Théorème de Gödel, équation factorielle, calcul différentiel, autant d’expressions mathématiques susceptibles de donner de l’urticaire à n’importe quel littéraire. Nous sommes tous enclins à séparer la sphère mathématique de la sphère littéraire sous prétexte que chacune de ces disciplines s’échafaude sur une conception du monde qui lui est propre. Certes, les rapports entre littérature et mathématiques ne vont pas de soi. Le gouffre entre ces deux domaines pourrait être comparé à l’océan qui sépare deux continents, rappelant en cela les propos de Charles Percy Snow qui, au milieu du XXe siècle, lamentait l’imperméabilité de la frontière séparant les mathématiques des sciences humaines. Si, comme nous le supposons, nombreux sont les littéraires qui affirment ne rien comprendre aux mathématiques, allant jusqu’à avouer leur peur des chiffres, les scientifiques, pour leur part, ne perdraient pas leur temps à lire un roman, un recueil de poésie ou un essai de critique littéraire, se demandant bien, en outre, à quoi peut ressembler la recherche universitaire dans le domaine de la littérature et des humanités en général. Portrait juste ou grossière caricature ? Dans un numéro de la revue Argument, paru en 2019, Jean-René Roy, lui-même un scientifique, affirme ne pas vraiment s’inquiéter de l’écart entre ces deux cultures – pour ne pas dire ces deux solitudes. « L’incommunicabilité entre [les domaines scientifique et littéraire] est-elle vraiment un problème ? », se demande-t-il. Un respect mutuel, voire une admiration pour ces domaines devrait être de mise, puisque tous deux contribuent, mais de différentes manières, à comprendre le monde dans lequel on vit. Roy ajoute qu’il y a « quelque chose de vivifiant à avoir ainsi deux mondes intellectuels autonomes qui peuvent s’enrichir mutuellement », observation que nous ne souhaitons en aucun cas contester. L’écart entre ces deux domaines de spécialisation n’a rien d’étonnant et on ne peut s’attendre à ce que les uns et les autres soient experts de ces deux branches du savoir. Là n’est pas la question. Les littéraires – critiques, écrivains, lecteurs – s’intéressent très souvent à un éventail assez large de différents savoirs : l’histoire, la psychologie, la géographie, la sociologie, voire les sciences et la technologie. Pourquoi pas davantage les mathématiques ? Si l’écriture littéraire n’a que très peu de limitations – après tout, de quoi ne peut-on pas parler dans une oeuvre littéraire ? – force est de constater que seul l’Oulipo semble avoir investi pleinement le champ des mathématiques. Même son de cloche du côté de la critique : rares sont les études qui cherchent à circonscrire l’apport des mathématiques à la littérature ou vice versa, de la littérature aux mathématiques. Encore une fois, l’exception que sont les études oulipiennes confirme la règle. Quelques publications notables ayant paru au XXIe siècle méritent toutefois d’être soulignées. La revue Tangence publiait en 2002 un dossier « Littérature et mathématiques », dirigé par Richard Saint-Gelais. D’emblée, celui-ci affirme le caractère disparate de ces deux termes : « On ne dissimulera pas les difficultés et limites d’un regard croisé sur la littérature et les mathématiques ». En évoquant « l’affaire Sokal », qui dénonçait le recours incohérent à des concepts scientifiques par les études culturelles, et notamment par la « cultural theory », Saint-Gelais plaide néanmoins en faveur d’un rapprochement dialectique des mathématiques et de la littérature. Les sept articles qui constituent ce dossier, incluant celui de Saint-Gelais, qui propose justement une approche « perpendiculaire » pour analyser les rapports entre mathématiques et littérature, offrent un riche éventail d’auteurs et d’oeuvres analysés. Entre autres, y paraissent des articles qui traitent de science-fiction, du cinéma de Woody Allen et du …
Appendices
Références
- Baillargeon, Normand, « Présentation », Moebius, no 141 (2014), p. 7-11.
- Fontenelle, Bernard de, Histoire de l’Académie royale des sciences. Avec les mémoires de mathématique et de physique pour les mêmes années, tirés des registres de cette Académie, Paris, Panckoucke, Imprimerie royale, 1702-1742, 41 vols.
- Hanrahan, Mairéad, « Literature and Mathematics : The Difference », Journal of Romance Studies, vol. 7, no 3 (2007), p. 7-25.
- Langlois, Sindy, « Si par une nuit d’hiver un voyageur : quand la fiction dépasse la fiction », Tangence, no 68 (2002), p. 23-32.
- Marie, Caroline et Christelle Reggiani, « Portrait of the Artist as a Mathematician », Journal of Romance Studies, vol. 7, no 3 (2007), p. 101-110.
- Montémont, Véronique, « Roubaud’s number on numbers », Journal of Romance Studies, vol. 7, no 3 (2007), p. 111-121.
- Pouliot, Chantal, « Deconstructing Woody Allen », Tangence, no 68 (2002), p. 51-64.
- Roy, Jean-René, « À propos des deux cultures. Retour sur un schisme », Argument, vol. 21, no 2 (2019), p. 5-12.
- Saint-Gelais, Richard, « Liminaire », Tangence, no 68 (2002), p. 5-7.
- Saint-Gelais, Richard, « Littérature et mathématiques : jalons pour une approche perpendiculaire », Tangence, no 68 (2002), p. 9-21.
- Snow, Charles Percy, The Two Cultures and the Scientific Revolution. The Rede Lecture 1959, New York, Cambridge University Press, 1961.
- Villani, Cédric, Les Mathématiques sont la poésie des sciences, Boitsfort (Belgique), L’Arbre de Diane, 2015.
- Villani, Cédric, Théorème vivant, Paris, Grasset, 2012.