Volume 51, Number 2, 2022 La foule romanesque au XIXe siècle Guest-edited by Claudia Bouliane and Sébastien Roldan
Table of contents (11 articles)
Études
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La foule romanesque au XIXe siècle à partir d’exemples de Stendhal, Hugo, Flaubert, Vallès et Zola
Claudia Bouliane
pp. 21–37
AbstractFR:
Bien que chacune des foules romanesques se caractérise par un investissement idéologique, sémiotique et stylistique particulier propre au texte dans lequel elle s’inscrit, il est néanmoins possible de regrouper des itérations saillantes de foules romanesques du xixe siècle afin de réfléchir à ce qui les spécifie en tant qu’ensemble témoignant d’un état de la production littéraire française historiquement et socialement marquée.
EN:
While images of the crowd in novels are characterized by the particular ideological, semiotic, and stylistic contribution specific to the work within which they are framed, it is nevertheless possible to group together salient iterations of crowds in nineteenth-century novels in order to examine what defines them as a set testifying to a state of historically and socially marked French literary production.
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Gringoire et la foule : le bec à l’eau dans Notre-Dame de Paris
Sébastien Roldan
pp. 39–54
AbstractFR:
Véritable actant du récit, la foule des deux premiers livres de Notre-Dame de Paris a pour principale fonction de laisser Gringoire le bec à l’eau, littéralement. En étudiant la façon dont le texte de Victor Hugo instaure l’équivalence métaphorique (usitée) entre foule et eau, il devient possible de nuancer la perception que la critique hugolienne s’est faite des foules de ce grand roman parisien. Dès lors, on prend mieux la mesure des forces naturelles et culturelles déterminant le destin de ce poète qui, dans les cent premières pages de l’oeuvre, tient le haut du pavé sans cesser de dégringoler.
EN:
In the first and second books of The Hunchback of Notre-Dame, the crowd is a true agent of the narrative, and its main function is to leave Gringoire high and dry. This paper examines the way in which Victor Hugo’s text establishes the metaphorical equivalence between crowd and water, and qualifies the perception that critics have had of the crowds in this great Parisian novel. From then on, we can better measure the natural and cultural forces determining the destiny of this poet who, in the first hundred pages of the work, holds the upper hand all the while tumbling down.
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Le regard de tous et le sang d’un seul : les foules des exécutions publiques dans le roman historique du premier xixe siècle
Marie-Agathe Tilliette
pp. 55–68
AbstractFR:
Dans le roman historique de la première moitié du XIXe siècle, la description d’une exécution publique est un paradigmatique marqueur temporel, qui crée un efficace « effet de passé ». Cependant, grâce à l’étude d’un corpus mêlant deux romans canoniques, Cinq-Mars (1826) d’Alfred de Vigny et Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo, et deux romans dont le succès n’a pas dépassé le XIXe siècle, Raoul (1826) de G. de la Baume ou La Cour des miracles (1832) de Théophile Dinocourt, cet article montre que de telles scènes permettent également de confronter le lectorat à des problématiques qui lui sont contemporaines : les enjeux esthétiques de la représentation des foules assistant aux supplices (représenter simultanément la multiplicité des individus et l’unicité de la foule, faire entendre les voix singulières ou collectives, etc.) impliquent un discours ambigu sur le lien entre foule et violence, ainsi qu’une réflexion sur les mécanismes de formation et d’action de la foule, qui anticipe à sa manière la mise en forme de la « psychologie des foules » à la fin du siècle.
EN:
In the historical novel of the first half of the 19th century, the description of a public execution is a paradigmatic temporal marker that creates an effective “effect of past.” However, drawing upon a corpus composed of two canonical novels, Cinq-Mars (1826) by Alfred de Vigny and The Hunchback of Notre-Dame (1831) by Victor Hugo, and two novels whose success did not go beyond the 19th century, Raoul (1826) by G. de la Baume and La Cour des miracles (1832) by Théophile Dinocourt, this article shows that such scenes also confront the reader with contemporary issues : aesthetic issues of the representation of crowds attending executions (representing simultaneously the multiplicity of individuals and the uniqueness of the crowd, making singular or collective voices heard, etc.) imply an ambiguous discourse on the link between crowds and violence, as well as a reflection on the mechanisms of formation and action of crowds, that anticipates in its own way the shaping of the “psychology of the crowds” at the end of the century.
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Visages et enjeux de la foule dans Les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas
Nicolas Gauthier
pp. 69–83
AbstractFR:
Dans Les Mohicans de Paris, Alexandre Dumas construit un portrait de la foule original et étroitement lié aux enjeux fondamentaux de cet imposant roman. La foule y prend divers visages, Dumas la présentant comme un « simple » rassemblement de personnes, comme une émeute destructrice et comme l’opinion publique changeante. L’article analyse chacun de ces visages pour en venir à exposer comment le romancier retourne sur lui-même, d’une manière aussi logique qu’étonnante, le motif ressassé de la violence traditionnellement associée à la foule. Sous la plume de Dumas, la foule n’est plus simplement menaçante comme on la représente généralement, elle devient également, en quelque sorte, menacée.
