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Face au discours colonial, qui proposa une première version de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, plusieurs écrivains antillais et africains se donnent pour mission de restituer la mémoire des peuples dominés. La traite négrière a arraché les Africains à leur terre pour les réduire en esclavage dans les Antilles. Dès lors, la violence de la transplantation, la domination physique et culturelle et la perte d’identité s’imposent comme thèmes récurrents de la littérature antillaise, qui s’attache au passé tel qu’il a été vécu par le peuple.

L’oeuvre de l’écrivain, poète et essayiste martiniquais Édouard Glissant est traversée par cette « démarche de ré-appropriation de l’histoire antillaise[2] ». La prégnance de cet enjeu a occupé nombre de critiques qui en relèvent la présence thématique[3] ou qui, par une lecture croisée des essais et des romans, s’intéressent à la pensée théorique de Glissant sur l’Histoire[4]. Toutefois, peu d’études analysent la forme que prend le récit de fiction pour investir ce processus de « réappropriation » de l’Histoire, ce que le présent article se propose d’observer. Pour ce faire, le cas du roman La Case du commandeur[5] permettra de relever comment la narrativité singulière de l’oeuvre parvient à traduire le constat d’un oubli du passé d’abord, celui d’une mémoire à recomposer ensuite, pour enfin permettre une réécriture, qui est réinterprétation de l’Histoire par l’auteur.

L’étude du traitement de l’Histoire par la fiction s’alimentera des travaux de Paul Ricoeur, intéressé par la comparaison du récit de fiction et du récit historique. Si une investigation de premier ordre semble montrer des « prétentions référentielles opposées[6] » – indirectes et subjectives chez le romancier, directes et objectives chez l’historien –, Ricoeur soutient qu’une investigation de deuxième ordre révèle une « structure narrative commune[7] ». La similitude se retrouve ainsi au niveau de la narrativité : nous observerons comment fiction et Histoire interagissent au sein de l’oeuvre, par des analyses textuelles qui espèrent montrer que la configuration du récit est choisie, agencée pour dire l’Histoire.

À ce sujet, l’incipit du roman peut être lu comme programmatique. Dès les premières phrases, la narrativité singulière de l’oeuvre, sa structure, ses thématiques et sa téléologie globale se donnent à lire sur le mode du présupposé[8].

Pythagore Celat claironnait tout un bruit à propos de « nous », sans qu’un quelconque devine ce que cela voulait dire. Nous qui ne devions peut-être jamais jamais former, final de compte, ce corps unique par quoi nous commencerions d’entrer dans notre empan de terre ou dans la mer violette alentour […] ou dans ces prolongements qui pour nous trament l’au-loin du monde ; qui avions de si folles manières de paraître disséminés ; qui roulions nos moi l’un contre l’autre sans jamais en venir à entabler dans cette ceinture d’îles […].

CC, 15

Le roman débute en soulignant l’enjeu d’une narration à la première personne du pluriel : les guillemets et l’italique attirent l’attention sur les deux premières occurrences d’un nous dont l’identité et l’unité semblent problématiques. Ce nous, lié au territoire par les références géographiques – « empan de terre » entouré de mer, « ceinture d’îles » – renverrait au peuple insulaire des Antilles, qui devient le narrateur du roman. Toutefois, son incapacité à former « ce corps unique » pose problème et ses « folles manières de paraître disséminés » se manifestent au niveau de la structure de l’oeuvre : le roman développe une narrativité singulière, qui rompt avec le schéma classique de l’action[9] et lui préfère une esthétique « folle », plurielle, éclatée, fragmentée.

Dans les pages qui suivent, cette tension entre unité et division est liée à ce qui paraît être les thématiques centrales de l’oeuvre : l’oubli, la mémoire et l’Histoire. La dissémination du peuple aurait pour cause une perte mémorielle : « Parce que nous ne commençons jamais de chanter ni de sculpter, sur pierre ni bois, nos récits. Nous ne traçons jamais, dans ce pays que nous ne nommions pas l’Afrique, à même la poussière comme évaporée au tamis du village, ce réduit de notre naissance d’antan » (CC, 16). Les négations cernent un silence – celui d’une Histoire qui n’est pas dite – et la répétition de l’adverbe « jamais » indique un état de fait qui perdure. La narration souligne ainsi des actes qui ne sont pas posés, sous-entendant par opposition ce qui devrait être fait : « chanter », sculpter », « tracer », « nommer » « nos récit » et « notre naissance ». Elle explicite ainsi sa volonté d’écrire sa propre version de l’histoire du peuple antillais.

