, de conjoindre, chacun des hommes avec l’intelligible. Amour n’est que forme, dit le premier postulat du trobar, amour est immoderata cogitatio dit la poésie toscane du XIIIe siècle. Amour est forme et pensée renouvelées et renouvelantes, comme le rappelle Ezra Pound en entrelaçant les références au trobar et au Doux Style Nouveau.

En s’opposant aux lectures traditionnelles de la Canzone dottrinale, selon lesquelles, pour Cavalcanti, l’amour serait « une passion de la partie sensible de l’âme[31] » et comme telle étrangère à l’intellect, Agamben montre qu’« il s’agit […] pour Guido non pas de séparer l’amour de l’intellect, mais, au contraire, de penser leur conjonction à travers la forme vue et imaginée[32] ». Ainsi, dans « Intelletto d’amore », Agamben montre précisément la façon dont Cavalcanti représente l’unicité irremplaçable de l’expérience poétique, « la possession de ce dont on ne peut jouir[33] », « l’entrebescamen textuel du fantasme, du désir et de la parole[34] ». En poète, Cavalcanti est un adepte de la philosophie averroïste. Ses compositions poétiques donnent littéralement forme à l’une des questions cruciales de l’averroïsme, un noeud spéculatif central du Grand Commentaire du De Anima d’Aristote : la question de l’intellect unique. Celle-ci ne doit pas être entendue dans le sens d’une séparation irrévocable entre les individus et l’intellect. Cette séparation est seulement le point de départ à partir duquel concevoir la conjonction, que les traducteurs latins appellent copulatio et continuatio : la poésie d’amour est littéralement la production des images, la fantasmatique, qui permet la conjonction, le rapport, le toucher entre les individus et l’intellect. C’est presque comme si, à la question simple que l’on aurait pu lui poser, celle de savoir si l’intellect serait jamais à la portée des hommes, Cavalcanti avait répondu positivement : amour, avec la production infinie de ses images hallucinantes et hallucinées, permet l’élévation du sensible à l’intelligible. Dans les mots de Jean-Baptiste Brenet :

Averroès […] dans son Compendium de la Métaphysique, lui aussi relève que ce qui meut l’amant n’est rien que la forme (sūra) de l’aimé qu’on roule en soi. Quelle forme ? Non pas l’intelligible absolu que son intellect appréhende, mais celle, singulière, que convoque son imagination : son fantasme.

## Lorsqu’on dit de l’intellect qu’il se meut vers l’objet d’amour, il ne faut pas y voir une métaphore qui traduirait la tendance à l’accomplissement. Pour décrire le processus d’acquisition intellectuelle, Averroès pose que « nous nous mouvons vers la jonction » (dicimur moveri ad continuationem), et cela recouvre chez lui une véritable physique de la pensée. Les caractéristiques de cette physique – ou de cette cinématique, plus exactement – apparaissent lorsque le Commentateur précise sa conception du rapport entre le mouvement et sa fin. […] « Le mouvement […] ne diffère pas de la perfection vers laquelle il va […]. Le mouvement, en effet, n’est rien d’autre que l’engendrement partie par partie de cette perfection […] vers laquelle tend le mouvement »[35].

Ainsi, la copule qui entraîne les individus vers l’intellect est rendue possible par la production des images qui, en soi, est déjà mouvement vers l’intellect à la fois touchable et inatteignable. Ce qu’Averroès appelle intentio ymaginata est mouvement de la création poétique de Cavalcanti, mouvement du corps vers l’intellect, « un néant qui se néantise » en ceci que cette imagination, production d’images, en menant vers l’accomplissement la tendance de l’amour, entraîne une vision non pas du sujet pour soi, mais du sujet puisant, regardant dans le possible de l’infini de l’intellect unique. Le fantasme, la dame aimée par le poète et lui apparaissant, est d’une perfection céleste. Elle seule – et cela littéralement dans le cas de Béatrice dans le Paradis – conduit le poète vers l’immoderata cogitatio. Pour Agamben, « dans le Roman de la rose, le dieu d’amour demeure auprès d’une source qui n’est rien que le miroir périlleux de Narcisse – ce qui n’est pas pour le Moyen Âge le symbole de l’amour de soi, mais de l’amour pour une image[36] ». Cette image n’est pas le pur, propre et identique à soi de l’expérience physique, c’est une personne absolument nouvelle, fruit de l’imagination et de la création poétique, comme dans la ballata XXXII, évoquée par Agamben  :