EN:
In the novel Les Mohicans de Paris, Alexandre Dumas constructs an original portrait of the crowd that is closely linked to the fundamental issues of this impressive novel. The crowd takes on various faces, Dumas presenting it as a “simple” gathering of people, a destructive riot, or as the ever-changing public opinion. This article analyzes each of these facets in order to show how the novelist turns on itself the repeated motif of violence traditionally associated with the crowd in a way that is both logical and surprising. Under the pen of Dumas, the crowd is no longer simply threatening as it is generally portrayed, it also becomes, in a way, threatened.
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La foule des soldats dans La Débâcle de Zola : de l’esthétique à l’éthique
Cynthia Harvey
pp. 85–93
AbstractFR:
Cet article se borne, dans un premier temps, à revenir sur quelques pistes d’analyse de la foule dans le roman zolien, avant de tenter d’interroger les possibles retombées de la foule sur le plan éthique. La foule zolienne, souvent « monstrueuse », et ses différentes stratégies esthétiques de mise en scène entraînent en effet des répercussions sur le plan du « savoir-vivre » des personnages. À travers l’analyse du cas exemplaire de La Débâcle de Zola, l’article se concentre sur l’éthique du personnage principal, Jean Macquart, qui se mesure en opposition à ce personnage collectif qu’est la foule.
EN:
First, this article will look at some of the ways in which the crowd is analyzed in the novels of Émile Zola, before attempting to examine the possible repercussions of the crowd on the ethical level. The Zolian crowd, often “monstrous,” and the different aesthetic strategies of its staging, have indeed repercussions on the level of the characters’ “savoir-vivre.” Through the analysis of the exemplary case of Zola’s La Débâcle, this paper focuses on the ethics of the main character, Jean Macquart, in opposition to the collective character of the crowd.
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Ruée vers la nature : foules en goguette dans le roman du xixe siècle
Aurore Peyroles
pp. 95–113
AbstractFR:
Symbole de « l’avènement des loisirs » (Corbin), la partie de campagne fait figure de nouveau rituel au xixe siècle, dont nombre de romanciers s’emparent. La banlieue verte devient ainsi le décor où se déverse une foule particulière : foule urbaine où se mêlent ouvriers, prostituées, bourgeois en quête de délassement, mais foule du dimanche, qui entend bien rompre avec les contraintes sociales de la semaine. Cet article se propose d’étudier cette foule, éminemment parisienne alors même qu’elle échappe à la capitale. En insistant sur le nombre et la densité de la foule qui envahit chaque dimanche les communes limitrophes de Paris, Zola, Maupassant, les Goncourt soulignent l’inadéquation entre l’idéal attaché à la nature, au plein air revigorant et régénérateur, et la réalité vécue, c’est-à-dire l’impossibilité d’échapper à la foule, la proximité subie, l’herbe souillée, l’air irrespirable des auberges et les mauvaises fritures. La banlieue verte se transforme ainsi sous la plume des romanciers en caricature de cadre bucolique, illusion de nature réduite aux dimensions d’un sentier balisé ou d’une bruyante guinguette. Le cadre autrefois idyllique, propice aux rêveries et aux amours champêtres, devient celui d’une explosion de vulgarité conformiste où se concentre toute la bêtise abhorrée par les grands romanciers du siècle.
EN:
A symbol of the “advent of leisure” (Corbin), the day in the country became a new ritual in the 19th century, which many novelists seized upon. The green suburbs thus became the setting for a particular kind of crowd : an urban crowd of workers, prostitutes, and middle-class people looking to relax, but also a Sunday crowd, which intended to break away from the social constraints of the week. This article proposes to study this crowd, eminently Parisian even as it runs away from the capital. Zola, Maupassant, and the Goncourt brothers highlight the number and density of the crowd that invades the communes bordering Paris every Sunday, to emphasize the disconnect between the idealistic vision of nature—the invigorating and regenerating open air—and the lived reality, i.e., the impossibility of escaping the crowd, the suffered proximity, the soiled grass, the unbreathable air of eateries, and the poor-quality deep-fried food. Under the pen of the novelists, the green suburb is turned into a caricature of bucolic setting, an illusion of nature reduced to the dimensions of a marked trail or a noisy open-air café. The once idyllic setting, conducive to daydreaming and rural romance, becomes that of an explosion of conformist vulgarity where all the stupidity abhorred by the great novelists of the century is concentrated.
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L’individu et les foules dans l’oeuvre de Georges Darien (1862-1921)
Aurélien Lorig
pp. 115–133
AbstractFR:
Dans l’oeuvre romanesque et pamphlétaire de Georges Darien (1862-1921), le motif de la foule – parallèlement à celui de l’individu – donne à voir le combat mené par l’écrivain contre l’idéologie post-1870, la bourgeoisie ainsi que les institutions et leurs représentants. Désireux de défendre l’idéal de l’individu libre sur la terre libre, Darien s’empare d’un thème – la foule et ses lexèmes connexes (peuple, tourbe, masses) – qu’il envisage de manière critique, affirmant par là une parole et un style pamphlétaires caractéristiques de l’écrivain révolté qu’il incarne au tournant du xixe siècle, à l’instar d’Octave Mirbeau.
