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Lire plusieurs romans français du XIXe siècle à la recherche des foules – dont on conçoit qu’elles se multipliaient en concordance avec l’accroissement des agglomérations urbaines et qu’elles se rencontraient fréquemment sur le territoire de la France en raison des conflits armés, formant ainsi tant un phénomène social d’ampleur qu’une expérience individuelle forte – permet d’en dégager des traits communs révélateurs d’un état de l’imaginaire social de l’époque et, du point de vue plus spécifiquement littéraire, de retracer des tendances scripturales qui l’expriment au fil de son évolution. Dans cet article synthétique, il s’agira dans un premier temps de répertorier les principales images qui circulent alors, puis dans un second temps, de relever deux procédés favorisés dans la prose romanesque du siècle qu’a préfacé la Révolution française. Cet inventaire raisonné des métaphores et motifs de la foule dans des romans canoniques du XIXe siècle qui ont contribué à leur évolution ne vise pas à classer les diverses espèces de la foule à la façon d’un bestiaire. Il a pour simple objectif de poser des balises au moyen desquelles il est possible de situer les scènes de foule dans la tradition littéraire moderne. 

Un répertoire métaphorique ancien

S’il n’est nullement question de prétendre que toutes les foules romanesques françaises du XIXe siècle sont formées d’un même bronze qui les immobilise dans une invariable posture[1], il faut reconnaître que les fictions dépeignant des rassemblements humains puisent à même un répertoire référentiel qu’ils ont contribué à consolider. Six grands systèmes de correspondances imagées se rencontrent dans les représentations romanesques de foules, si l’on effectue une coupe transversale dans le corpus global des oeuvres de l’époque, toutes catégories confondues :

  1. L’organisme unique, qui s’incarne soit :

    • a) dans un animal, le plus souvent un reptile, lequel connote tour à tour le danger, la servilité (par son déplacement rampant) et la traîtrise, en des images prenant un sens tout particulièrement puissant quand la foule décrite comporte essentiellement des ouvriers. Un autre cas de figure dans la veine animalière est le troupeau indifférencié, docile jusqu’à l’abattoir, qui est son inéluctable fin ;

      b) dans un corps gigantesque englobant tous les corps, tel le Léviathan de Hobbes, et au sein duquel un organe malsain ou une cellule cancéreuse peut contaminer promptement toutes les autres parties ;

      c) dans une machine, infernale ou non, mais assurément contrôlée par un centre directeur qui communique ses volontés par impulsions électriques ; le mécanisme inquiète davantage encore lorsqu’il revêt des attributs humains, quand il prend la forme de l’automate, par exemple ;

      d) dans un insecte, la préférence allant aux abeilles et aux fourmis, en raison de la forme de leurs habitations qui rappelle celle des villes, mais aussi de leur incessant labeur, si l’on adhère au préjugé de la composition prolétarienne de la foule peuplant les métropoles ;

  2. L’étendue d’eau, qui peut être configurée :

    • a) en un océan ou une mer, dont l’immensité impressionne et dont les mouvements continus de flux et de reflux des vagues endorment la conscience ;

      b) en un fleuve ou une rivière, dont le cours pratiquement immuable produit le même effet, l’image convenant spécialement aux démonstrations prenant place entre les bâtiments des rues ou les lignes des spectateurs ;

      c) en un torrent et parfois une avalanche, dont la force dévastatrice entraîne tout sur son passage ;

      d) en un déluge punitif ou rédempteur selon le point de vue porté sur l’événement ;

  3. L’étendue de terrain planté, que ce soit :

    • a) le champ ou b) la forêt : les deux images accentuent la similitude des spécimens réunis et pointent implicitement vers le travail de transformation de leurs éléments – les herbes dont on fait le foin, le maïs, le lin, etc., puis le bois –, lequel mobilise l’énergie physique mais ne demande presque pas d’effort mental, l’activité renvoyant par association au type d’hommes qui la pratiquent, les travailleurs manuels. Tant les pousses du champ que celles de la forêt se montrent passives face à une force opposée et réagissent sous l’impulsion de phénomènes éoliens ; la figure la plus courante représente le blé de la foule pliant sous la bourrasque de sa soudaine folie ou d’un discours enlevé prononcé par un chef charismatique ;

  4. Le vent impétueux, qui annonce puis forme :

    • a) un orage au vacarme résonnant dans l’espace, qui ranime des peurs ancestrales ;

      b) une tempête, pire, un cyclone ou un ouragan qui entraîne tous les individus et anéantit tout sur son passage ;