Amor, che nasce di simil piacere,
dentro lo cor si posa
formando di disio nova persona ; (15-18)
Amour, qui naît d’un semblable plaisir,
à l’intérieur du coeur se pose
formant de désir une nouvelle personne ;

Le vers 18 est la restitution littérale de la définition de la prosopopée dans les dictionnaires de rhétorique contemporains de Cavalcanti : « [P]rosopopeia est conformatio novae personae, quando scilicet res non loquens introducitur tanquam loquens / la prosopopée est la figuration d’une personne nouvelle, lorsqu’une chose ne parlant pas est introduite comme parlant[37]. » La res non loquens, qui est le fantasme en tant qu’intention imaginée, intentio ymaginata, dans la philosophie d’Averroès, ressemble et fonctionne de façon analogue aux senhals des troubadours et aux fantasmes des stilnovistes : « Beatrice, Giovanna, Monna Lagia, Primavera, évoquent chaque fois dans le répertoire poétique la nuova persona, la prosopopée du fantasme qui rend possible l’union de l’individu avec l’intellect séparé et, par elle […] la béatitude[38] ».

Ainsi toute stanza de la poésie de Cavalcanti réussit l’impossible tâche d’une présentation de l’irreprésentable – être avec le fantasme est une forme de béatitude, de participation de l’intellect – : la forme des images est « un échappement vers le haut », vers « la réception de l’intellect théorétique[39] ». Pour le dire avec Alain de Libera : « [L]e but est l’oubli, et l’oubli le moyen. La récompense est l’effacement, la disparition du sujet “dans l’instant de l’acquisition”[40]. »

Dans ce mouvement vers le haut, les yeux jouent un rôle cardinal. Au sujet du lien entre les yeux et le coeur, Roubaud écrit, en décrivant un topos du trobar que « la vue de la dame, son regard, ont conduit l’amour jusqu’au coeur[41] » et c’est « à l’intérieur du coeur » que « se pose » le plaisir qui forme « de désir une nouvelle personne » dans la ballata XXXII de Cavalcanti. Les 52 compositions qui forment l’ensemble des Rimes de Guido Cavalcanti disposent l’espace poétique en l’organisant à l’intérieur d’un régime de visibilité. Le signifiant oeil y acquiert le rôle fondamental de la distribution des parts et des places dans l’économie de l’événement amoureux tel qu’il est décrit par le poète. Dans les compositions de Cavalcanti, la vision acquiert un caractère de concrétude. Cela induit Maria Corti à écrire que le poète « pénètre de façon si vivante et avec un regard si précis les images de ses propres apparitions que l’écart vers une réalité abstraite devient impossible dans sa poésie[42] ». L’averroïsme avéré de Cavalcanti nous induit à croire tout le contraire. En effet, la poésie de Cavalcanti est, dans son ensemble, vouée à l’élévation intellectuelle, mais seulement pour ceux qui sont à même d’interpréter le réseau complexe de ses références et de ses renvois à la philosophie aristotélicienne, telle qu’elle fut traduite au Moyen Âge dans le Grand Commentaire d’Averroès, et à la façon dont elle circulait auprès des poètes philosophes de l’entourage de Guido le Florentin. À ce propos, l’essai « Intelletto d’amore » d’Agamben montre que Cavalcanti « se révèle non seulement un lecteur attentif du Commentator, mais aussi un philosophe en lui-même original[43] ».

Dans Stanze, Agamben rend hommage à Dante pour avoir su dire, dans un tercet célèbre du Purgatoire[44], l’essentiel de la construction pneumo-fantasmatique qui a un rapport avec le langage poétique : « [I]l y a là, en même temps qu’une physiologie, une doctrine de la “béatitude d’amour” et une théorie du signe poétique[45]. » C’est à elle qu’il est toujours nécessaire de revenir pour décrire le lyrisme critique parce que « c’est seulement chez les poètes du dolce stil novo que s’opère la fusion complète des théories de l’amour et du pneuma[46] ». La doctrine pneumatique de Galien, auteur du De Hippocratis et Patonis placitis, permettait en effet d’établir la circulation des esprits comme « un quid medium entre l’âme et le corps » visant la réduction de « la fracture métaphysique entre visible et invisible, corporel et incorporel, être et paraître[47] ». Les poètes du dolce stil novo y parviennent par une théorie du poétique comme transposition, restitution d’une dictée provenant des esprits d’amour. Cette inspiration est située « à l’extrême limite entre corporel et incorporel, signifiant sensible et signifiant rationnel[48] ». La nouveauté introduite par le tercet du Purgatoire dans lequel Dante affirme composer sous la dictée de l’inspiration d’amour n’est pas, selon Agamben, « une intuition, ni […] un art poétique[49] ». Dante sort des sentiers battus de la sémiologie scolastique et inscrit la théorie du langage poétique dans la doctrine pneumo-fantasmatique qui relie fantasme, parole et désir. Le fantasme génère le désir, le désir est transposé en mots par le fantasme et la parole délimitée à l’intérieur du poème permet l’appropriation de ce qui est en constante fuite : l’intellect. C’est ainsi que se réalise le topos outopos de la poésie.