Significativement, dans Temps et récit, Ricoeur définit le récit comme « un acte de synthèse de l’hétérogène[10] » : soit unir ou rassembler le divers par l’acte de raconter. Il dégage trois étapes de ce processus, qui correspondent à trois mimèsis. La première renvoie à une préfiguration de l’expérience temporelle du sujet, qui appréhende le temps dans sa totalité, soit dans son hétérogénéité, comme « fond opaque ». La deuxième fait référence à la configuration de cette expérience temporelle à travers la « mise en intrigue », qui la synthétise en la racontant. Enfin, la troisième opère la reconfiguration de l’expérience racontée par le biais de la réception du lecteur. Ces trois termes seront repris dans l’analyse et permettront de considérer les spécificités de « l’acte de synthèse » tel qu’il s’accomplit dans le roman et tel qu’il témoigne du traitement singulier de « l’hétérogène » par l’auteur.

Narrativiser l’oubli

Avant d’aborder les thèmes de la mémoire et de l’Histoire, il semble nécessaire d’étudier l’oubli, qui génère l’incapacité du peuple à faire corps et rend nécessaire la réécriture de l’Histoire. Il s’agit pour l’auteur de signifier une absence, un manque, un vide à combler. Pour ce faire, le roman se développe sur le mode de la mosaïque. L’intrigue prend moins la forme d’un parcours unique qu’elle ne se fragmente pour traiter de multiples destinées. Elle se compose d’une pluralité de brèves intrigues ou contes qui mettent en scène de nombreux personnages, occupant différents lieux à divers moments de l’Histoire. Cet apparent éclatement est toutefois traversé par des répétitions : des syntagmes reviennent comme des proverbes, des personnages partagent un même destin et des histoires secondaires reproduisent un même schéma narratif. Ces récurrences suggèrent une cohérence d’ensemble, dans laquelle le thème de l’oubli apparaît comme un noeud signifiant du texte.

Dès les premières pages, l’oubli semble se cristalliser dans le mot « Odono », qui est associé à la folie. Un homme, seul et anonyme, se distingue du narrateur collectif nous pour tout à coup crier qu’il revit la souffrance de la traversée vécue par ses ancêtres : « [I]l saute sur un pied, il casse la tête en arrière, il crie : Odono ! Odono ! Les voitures klaxonnent, les passants rient sans s’arrêter » (CC, 17). Les violences du passé s’imposent au corps et à l’être non pas sous la forme d’un « clair dessin du passé » mais par un cri irraisonné. Il semble moins question d’un retour conscient sur les dates, les lieux et les événements que d’une manifestation incontrôlée d’un malaise, qui signifie un passé oublié. L’homme est pris pour fou, objet de moqueries et isolé de la collectivité qui refuse de s’associer à son mal-être.

La première partie du roman effectue une remontée de quatre siècles, par quatre chapitres qui s’attachent chacun à un ancêtre paternel de Marie Celat : son père Pythagore, son grand-père Ozonzo, son arrière-grand-père Augustus et son arrière-arrière-grand-père Anatolie. Le destin de chacun prend pour toile de fond un moment de l’histoire des Antilles, dans une chronologie à rebours qui remonte du contexte contemporain jusqu’à la société esclavagiste des années 1800. L’exclamation « Odono » traverse cet apparent éclatement et signale l’oubli qui prend place d’une génération à l’autre sous la forme d’un même malaise. Par exemple, il semble être la cause de la séparation des parents de Marie Celat :

Ni Cinna Chimène ni Pythagore ne se demandèrent ce qui avait grandi entre eux comme un champ d’épines. La vie était ainsi. Ce n’était même pas à se poser des questions. L’auraient-ils fait qu’ils n’eussent pour autant jamais deviné que le champ d’épines recouvrait le souvenir impossible ([…]) d’une catastrophe dont le mot Odono résumait l’écume frêle et révocable ; que leurs discours en apparence contradictoires signifiaient un identique malaise et qu’ils avaient peiné à vivre ensemble pour la raison qu’ils ressentaient la même brûlure, portaient le même trou dans la tête.