  5. Le feu, qui se décline :

    • a) en un incendie, également ravageur, principalement par sa propagation incoercible, mais dont la chaleur énergisante et la vision fascinante détiennent un potentiel d’attraction quasi magnétique ;

      b) en une forge où se fourbissent les armes de la révolte face à l’autorité, celles d’Héphaïstos qui devint boiteux en s’opposant à son maître et père[2] ;

      c) en un volcan aux explosions subites et souvent imprévisibles, avec ses coulées de feu qui s’allient à la force de charriage des rivières, ravivant des angoisses primitives par ses capacités destructrices, sa valeur de châtiment selon certains mythes élaborés à partir de l’antique Vésuve ;

      d) en une chaudière ou une marmite, dans le même ordre d’idées, mais restreint à l’imaginaire domestique ;

      e) en Enfer, comme on peut s’y attendre, signe du mal absolu même pour les non-croyants, peuplé de ses créatures diaboliques et séduisantes pour les âmes faibles[3] ;

  6. Les monstres mythologiques, hors de cet univers chtonien, que sont :

    • a) l’Hydre de Lerne ou le Typhon, son père, avec leurs têtes innombrables, ou la variante plus prosaïque de la bête horrible aux mille estomacs ;

      b) les Érinyes et les Harpies, qui attirent l’attention sur le rôle déterminant des femmes dans la frénésie violente, voire le délire meurtrier des foules ; la crainte de l’empire que peut prendre une seule représentante du sexe faible à la tête d’un rassemblement populaire, liée à celle des alcooliques selon Barrows, s’est fixée lors de la Commune : « [B]oth were received as irrational, impulsive, uncivilized, bloodthirsty, and dangerous[4]. » Zola, ne reculant devant aucune ressource tératologique, en fera la synthèse avec la horde de femmes castratrices de Germinal, manière de nymphe métamorphosée en géante à têtes multiples rappelant Scylla.

Ce dernier groupe souligne l’antique substrat mythologique de ces métaphores à la base desquelles se trouvent des images qui ont dépeint la foule depuis le début des agglomérations humaines. Les six catégories du répertoire de représentations qui vient d’être présenté ont à leur fondement des récits mythologiques ou bibliques, tels les récits du déluge, de l’incendie de Sodome et Gomorrhe, du partage de la Mer Rouge. Elias Canetti en présente plusieurs variétés comme des archétypes dans Masse et puissance[5]. Réifiés en formules convenues et ressassées à travers les millénaires, ces symboles archaïsants, s’ils sont reformulés, réinventés, resémantisés par les auteurs modernes, figent néanmoins bon nombre de discours communs sur la foule. Leur fixation discursive historique oblige l’écrivain novateur à trouver de nouvelles manières de décrire le regroupement humain, de le dire autrement que dans les termes d’un déferlement torrentiel débordant le lit du boulevard ou que dans le chromo du cri d’« un seul homme » au coeur unique résonnant comme un tonnerre devant le palais Bourbon. Ce n’est pas chose facile, tant les clichés semblent instinctifs lorsqu’il s’agit de la foule. Force est de constater que des reliefs et des scories de ces images foisonnent dans les romans modernes et survivent toujours sous divers avatars jusque dans les publications contemporaines.

La mise en texte de ces métaphores anciennes suppose ainsi leur réinvestissement. Leur sens se modifie en raison et en fonction du nouvel environnement textuel dans lequel elles sont insérées. Elles y entrent en contact avec des mots, des savoirs et des représentations qui circulent dans l’imaginaire social de l’époque à laquelle l’oeuvre est écrite. Plusieurs romanciers tirent aussi partie des référents modernes liés aux innovations technologiques, scientifiques ou urbaines : la puissance et la vélocité de la masse en marche peut ainsi être assimilée à celle du train à vapeur. Les mêmes métaphores se déforment sur le plan sémantique quand elles sont prises dans des jeux intertextuels et interdiscursifs, quand elles sont bousculées ou revitalisées par l’évolution linguistique. Des mots nouveaux altèrent leur sens initial et les mots de jadis, quand ils sont maintenus, n’ont d’évidence plus le même sens dans l’univers cotextuel du moment où le texte est publié (le même terme désignant le siège d’une ville ne signifie pas la même chose dans l’Iliade et dans un roman sur 1871). L’étude de toute foule romanesque ne doit donc pas négliger de mettre en valeur la présence d’un déjà-là – métaphorique, culturel, psychique –, mais elle aura constamment souci de montrer comment le travail formel proprement littéraire le déplace et le reconfigure, le détourne et le modifie.