La référence à l’averroïsme permet d’interroger le rôle fondamental du fantasme dans la théorie du langage poétique de Dante, de Cavalcanti et de leur cercle. Dans un ouvrage intitulé Je fantasme, Jean-Baptiste Brenet écrit que, dans la philosophie d’Averroès, « il n’est pas de fantasme simple, sans fouillis[50] ». Ainsi la fonction de la faculté cogitative est d’intervenir pour dissocier l’agrégat du fantasme : « [E]lle est une puissance cérébrale de criblage dont le premier acte, par analyse, consiste à discriminer quelque chose du fantasme en débrouillant la confusion[51]. » Ce qui doit être distingué à l’intérieur du fantasme est, d’un côté, l’image, de l’autre, « le ma’nā, l’intention individuelle de cette image[52] ». Le ma’nā, « c’est l’acception d’un mot, sa signification, ce qu’on a à l’esprit – d’où vient, fidèle à la racine, le décalque latin d’intentio, c’est-à-dire la visée[53] ». Brenet en donne une définition encore plus saisissante lorsqu’il écrit que « le ma’nā, que les Arabes identifient par ailleurs au sens correct du rêve, serait ici comme le vouloir dire recouvert du fantasme[54] ». Le passage par la référence au rêve permet d’entendre l’acception iconique du ma’nā. Ce serait ce à quoi on accéderait lorsqu’on saisirait le « coeur », à entendre ici comme la faculté essentielle des êtres. Ce noyau est nommé par Averroès « différence » et la voie pour l’atteindre est la faculté cogitative[55]. À la question de savoir ce qu’est la cogitation, Brenet répond : « [L]e pouvoir astringent du sujet. Il cible les sujets ontologiques individuels qui ne sont pas sensibles par soi ; il nous donne d’en faire les sujets grammaticaux de nos énoncés. Cogiter offre à l’homme du monde son phrasé[56]. » Cogiter offre à chaque poète son phrasé et dans la mesure où la cogitation trouve son origine en l’unicité du fantasme, il serait possible de dire que la théorie du langage poétique de Dante, fondée comme elle l’est sur l’unicité de la circulation pneumatique de chaque poète du dolce stil novo, est également une théorie du style. L’un des lieux de cette théorisation est le De vulgari eloquentia, qu’il serait possible de lire à l’aune de ce que nous venons d’écrire sur Cavalcanti, Dante et l’averroïsme.

Pour Dante, de toutes les formes poétiques, celle de la canzone est « la plus excellente » (DVE, II, iii, 3), « forme souveraine », « chanson par surexcellence »[57] (DVE, II, viii, 7). Nous sommes dans le livre II du De vulgari eloquentia, point à partir duquel Dante entreprend de qualifier et de définir la canzone en indiquant ce qui la distingue des autres formes poétiques. Entre le troisième et le huitième chapitre, le poète traite, dans l’ordre, trois questions qui le conduiront à une description plus précise de la beauté et de la bonté de la forme canzone : la mesure du vers (DVE, II, v, 1-7) ; les nobles constructions (DVE, II, vi, 1-8) et les mots de haute volée (DVE, II, vii, 1-7).

Dans la dernière question (DVE, II, vii, 1) qui concerne le choix des vocables grandioses, le critère de sélection est difficile à établir entre ce qui est l’effet de la véritable grandeur et ce qui est « oeuvre de fumée  ». Par la métaphore de la fumée, Dante introduit une limite à l’intérieur de laquelle le compositeur devrait se tenir. Cette limite est un sommet vers lequel le poète s’élève, mais une chute inexorable guette ceux qui essaient de composer outre sa mesure. La droite raison rencontre ici l’étalon de la vertu et ensemble ils ont fonction de garde-fou (DVE, II, vii, 2).