CC, 44

La mémoire défaillante des personnages se manifeste dans leur « identique malaise », qu’ils formulent par des « discours en apparence contradictoires », soulignant leur difficulté à traduire ce vécu en mots. Dès lors, « Odono » symboliserait une réminiscence inexplicable, cristalliserait ce qui isole les êtres : un passé qu’ils ont en partage, mais qui semble inaccessible, « jamais deviné », un « souvenir impossible ». En effet, « Odono » apparaît comme une trace fragile, presque inexistante, « frêle et révocable », de cette « catastrophe », terme connoté qui fait de ce qui a été oublié un événement décisif, dramatique. L’oubli est alors lié à une souffrance physique – un « champ d’épines », une « brûlure », un « trou dans la tête » – qui manifeste le manque, le vide, ce qui empêche le couple de rester ensemble et, au niveau social, ce qui empêche la collectivité de faire corps.

Au terme de la remontée de quatre siècles qui constitue la première partie, le roman s’interrompt à la « Mitan du temps », où il commente sa propre entreprise : « Le cyclone du temps noué là dans son fond : où il s’est passé quelque chose que nous rejetons avec fureur loin de nos têtes, mais qui retombe dans nos poitrines, nous ravage de son cri » (CC, 137). Les termes « noeud » et « noué » reviennent dans le roman. Ils renvoient à un « croisement », un « point où plusieurs choses interfèrent », ce qui semble significatif dans la mesure où l’éclatement du roman trouve son sens dans les correspondances qui se nouent entre ses différentes parties. Dans ce passage, le temps est « noué » à un certain point, arrêté « dans son fond », soit dans sa partie la plus éloignée et inaccessible. Au fond, il y a ce « quelque chose », cet événement que la narration plurielle rejette « avec fureur » : possiblement cette origine souffrante que la collectivité nie et refuse rationnellement de confronter, mais qui revient involontairement et s’impose au corps par un « cri » : Odono !

Cette seconde partie se compose de très brèves histoires. La narration passe de l’une à l’autre en commentant : « Nous sautons de roches en roches dans ce temps ! » (CC, 138) Les roches symboliseraient des morceaux du passé et les sauts manifestent le mouvement de la narration qui passe rapidement de l’un à l’autre, « dans ce temps » qui semble presque mythique : celui des origines, des débuts de la traite. Sur le mode de l’étoilement, cette partie propose une représentation poétique du « temps d’avant » à travers des symboles forts : le suicide du peuple Caraïbe – les premiers habitants des îles –, les actes de guerre de Aa – l’un des premiers marrons qui résiste au système esclavagiste –, l’acte « insoutenable » d’une femme qui tue son nouveau-né pour lui épargner une vie d’esclave. Cette partie raconte à la fois la violence et la dépossession vécues, l’humiliation et la déshumanisation d’un peuple ainsi que ses actes de révolte. Elle condense apparemment ce qui a été oublié : un passé occulté parce que trop souffrant, mais également parce qu’il n’est pas raconté par l’histoire dite officielle.

En effet, à l’origine de l’oubli, il y aurait non seulement le déni et la souffrance du peuple, mais aussi l’histoire officielle des Antilles, telle qu’elle se donne à lire dans les manuels français étudiés par les jeunes martiniquais à l’école. Face aux livres de leur fille Marie Celat, Cinna Chimène et Pythagore sont fascinés et la prient de leur révéler ce qui y est écrit. Cinna s’efforce d’y trouver les arguments « pour mieux défendre et illustrer sa conviction que les Nègres étaient voués à la laideur » (CC, 33) : elle manifeste l’intériorisation d’un complexe d’infériorité du Noir colonisé qui s’auto-dénigre et se croit prédestiné à la disgrâce, ce que confirment les images des manuels. Pythagore, quant à lui, y cherche « une réponse », « la trace de ce pays jadis marqué d’immensité » (CC, 32) et projette sur les cartes de la Bretagne une Afrique rêvée. L’attitude du père souligne le décalage entre son questionnement et les explications proposées par les manuels d’Histoire. Le roman montre ainsi le rapport aliéné du peuple antillais à son identité et à son passé.