Un héros collectif considéré à distance

Il est bien des types récurrents dans le grand roman réaliste du XIXe siècle : l’étudiant ambitieux, la prostituée maternelle, le bourgeois cocu ; la liste s’allongerait des lignes durant. S’ajoute à cette galerie de portraits d’individus à valeur collective une figure collective souvent considérée en tant qu’individu : la foule. On la croise à tout moment sur les routes où les romanciers se promènent, miroir en main. À l’instar des autres personnages rencontrés en chemin, la narration la dépeint davantage dans ses agissements que dans son apparence. En effet, les foules du roman réaliste se distinguent de celles qui peuplaient les oeuvres d’autrefois en cela qu’elles jouent un rôle actanciel dans la trame du récit, qu’elles ne constituent plus simplement un élément du décor dans lequel évolue le protagoniste. Elles interviennent généralement à l’occasion d’un événement politique d’ampleur remarquable, telles les révolutions historiques contées par Flaubert (L’Éducation sentimentale), Hugo (Les Misérables) et Vallès (L’Insurgé) ou les guerres de La Débâcle (Zola) et de La Chartreuse de Parme (Stendhal). Ses mouvements comme ses tourments sont alors dotés d’une portée synecdochique. Dans ce cadre esthétique, la foule prend donc part au roman en tant que héros collectif. Elle symbolise « le pluriel des camarades engagés […], les masses en mouvement, la foule anonyme des manifestants, les ouvriers des piquets de grève[6] ». Elle appartient à l’épopée ou en incarne une trace résiduelle, pour reprendre la typologie de Lukács[7], car elle revêt un caractère exceptionnel : elle marque les jalons de l’Histoire par ses actions plus grandes que nature.

De cette conception procède la distance historique ou savante adoptée par l’instance narrative de ces romans du XIXe siècle. Des titres de chapitres tels « Paris à vol d’oiseau » et « Paris à vol de hibou » disent bien le point de vue à partir duquel le narrateur de cette époque considère les foules qu’il dépeint. Dans l’épisode de l’assaut de la cathédrale qui bouleverse le récit de Notre-Dame de Paris, les mouvements stratégiques du « troupeau », de la « populace […] en haillons », sont observés depuis la plate-forme entre les tours où se tient Quasimodo. Le narrateur mentionne que ce mouvement populaire participe d’un phénomène social récurrent et qu’il pourrait être retenu pour son exemplarité : « Ce n’était point chose très rare dans les villes du moyen âge qu’une entreprise comme celle que les truands tentaient en ce moment sur Notre-Dame. »[8] Il embrasse ainsi une perspective critique proche de celle des scientifiques mettant de l’avant les cas typiques, les jaugeant dans leur ensemble, sans s’attacher à eux de près. Les foules des Misérables sont pareillement vues de haut, même si la voix narrative promet au lecteur de « rentrer dans la mêlée[9] ». Cette promesse n’est guère réalisée : outre la digression fameuse sur Waterloo au cours de laquelle le narrateur expose les mouvements de masse des corps d’armée à la manière d’un stratège retraçant la bataille historique sur son « plan géométral[10] », la scène du cortège funèbre du général Lamarque permet aussi au lecteur-spectateur de contempler l’agitation urbaine d’une position surélevée : « En ce moment cette foule vue à vol d’oiseau eût offert l’aspect d’une comète dont la tête était à l’esplanade et dont la queue développée sur le quai Bourdon couvrait la Bastille et se prolongeait sur le boulevard jusqu’à la porte Saint-Martin[11]. » Cette surélévation du point de vue ne souffre aucune exception, hormis le passage devenu mythique où le romancier emprunte la plume au narrateur pour consigner son souvenir d’une émeute : « Un observateur, un rêveur, l’auteur de ce livre, qui était allé voir le volcan de près, se trouva dans le passage pris entre les deux feux[12]. » Il ne s’agit pourtant que d’un piqué du hibou vers le sol d’où il remonte aussitôt pour reprendre son observation générale.

Lors de son périple légendaire à Waterloo, Fabrice del Dongo demeure sans contredit au ras du terrain de la bataille historique et n’acquiert pas un point de vue privilégié sur la foule des combattants, bien au contraire. Le pauvre garçon perd un temps considérable à chercher les troupes qu’il aperçoit au loin ou dont la rumeur l’atteint sans qu’il parvienne à les rallier : « Les coups commençaient à former comme une basse continue ; un coup n’était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton[13]. » La vivandière qui le conseille au mieux de ses connaissances l’envoie constamment chercher plus loin : « Si ton cheval était capable de galoper, je te dirais : pousse en avant jusqu’au bout du bois, vois s’il y a quelqu’un dans la plaine[14]. » Quand il repère enfin de premières opérations guerrières, il se trouve juché sur un tertre du haut duquel il voit une partie de la plaine : « Et comme le bouquet de bois d’où ils sortaient occupait un tertre élevé de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille ; mais enfin il n’y avait personne dans le pré au-delà du bois[15]. » Il constate être séparé de ce qui semble être un campement par une distance décourageante : « Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une longue rangée de saules, très touffus ; au-dessus des saules paraissait une fumée blanche qui quelquefois s’élevait dans le ciel en tournoyant[16]. » Même quand il s’en découvre moins écarté qu’il ne le craignait, il peine à entrer en contact avec la masse des soldats dont il ne peut réellement s’approcher : « Là-bas, à cinq minutes d’ici, en avant de ce canal qui est le long des saules[17]. »