EN:
In the novels and pamphlets of Georges Darien (1862-1921), the motif of the crowd – alongside that of the individual – reveals the writer’s struggle against post-1870 ideology, the bourgeoisie, as well as institutions and their representatives. Eager to defend the ideal of a free individual in a free land, Darien takes up a theme – the crowd and its related lexemes (people, peat, masses) – which he considers critically, thereby affirming a pamphleteer’s word and style characteristic of the rebellious writer he embodied at the turn of the nineteenth century, like Octave Mirbeau.
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Mallarmé divague (au milieu de la foule)
Nelson Charest
pp. 135–149
AbstractFR:
En nous basant sur la distinction offerte par Christian Doumet entre la méditation et la divagation comme deux manières de penser en poésie, nous soulignons comment la seconde présente un caractère collectif qui manque à la première. Nous proposons donc de voir les Divagations mallarméennes comme des écrits qui s’intéressent à la collectivité, soit pour y participer, soit pour la décrire ou y donner un pendant critique. Ainsi la « foule » apparaît avec insistance dans ses poèmes en prose, surtout lorsqu’on les compare aux poèmes baudelairiens. Car contrairement à Baudelaire, Mallarmé tente de trouver, sinon un nombre, du moins un sens à la foule. Elle est associée au mouvement et à la marche, son caractère hasardeux et papillonnant en fait un objet de « divagation » privilégié. Face à la foule se trouvent le dialogue de l’entente réciproque, et surtout, le phénomène esthétique qui, s’installant sur les ruines de la religion, peut donner corps à la « multitude » et la sortir de la dispersion qui anime les foules.
EN:
Building on the distinction put forward by Christian Doumet between meditation and rambling as two ways of thinking in poetry, we emphasize how the latter has a collective character that the former lacks. We therefore propose to consider the collection of texts Divagations by Mallarmé as writings concerned with the community, either to contribute to it, or to describe it or give it a critical counterpart. Thus, the figure of the crowd appears insistently in his prose poems, especially when compared to the poems of Baudelaire. For unlike the latter, Mallarmé tries to find, if not a number, at least a meaning to crowds. Associated with movement and walking, crowds have a haphazard and fickle nature that make them a privileged object of “rambling.” Opposing the figure of the crowd is the dialogue of mutual understanding, and above all, the aesthetic phenomenon that, settling on the ruins of religion, can give substance to the “multitude” and extricate it from the dispersion that animates crowds.
Analyses
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Politique d’une esthétique de la folie dans À la folie de Joy Sorman
Solène Camus, Jehanne Eveno and Caroline Hildebrandt
pp. 153–167
AbstractFR:
Parti du constat de l’hybridité générique du projet littéraire de Joy Sorman dans À la Folie, cet article se propose de définir les étapes de la poétique de l’autrice qui prend sa source dans la multiplicité des textes théoriques ayant trait à la folie. L’autrice s’appuie sur les travaux de Foucault, Deleuze et Goffman, dans l’optique d’une saisie totale de l’expérience de la folie. L’article en arrive à analyser le syncrétisme du roman comme projet politique : la forme hybride redevient un tremplin vers une pensée politique qui tend vers une égalité des discours sans en atténuer la conflictualité.
EN:
Considering the generic hybridity of Joy Sorman’s literary project in À la Folie, this paper aims to delineate the stages of the author’s poetics, which is rooted in the multiplicity of theoretical texts dealing with madness. The author relies on the works of Foucault, Deleuze, and Goffman, in order to fully grasp the experience of madness. The article comes to analyze the syncretism of the novel as a political project : the hybrid form serves as a stepping stone for a political thought that tends towards an equality of discourses without attenuating their dissension.
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Poétique d’un langage vulnérable : Parle de Noémi Lefebvre
Pauline Khalifa and Virginie Berthebaud
pp. 169–188
AbstractFR:
Comment cerner la vulnérabilité d’un individu si ce n’est en s’attachant à sa faculté de produire du sens et de se faire entendre ? Noémi Lefebvre illustre dans Parle (2021) les tensions présentes dans les interactions entre un individu (Je) et un groupe (Nous) au sein de notre société de consommation. Penser la poétique d’un langage vulnérable, c’est faire un sort aux déraillements du langage, aux jeux de mots, et aux discours angoissés des locuteur.rice.s, en révélant leur recréation permanente. L’autrice prône alors une éthique du langage qui met en péril la quantification du sujet, portée par une idéologie capitaliste délétère : un lyrisme critique.
EN:
How can we capture the vulnerability of an individual if not by focusing on their ability to produce meaning and to be heard ? In her work Parle (2021), Noémi Lefebvre highlights the tensions lying in the interactions between an individual (I) and a group (We) within our consumer society. Approaching the poetics of a vulnerable language, it is to put forward the eccentricities of language, the plays of words, and the anguished discourses of its speakers, revealing their constant re-creation. Using a form of critical lyricism, the author then advocates an ethics of language that threatens the quantification of the subject brought up by a deleterious capitalist ideology.