À l’opposé, l’auteur confère un regard critique à Marie Celat. À propos de ces mêmes manuels, en discours indirect libre, le personnage et la narration formulent de concert : « [L]es livres n’ont cessé de mentir pour le meilleur profit de ceux qui les produisirent » (CC, 34), énonçant une prise de position par rapport à l’éducation de l’histoire aux Antilles. Le « mensonge » et le « profit » sont condamnés, la prétention à l’objectivité du discours historique est démontée et les avantages économiques et la volonté de domination de ceux qui produisent les livres – les partisans de l’ordre colonial – sont révélés.

Dans ce sens, par l’écriture romanesque, Édouard Glissant proposerait un contre-discours à l’histoire officielle. Dans La Case du commandeur, la narrativité semble mobilisée pour signifier, par la reproduction du thème de l’oubli chez les personnages, une expérience temporelle qui tient moins d’une lecture claire et linéaire du passé que d’une perception de l’Histoire comme un « fond opaque ». L’éclatement du récit – qui multiplie les personnages, les anecdotes, les lieux et les époques – simulerait l’expérience temporelle telle qu’elle est vécue, mimerait la préfiguration du sujet qui appréhende le temps dans sa totalité et dans son hétérogénéité.

Traces de la mémoire

Face au constat de cette amnésie collective, la narration se met sur les traces de la mémoire. Le roman semble prendre la forme d’une enquête, qui piste l’envers silencieux de l’Histoire et tenterait de dévoiler un passé jusque-là voilé, ignoré, oublié. Dans ce sens, le terme « trace » revient dans l’ensemble de la poétique de Glissant[11] et situe ses oeuvres au coeur d’une interaction entre le présent et le passé. En effet, la trace peut être comprise comme la « présence de l’absence », soit ce qu’il reste dans le présent de ce qui est révolu.

Pour approcher « la trace », le roman doit opérer sur le mode de la fouille, comprise comme une « excavation pratiquée dans la terre pour mettre à découvert ce qui y est enfoui[12] ». La narration s’investit du devoir de déterrer ce qui est caché, et ce, par les mots. Dans la troisième partie consacrée au personnage de Marie Celat, cette dernière, lorsque son ami Mathieu continue « en rond » son discours sur la situation actuelle du pays, « n’entendait que ce vent qui battait dans sa tête. Ce vent venu du plus loin, qui déracinait les mots et fouillait le grand silence. Elle voyait le fond d’une mer, le bleu sans mesure d’un océan où des files de corps attachés de boulets descendaient en dansant [] » (CC, 195). Le vent arrache le personnage au présent et le plonge dans l’Histoire pour lui montrer la détresse des esclaves que l’on jetait par-dessus bord. Ce « vent venu du plus loin » peut se comprendre comme la métaphore d’un souffle de la mémoire en provenance du début de l’histoire des Antilles. Ici, l’écriture renvoie non seulement au vécu de Marie Celat, mais commente également son propre effort : les verbes d’action soulignent la volonté de l’auteur d’agir par l’écriture du roman. Le verbe « déraciner » évoque l’acte d’arracher, ici « les mots », tels qu’ils recouvrent et cachent : il s’agirait, par le roman, d’arracher les mots d’une histoire officielle qui masque et voile le passé tel qu’il a été vécu par ceux qui ont été transbordés. À ces « mots » s’oppose « le grand silence », métaphore d’un passé silencieux, occulté, qui reste à dire et que le vent, comme l’écriture, « fouille », creuse pour en révéler les traces.