Dans les scènes de l’insurrection qui couvrent la fin de la deuxième partie et l’ouverture de la troisième de L’Éducation sentimentale, les masses populaires sont semblablement décrites d’un point de vue éloigné, souvent exhaussé : « [L]a foule tassée semblait, de loin, un champ d’épis noirs qui oscillaient[18] » ; « Au fond de la perspective, sur le boulevard, des masses confuses glissaient[19] » ; « Des tambours, au loin, résonnaient[20] » ; « elle fut réveillée par des roulements lointains[21] » ; « de lointains murmures semblaient se confondre avec la brume[22] » ; « Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple[23] » ; etc. Cette distance et cette hauteur de vue se traduisent stylistiquement par l’ironie dont le narrateur et les personnages ne se départent jamais vis-à-vis de la masse populaire qui s’agite sous leurs yeux, même quand Frédéric Moreau apprécie la métamorphose soudaine du peuple, de magma grotesque en monstre « sublime[24] » − commençant d’être « gagné par la démence universelle », diagnostique un peu plus loin la narration[25].

Germinal déploie des foules dont la concrétude de la présence se perçoit plus souvent de façon auditive que visuelle : « La foule, qu’on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui étouffait le coeur[26]. » Elle n’en est pas moins lointaine ; ne l’entendant s’émouvoir que « du fond de » ou « au loin », le lecteur est maintenu à distance, n’est jamais plongé au coeur de la masse populaire : « Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairière, découpait en arêtes vives la houle des têtes, jusqu’aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisâtres[27] » ; « Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l’entendirent et regardèrent du côté de Vandame, pris d’inquiétude à l’idée de quelque éboulement formidable[28]. » Visant pour effet le tableau saisissant, la narration procède fréquemment à une manière de zoom out, ici de la crête des têtes au faîte des hêtres, eux-mêmes groupés en foule figurée :

Les têtes, vidées par la famine, voyaient rouge, rêvaient d’incendie et de sang, au milieu d’une gloire d’apothéose, où montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la forêt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelées craquaient sous les talons ; tandis que les hêtres, debout dans leur force, avec les délicates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n’apercevaient ni n’entendaient les êtres misérables, qui s’agitaient à leur pied[29].

Le groupe de mineurs de Germinal n’agit donc pas tant qu’il s’agite, qu’il occupe l’espace par sa masse et par ses bruits :

Mais l’escalier était trop étroit, la cohue, écrasée, n’aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiégeants n’avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en déborda de tous côtés, de la baraque, du criblage, du bâtiment des chaudières. En moins de cinq minutes, la fosse entière leur appartint, ils en battaient les trois étages, au milieu d’une fureur de gestes et de cris, emportés dans l’élan de leur victoire sur ce patron qui résistait[30].

La foule zolienne « déborde » toujours les lieux où elle s’agglomère. Elle ne respecte pas les limitations spatiales qu’on lui impose. Sa force menaçante, accrue par la pression, risque à tout moment de déferler et de charrier tout ce qui se trouve sur son passage : « D’autres camarades arrivaient toujours, on était près de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent débordé[31] » ; « Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle soleil d’hiver, s’en allait, débordait de la route[32] » ; « Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d’haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares[33]. » Cette métaphorisation aquatique chère à Zola, ainsi qu’à la plupart des écrivains de jadis et d’aujourd’hui qui ont dépeint une foule, prend toutefois un sens particulier dans Germinal, puisqu’elle annonce en quelque sorte le dénouement du roman : après la cohue, c’est enfin l’eau qui déborde dans les fosses, résultat du sabotage de Souvarine, qui voulait parachever l’oeuvre de destruction entamée puis abandonnée par les ouvriers.