La forme est pour Dante l’habit de la pensée pourvu que celui-ci ne conduise pas à la juxtaposition des contenus illustres avec ceux qui leur sont inférieurs sans que les premiers se fondent parfaitement avec les seconds. Le mélange inabouti est à éviter parce qu’il est inutile (DVE, II, i, 10). Dante prône la séparation entre la forme et le contenu de la pensée qui se doit d’être l’effet de la maîtrise du poète. La forme et le contenu de la canzone, la beauté et la bonté de celle-ci ne correspondent pas, ce qui fait des tornate des éléments tout à fait traditionnels, toujours en dehors du sujet parce que la coïncidence entre la forme et le contenu du poème est impossible : « [Cependant] je dis à présent que la bonté et la beauté de tout discours sont l’une et l’autre départies et diverses, car la bonté est dans la signifiance, et la beauté est dans l’ornement des paroles ; et l’une et l’autre s’accompagne de plaisir, encore que par-dessus tout plaisante soit la bonté[58] » (DVE, II, xi, 4).

Si les mots ne sont pas à la hauteur de la pensée, si quoi qu’il en soit l’union de bonté et de beauté est toujours délicate, instable, difficile, c’est parce que la hauteur, la noblesse de la pensée, échappe à la forme qui devrait l’accueillir, la contenir, la protéger. Cette coïncidence ratée entre forme et contenu est le moteur de la création : elle relance à l’infini son processus, toute composition faisant déjà signe vers son dépassement en vue d’une rencontre impossible, mais toujours souhaitée entre la plasticité du poème et la pensée qu’il devrait contenir, mais qu’il est pourtant toujours déjà d’emblée en train de déborder.

Walter Benjamin exprime un rapport analogue entre forme et contenu dans les traductions. Il en va, comme chez Dante, d’une inadéquation entre un corps – la comparaison ici est établie avec le corps du roi – et l’étoffe du manteau qui l’habille :

Si, en effet, dans la facture de l’original teneur et langue participent d’une unité sans faille, à l’instar du fruit et de sa peau, en revanche la langue de la traduction enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis. Car elle fait signe vers une langue qui lui est supérieure et reste donc, quant à sa propre teneur, inadéquate, rude et étrangère[59].

Ainsi, pour Benjamin, la séparation entre pensée et forme, bonté et beauté, comme celle décrite et prônée par Dante au sujet de l’art de composer des canzoni appartiendrait plutôt à ce qui rend une traduction reconnaissable. En effet, le noyau du fruit, inscrit dans le même paradigme que le corps du roi, est lointain de la forme par laquelle le texte se produit et apparaît. C’est le signe du caractère temporaire, transitoire et donc toujours à venir du contenu de l’original. Pour traduire la pensée de Benjamin en des termes qui se rapprochent de ceux de Dante, la canzone originale et originaire serait déjà absente au moment où le poète commence à la composer. Son original, d’une saisissante splendeur intellectuelle, rendrait son contenu et sa forme parfaitement adéquats l’un à l’autre. Toutefois, le contenu de la canzone est intouchable dans sa perfection idéale. La forme peut seulement s’en approcher et l’esquisser parfois de près ou alors de loin comme le ferait le mouvement d’un manteau royal aux larges plis. Les volumes entraînés par les plis de ce tissu sont l’espace du renouvellement d’un contenu idéal, à venir, du dire de la poésie. La forme n’est pourtant pas indépendante du contenu, elle entraîne un rapport mimétique avec la fuite de celui-ci.

La raison en est que la forme de la canzone abrite un sens trop élevé, toujours destiné au dépassement, au débordement de la forme dans laquelle le poète l’emprisonne de façon temporaire, pendant le temps nécessaire à la composition d’un nouveau poème. L’extrait du livre II du Convivio, qui théorise une identité manquée entre la beauté de la canzone et la bonté de sa raison, est en partie proche de ce que Heidegger avance au sujet de la τέχνη (technè) « qui fait partie du pro-duire, de la ποίησις » et qui « est quelque chose de “poiétique” »[60]. Heidegger rappelle que jusqu’à l’époque de Platon, le mot τέχνη est associé au mot έπιστήμη (épistémè). Ensemble ils désignent la connaissance dans le sens le plus ample, la même qui encore était possible pour les poètes philosophes du doux style nouveau dans la poésie d’amore spirante, dont Agamben dit qu’elle fut « la seule théorie cohérente qui ait tenté de dépasser la fracture métaphysique de la présence ». Or ce dépassement est un lyrisme critique, l’événement, l’expérience de l’amour telle que Cavalcanti la conçoit, mais que seul Agamben parvient à relever (révéler ? Non, « relever » au sens derridien) dans sa différence : « [U]n penser capable de penser le non-penser[61]. »