Écrire pour garantir l’inappropriableWriting to guarantee the inappropriable[Record]

  • Guillaume Surin

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  • Guillaume Surin
    Université Jean Monnet

En commentant ainsi la « préface épistémo-critique » placée par Walter Benjamin au seuil de son essai Origine du drame baroque allemand, Gershom Scholem insiste sur la particularité du geste critique benjaminien – geste qui lui a d’ailleurs en partie coûté une carrière universitaire – qui cherche non pas à ouvrir l’accès à son objet mais à le protéger, non pas à l’exhiber en pleine lumière, mais à dresser autour de lui des murs de protection. Et c’est probablement dans cette perspective que Giorgio Agamben a pu faire de ce livre le seul ouvrage du XXe siècle méritant « d’être qualifié de critique » : après avoir inscrit cette idée de critique dans le sillage kantien d’une « enquête sur les limites de la connaissance », le philosophe italien déplace son attention vers ce qui peut justement conduire la connaissance à ses limites, et sur ce que cette considération peut entraîner sur les rapports plus généraux entretenus entre l’écriture et le savoir. Dès lors, face à un tel objet, l’écriture critique ne peut rester juste qu’en cherchant à en garantir l’inaccessibilité. Le geste critique viendrait de fait répondre à la forme par laquelle son objet s’est tout d’abord donné : transport, bouleversement, interruption – et tout particulièrement interruption de la lecture, du langage : livre posé, jeté, yeux clos, souffle coupé. Et comme réponse à cette émotion première, l’écriture critique ne peut, sans s’arracher à toute authenticité, arracher cet objet à ce qui en est l’espace d’expansion naturel, l’Umwelt, et doit accorder donc une attention centrale au langage et à l’écriture, et aux propriétés de ce matériau. C’est de ce point de vue que le lyrisme critique peut apparaître comme une formule à déplier, à approcher dans l’urgence de sa nouveauté. Ces deux mots apparaissent déjà bien sûr dans le titre d’un ouvrage de Jean-Michel Maulpoix à la résonance programmatique : Pour un lyrisme critique. Mais là où Maulpoix centre son étude sur la deuxième partie de la phrase de Baudelaire qu’il place en exergue, nous avons pour ce dossier fait le choix de nous pencher plus particulièrement sur cette « monstruosité » que représente la possibilité lyrique de la parole critique. Et ce, non pas dans l’idée de céder aveuglément au mimétisme ou à la fascination du critique envers son poète, mais, au-delà, d’oeuvrer afin de dépasser une séparation qui semble sous-tendre et orienter toute l’histoire de la culture européenne : le lyrisme critique doit ainsi, au-delà de l’union forcée de deux pôles en apparence irréconciliables – poésie et philosophie, sentir et savoir, extase et raison, ivresse et connaissance – être compris comme l’effort mené pour rejoindre et fonder un plan d’écriture traversant des catégories artificiellement séparées. Un tel Umwelt envisagé ici comme plan d’écriture est par exemple déjà révélé par le terme allemand Dichtung, que les partitions à l’oeuvre dans la langue française entre prose et poésie rendent intraduisible. Dès lors, le recours pour le travail critique à une écriture lyrique l’inscrirait dans un plan de signification traversant l’histoire de l’écriture, allant des chants sacrés amoureusement relevés par Pierre Clastres chez les indiens Guarani aux traces d’un cri retenu dans les Élégies de Duino de Rilke, traversant les textes brodés par Sophie Calle jusqu’aux tresses de la conceptualisation chez Gilles Deleuze. Œuvrant contre la séparation artificielle de l’assignation rationnelle de la critique et l’extase éblouie du lyrisme, le lyrisme critique mettrait en oeuvre une écriture dédoublant son attention entre l’articulation syntaxique des concepts et la plongée vers l’étoffe folle, ductile, de la langue. Dès lors, de son apparence oxymorique, monstrueuse, …

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