Zola brosse similairement de grands mouvements de foule dans La Débâcle : « [L]e torrent des fuyards […] coulait à plein chemin. […] C’était la déroute roulant vers les fossés de Sedan, en un flot bourbeux, pareil à l’amas de terres et de cailloux qu’un orage, battant les hauteurs, entraîne au fond des vallées[34]. » La foule est d’abord appréhendée de haut, comme un simple élément de la description paysagiste : « Au-dessus des campements dispersés, la respiration forte de ces foules montait dans les ténèbres, comme l’haleine même de la terre[35]. » Dans ce cas également, la multitude ne se manifeste généralement aux protagonistes que par sa rumeur éloignée : « Un sourd roulement arrivait de loin, c’était l’artillerie de réserve, partie la dernière, dont la tête, tout d’un coup, déboucha d’un coude de la route[36] » ; « et, au loin, par la vallée obscure, les souffles de foule montaient plus larges, tandis que le roulement des canons, sur le pont de bateaux, se prolongeait sans fin[37] » ; « l’on tournait le dos ou la face à l’ennemi. Des bruits vagues, par moments, venaient de l’inconnu du brouillard : grondements de roues, piétinements de foule, trots lointains de chevaux[38]. » Revenu du champ de bataille franco-prussien, Maurice se fait happer par la tourmente de la guerre civile. La narration, pour représenter la foule des Communards, épouse la logique insurrectionnelle des barricades, qui atteint lors de ce conflit son apogée. Les Parisiens s’agrègent pour former un bloc humain qui aura pour seul but d’entraver l’espace urbain : « Aussi, le lendemain, le 31 octobre, toute une insurrection avait-elle grondé, une foule immense s’étouffant sur la place de l’Hôtel-de-Ville, envahissant les salles, retenant prisonniers les membres du gouvernement […][39]. » La masse insurgée, embrassée comme un tout, s’objective pour le narrateur au point de jouer un rôle d’adjuvant ou d’opposant strictement spatial, faisant obstacle au protagoniste ou lui assurant la voie libre : « Mais, à Balan, un régiment d’infanterie de marine barrait la route. C’était une masse compacte d’hommes attendant des ordres, à l’abri des grands arbres qui les cachaient[40]. »

Dans L’Insurgé de Jules Vallès, le héros de la trilogie éponyme, Jacques Vingtras, se démène au coeur des mêmes soubresauts historiques relatés dans La Débâcle, sans toutefois quitter Paris et ses environs immédiats. D’un événement à l’autre, il tente continuellement de rejoindre la masse populaire, tant dans ses rassemblements spontanés que lors de meetings où il s’adresse à elle, mais sans succès. Il croit ainsi pouvoir retrouver la foule à l’occasion du cortège funéraire de Victor Noir : « Pas avec vous ? Je suis avec vous si la foule y est. / – Elle s’est décidée !… voyez le corbillard, il marche vers nous[41]. » Mais avant de l’avoir rattrapée, il est saisi par Rochefort qui lui propose de le mener jusqu’au Corps législatif où plus de gens devraient s’être massés. Arrivé à la Chambre, il se réjouit d’y trouver une multitude en marche : « Quand nous mettons la tête à la portière, nous apercevons la chaussée débordante et houleuse, comme le lit d’une rivière envahi par un torrent[42]. » Pourtant, ses compagnons et lui ne pourront rallier cette masse mouvante et assisteront, impuissants, à sa désagrégation : « “Halte-là !” La troupe nous barre la route. Rochefort descend : “Je suis député et j’ai le droit de passer. / – Vous ne passerez pas !” Je regarde en arrière. Sur toute la longueur de l’avenue, le cortège s’est égrené, cassé. Il se faisait tard, on était las, on avait chanté… / La journée est finie[43]. » Celui qui critique sans ménagement « les pasteurs de la bourgeoisie française ou allemande, qui voient de haut et de loin[44] » ne se cantonne pas dans ses hauteurs de vue. Le narrateur évolue au sol comme le héros de Stendhal ; mais, tout comme lui, il n’y comprend rien et ne gagne jamais le rassemblement qu’il s’était fixé pour but, l’ayant aperçu ou entendu de loin. Vingtras rappelle également del Dongo par son extrême mobilité : « Dans plusieurs endroits, on avait attrapé les policiers et on les houspillait[45]. » Il erre d’une grappe à l’autre sans jamais s’y intégrer : « Je me suis arrêté place de la Concorde dans un groupe qui prêchait l’insurrection tout haut. / Qu’ont-ils fait, les autres ? Ont-ils continué jusqu’à la Chambre, ont-ils vu les députés ? Je n’en sais rien[46]. » Ces éclats de foule figurent le chaos de l’insurrection en acte. Mais, à la différence de l’impétueux Italien, le rédacteur en chef du Cri du peuple ne se trouve pas tant isolé dans la multitude mouvementée que seul contre ou à la tête de la foule qui l’encercle ou, plus souvent, qu’il domine du haut de sa tribune et par la force de son éloquence : « Mais croient-ils donc, ceux qui m’entourent, que parce qu’ils ne diront rien, les troupes ou la police les ménageront[47] ? » Vingtras occupe la position ambiguë de chef réfractaire du peuple insurgé, en venant à s’envisager lui-même comme une figure publique qu’il évoque à la troisième personne : « Voici des centaines d’hommes qui, sous la fenêtre même au pied de laquelle on hurlait : “À bas le commandant !”, attendent que Vingtras leur crie pourquoi il a proclamé le tumulte[48]. » Dans cette mesure, ses multiples déplacements lui permettent d’assister à pratiquement tous les épisodes marquants ou révélateurs de la mobilisation communarde, sa narration des événements atteignant par moments à l’ubiquité historique. Enfin, les foules révoltées de Vallès partagent à plusieurs reprises une caractéristique qui, sans lui être propre, se note plus souvent à partir du XXe siècle, où la narration d’attroupements subits et de leur désagrégation non moins brusque n’est pas chose rare : les individus massés ne tiennent pas ensemble longtemps, d’où la difficulté pour le narrateur de s’incorporer à leur groupe : « Toujours est-il que la foule se morcelle et s’émiette. […] Le serpent se tord dans la nuit. La fatigue le hache en tronçons qui frémissent encore[49] » ; « Jusqu’au coin de la rue seulement, où le faisceau s’éparpillait, nous laissant à trois ou quatre pour aller faire peur au gouvernement[50]. »

Un corps social aux visages connus

Cette appréhension à distance et souvent en plongée réifie la foule. Elle est dès lors condamnée à n’être qu’une figurante de la scène, extérieure au protagoniste, même si elle est mouvante et fébrile. Par conséquent, ce dernier n’entre guère en interaction avec les foules au milieu desquelles il se trouve. Au mieux, il ignore ces gens groupés à travers lesquels il se fraie un passage ; au pire, il tente de communiquer avec eux et se bute à des fins de non-recevoir. D’aucuns lui adressent bien la parole de temps à autre, mais le coup d’envoi n’est pas suivi d’une réponse et la communication est aussitôt rompue. Cette amorce de discussion, plutôt que d’établir un rapport entre le héros et la masse populaire, se résume à une autre forme du rôle passif que les romans attribuent généralement à celle-ci : les gens ne peuvent agir en raison de la saturation sonore de l’espace, qui les empêche de s’entendre, au propre comme au figuré. Si le personnage principal a l’occasion d’échanger avec la foule, c’est alors avec un seul de ses éléments, qui en représente l’esprit, et cela se conclut en peu de répliques. Dans la plupart des romans du XIXe siècle, ce sont essentiellement des figures individuelles connues du lecteur qui ressortent de la foule, de sorte que ce sont surtout elles qui agissent ou interagissent avec le protagoniste sur fond de multitude houleuse.

Tel est le cas dans Les Misérables. Marius ne s’assimile jamais à la cohue parisienne qu’il ne fait qu’écarter de sa route : « Après avoir franchi la zone de la foule, il avait dépassé la lisière des troupes ; il se trouvait dans quelque chose d’effrayant[51]. » Sur la barricade même, il porte peu attention à ceux qui s’empoignent autour de lui, absenté de la masse insurgée au coeur de laquelle il se bat : « [I]l n’y a pas d’homme plus effrayant dans l’action qu’un songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil[52]. » Ses rapports avec les hommes qui luttent sur la même barricade que lui se limitent à ceux qu’il a avec les membres de la bande de l’A.B.C., dont il fait partie, et avec le petit Gavroche, qu’il connaissait auparavant. M. Madeleine se conduit semblablement à l’égard des habitants de Montreuil-sur-Mer dont il est le maire acclamé sans qu’il sorte pour autant de son introversion : « Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait solitaire. Il parlait à peu de monde. Il se dérobait aux politesses, saluait de côté, s’esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer, donnait pour se dispenser de sourire[53]. »

De son côté, le héros de Stendhal voit généralement la masse de trop loin, mais, s’il a l’heur de rejoindre une escouade napoléonienne, il fixe son attention sur les soldats qui sont les plus proches de lui. Il ne fraternise qu’avec quelques hussards français, oubliant dans sa joie tout ce qui se déroule autour de lui. En ce qui le concerne, trop de proximité n’est guère mieux que trop d’éloignement. Incorporé un instant à l’escorte d’un général, il se montre incapable de suivre les mouvements de la troupe, car il est absorbé par des préoccupations personnelles, à l’instar des protagonistes des Misérables. En d’autres moments, il s’aveugle par un gros plan sur un seul individu : « L’escorte s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé[54]. » Constamment perdu « au milieu de la cohue générale[55] », il ne distingue que des soldats isolés et retrouve toujours « par hasard[56] » les mêmes figures connues, la cantinière au premier chef. Incurablement myope et centré sur lui-même, il en vient à « courir après des voleurs au milieu d’un champ de bataille[57] », négligeant le déroulement du combat général pour mener sa guerre exclusive.

Sans être un cas aussi pathologique que le protagoniste de La Chartreuse, celui de L’Éducation sentimentale ne tisse guère plus de liens avec les masses populaires qu’il côtoie. Au coeur de la mêlée, il demeure irrémédiablement seul, comme préservé par sa forte individualité du contact des foules, que son ami et lui jugent avilissant : « Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement[58]. » S’il perce la cohue, il le fait en spectre intouchable, à l’image du « fantôme » barricadier de Hugo. Il n’est pas inattentif pour autant à ses faits et gestes ; témoin, il s’abstient de contribuer aux violences révolutionnaires et reste impassible devant leur « spectacle ». Il ne se sent touché par les séditieux que lorsque l’un d’entre eux le heurte physiquement, le forçant à sortir de sa réserve : « Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux et il se jetait en avant quand un garde national l’arrêta[59]. » Alors qu’il balaie la multitude du regard, ce sont des figures amies qui captent et retiennent son attention « au milieu de l’émeute[60] ». Il repère ainsi Hussonnet dans la « canaille » grouillante qui s’empare des Tuileries en février 1848[61]. Semblablement, dans la scène où il survient dans Paris pendant l’éclatement des réactions populaires contre le coup d’État perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851, il reconnaît son camarade Dussardier qui saillit hors d’un attroupement, puis son antagoniste de toujours, Sénécal : « Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, − Dussardier, − remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide. […] Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal[62]. »

Germinal met en scène les meetings au cours desquels se prépare une insurrection. Y sont reproduits les dialogues entre les meneurs et les mineurs qui s’opposent aux propriétaires capitalistes. Ces épisodes comportent des foules certes agissantes, mais elles le sont peu de temps et de façon très limitée. Le texte opère de constants retours au personnel romanesque restreint, c’est-à-dire au noyau des personnages connus du lecteur, arbres cachant la forêt. Quand la focalisation s’élargit, souvent par un recul qui permet de saisir tout ensemble la masse humaine à laquelle s’adressent les chefs, les interactions cessent avec la foule qui, muette, est reléguée au rôle de public passif. Elle ne fait que recevoir les paroles proférées par le héros comme devraient le faire les lecteurs postulés du roman : « [L]a foule restait noyée de ténèbres, peu à peu calmée, silencieuse[63] ». Étienne Lantier parvient cependant à entrer en contact avec elle, même si elle est coite, dans la mesure où il s’adapte à ses réactions et se montre capable de reprendre la parole avec plus de véhémence lorsqu’elle menace de se taire. Mais, la plupart du temps, c’est lui qui mène le bal, qui provoque les remous de la foule étalée devant lui : « La foule, à ce mot de justice, secouée d’un long frisson, éclata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient : − Justice !… Il est temps, justice[64] ! » Il empêche généralement les interventions de son auditoire – « il n’était pas grand, mais il se faisait écouter[65] » – et soumet la masse d’autant plus facilement qu’il occupe vis-à-vis d’elle une position exhaussée : « Lui, noir également, faisait au-dessus d’elle, en haut de la pente, une barre d’ombre[66]. » Il s’agit donc d’une rencontre minimale où l’une des parties ne se transforme pas au contact de l’autre, ne trouve pas sa voix ou sa voie à l’écoute de ses paroles ou sous son regard.

S’appliquant à représenter le type de groupement humain particulier que forment les émeutiers, le narrateur rend compte des modifications de ce que ressent le héros de La Débâcle quand il entre en rapport avec les Communards lors de son cantonnement à Paris. À défaut d’expérimenter une interaction significative avec la masse insurgée, Maurice en subit l’influence, il se trouve contaminé par la « maladie collective » de la Commune : « Cette maladie du soupçon, Maurice, autrefois d’esprit si dégagé, venait de la contracter lui aussi, dans l’ébranlement de tout ce qu’il avait cru jusque-là[67]. » Cette contagion apparaît cependant bien singulière, car elle lui demande un effort d’esprit pour s’accomplir : « Il ne se trouvait à l’aise qu’au milieu de la foule, il voulait se forcer à espérer comme elle[68]. » Malgré sa bonne volonté, il demeure à distance de l’activité révolutionnaire, de sorte que sa relation avec la foule ne fonctionne qu’à sens unique. De plus, son attachement à la masse populaire s’avère somme toute abstrait : s’il « vers[e] dans les violences révolutionnaires » et s’avoue « de coeur avec les émeutiers », il les rejoint rarement dans leurs actions insurrectionnelles, sinon pour quelque coup de main tout physique dont il ne mesure pas la portée : « Maurice, réveillé par le rappel et le tocsin, vit passer sur le boulevard des Batignolles des bandes d’hommes et de femmes qui traînaient des canons, s’attela lui-même à une pièce avec vingt autres, en entendant dire que le peuple était allé prendre ces canons, place Wagram, pour que l’Assemblée ne les livrât pas aux Prussiens. »[69]

Au départ, l’insurgé de Vallès échoue dans ses tentatives de contact avec la foule parisienne qu’il exhorte à l’action révolutionnaire : « Ce matin-là, je montais sur les bancs et sur les bornes pour apostropher la foule et crier : “Aux armes !”, je haranguais un troupeau d’inconnus, qui passèrent sans s’arrêter[70]. » Même lorsqu’il parvient à accrocher une assistance, il ne consent pas à échanger avec ses membres. Comme Étienne Lantier face aux mineurs, devant un public de « cravatés de blanc[71] » venus l’entendre parler de Balzac, il se lance dans une diatribe politique au cours de laquelle il ne laisse jamais l’auditoire souffler ou exprimer son mécontentement : « Je tiens ces gens-là dans la paume de ma main, et je les brutalise au hasard de l’inspiration. […] Je ne leur laisse pas le temps de crier. / Puis il y en a que je terrorise[72] ! » Revenant plus loin sur cette circonstance où il s’est adressé au « peuple », il magnifie l’ascendant qu’il croit avoir détenu sur la foule amassée à ses pieds : « J’avais à jeter l’émotion, minute par minute, dans des coeurs qui palpitaient là, devant moi ; pour entendre leur battement, il me suffisait de pencher la tête, je pouvais voir flamber ma parole dans des yeux qui fixaient les miens et dont le regard me caressait ou me menaçait… c’était presque la lutte à main armée[73] ! » On s’y attend, la relation n’est pas réciproque : le discoureur reconnaît avoir modulé ses paroles selon les réactions de son public, mais la plainte qui suit son intervention et qui lui fait perdre sa place montre qu’il n’a pas agi réellement sur lui, autrement que pour le scandaliser. S’il s’enflamme pour les pouvoirs que lui confère selon lui son « éloquence tribunitienne », il s’en dégoûte rapidement quand il constate le peu d’effet produit par ses propos : « J’ai honte des gestes inutiles, de la métaphore sans carcasse – honte du métier de déclamateur ! […] Et ce peuple m’écoute à peine[74] ! » Du reste, malgré son attrait démocratique pour l’ensemble des décisions et des projets des Communards, il ne cesse de chercher dans la foule des visages amicaux ou des têtes notoires : « Je cours de ce côté, mais un flot de peuple me submerge et m’emporte dans sa course vers le Palais-Bourbon. / Y a-t-il quelque célèbre en tête ? Pas un[75] ! » Il n’est qu’un seul moment où Vingtras apprécie l’action exercée par la foule sur lui, mieux : en lui. Un marchand ne le reconnaissant pas lui offre à bas prix son propre journal, reparu le jour même, et lui lit l’article qu’il y a lui-même publié. Deux hommes lisent par-dessus son épaule et le jugent favorablement, d’autres à leur suite. Le journaliste exulte :

Je ressens une ivresse profonde, perdu dans cette multitude qui me jette aux oreilles tout ce qu’elle pense de moi. […] Il me semble qu’il n’est plus à moi, ce coeur qu’ont écorché tant de laides blessures, et que c’est l’âme même de la foule qui maintenant emplit et gonfle ma poitrine[76].

Cependant, le flux des rencontres aléatoires dans la rue du Paris insurgé distille la « multitude ». Elle se ramifie en duos ou en trios d’individus, que Jacques Vingtras considère représentatifs de « la foule ». S’il s’enthousiasme rarement devant les rassemblements effectifs de ses semblables, qui ne l’empêchent jamais de courir d’un bureau à l’autre, il s’émeut à l’idée de la masse abstraite de ses lecteurs dispersés dans la ville.

En chemin vers une démocratie à visage humain ?

Au terme de ce trop bref survol de romans majeurs du XIXe siècle dans lesquels se rencontrent des foules, se précise une idée de la manière dont ces oeuvres réinvestissent des réseaux métaphoriques hérités d’un corpus classique et rénovent un topos grâce à des procédés narratifs relativement innovateurs qui résultent d’évolutions dans la narration romanesque, dont deux ont été ici davantage explorés : le travail réfléchi en ce qui a trait au point de vue narratif, mélange de distanciation critique vis-à-vis de l’objet foule et de focalisation sur le sujet individualisé qui (se) découvre (dans) ce rassemblement humain, ainsi qu’aux relations au sein du personnel romanesque, lesquelles s’articulent autour d’une redéfinition sociétale du rapport de l’individu privé au public, qui s’incarne en foule dans ces récits dont des extraits ont été analysés.

Il serait possible d’en faire une lecture sociocritique plus poussée dans laquelle serait interrogée la conception de la démocratie qui y est véhiculée, alors que les textes présentent une collectivité active qui prend part aux conflits et débats sociaux, qui joue son rôle dans leur résolution positive ou négative, mais qui a rarement voix au chapitre. Il conviendrait alors de s’arrêter sur la personnification romanesque de la foule en un unique représentant, raccourci métonymique efficace permettant de nuancer l’image d’une masse inerte, champs d’âmes à ensemencer pour y planter des idées ou à labourer pour en extraire l’énergie, et, surtout, de renverser le préjugé évoqué plus haut suivant lequel elle serait ce monstre insensé ou cette force naturelle diffuse qu’on craint parce qu’ils détruisent tout et tous sur leur passage, dont rien de bon ne peut advenir. Le potentiel transformateur de la foule décelé par les grands romans réalistes du XIXe siècle reste néanmoins encore à se réaliser.