Dans cette perspective, le roman La Case du commandeur s’écrit comme un « inventaire[13] » des traces de la mémoire collective, un recueil d’indices et de témoignages du passé antillais, dans un foisonnement qui cumule les données. La narration, en quête d’indices, « cherch[e] la trace » (CC, 138) et imiterait ainsi le mouvement de l’enquête archéologique : elle parcourt le territoire de la Martinique, traverse les époques de l’Histoire, retrace les contes et les légendes du peuple antillais et interroge des générations de personnages. Dans ce sens, le recours au témoignage devient polyphonie : depuis les quatre siècles que parcourt le roman, plusieurs regards se posent sur le « temps d’avant », celui des origines, de la traversée et de l’esclavage. L’Histoire est racontée à partir d’une multiplicité de points de vue, comme le narrateur nous le suggère mais encore, plusieurs voix se partagent la narration, les personnages s’approprient la parole ou formulent leurs pensées de concert avec le narrateur, en discours indirect libre.

L’enquête s’observe également par la récurrence des questions, et notamment des adverbes interrogatifs « comment » et « pourquoi ». Le récit interroge l’Histoire, tente d’expliquer le présent à la lumière du passé, selon la logique de la cause-conséquence. Toutefois, la difficulté qu’il rencontre dans cet effort de reconstruction de l’Histoire est avouée par les nombreuses occurrences de verbes comme « hasarder », « supposer », « deviner » et « hésiter ». Les questions restent sans réponse et la narration doit fonctionner sur le mode de l’hypothèse, du conditionnel. À cet effet, elle dévoile son mode de fonctionnement sous la forme d’un métatexte[14] : « C’était là une de nos manières de courir au bout de la mémoire […] et nous devions imaginer le monde au loin, à partir de si peu d’éléments, et si menteurs, dont nous avions pu prendre connaissance » (CC, 152). L’écriture réaffirme sa volonté de « courir au bout de la mémoire ». Cependant, la répétition des « si » souligne l’abondance des obstacles rencontrés, soit le peu d’éléments et leur valeur douteuse. Dès lors, la narration reconnaît « devoir » suppléer aux manques d’informations fiables par un effort d’imagination. La fiction compose une Histoire à partir d’une fabulation avouée : elle confesse sa subjectivité et abandonne toute ambition à l’objectivité, toute prétention à la vérité.

La Case du commandeur propose ainsi une configuration singulière de l’Histoire. L’« acte de synthèse » qu’elle propose semble maintenir la diversité, l’opacité et l’hétérogénéité du passé antillais. Ce choix esthétique est explicité par un passage de l’oeuvre. À la fin de la première partie, Anatolie Celat, ancêtre de Marie, raconte à chacune de ses conquêtes une partie d’un récit, que les femmes tentent ensuite de mettre en commun pour recomposer « cette histoire éternellement inachevée » (CC, 111). Par jeu, elles confient au propriétaire de la plantation, lorsqu’il s’impose à elles, leur partie de l’histoire, qu’il raconte lui-même à sa femme, qui « tint registres des pans incohérents du récit » (CC, 114), « cherchant l’ordre et la clé » (CC, 115). Ce passage s’offre comme une mise en abyme du roman, dans la mesure où il fait « saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’oeuvre[15] » : l’histoire d’Anatolie reproduit une forme éclatée qui résiste à l’effort de reconstitution par le public. Significativement, la femme du propriétaire, auparavant occupée à écrire l’histoire de la famille de son mari, est désormais obsédée par le récit d’Anatolie : « [A]insi ces histoires cassées avaient-elles chassé l’Histoire de son pupitre » (CC, 155). La substitution, qui voit les « histoires cassées » remplacer « l’Histoire », souligne le parti pris et la volonté de subversion du roman. La Case du commandeur oppose à l’ordre d’une Histoire écrite et dite officielle le désordre d’une mémoire orale, transmise de bouche-à-oreilles, teintée d’imaginaire et disséminée entre les membres de la collectivité.

Réécrire l’Histoire par le moyen de la fiction

Il s’agira maintenant d’observer comment l’histoire du roman, parce qu’elle met en branle une narrativité singulière qui tient moins de l’ordre que du désordre, de la linéarité que de l’éclatement, permet à la fiction de donner une représentation spécifique de l’Histoire. D’abord, le terme « réécriture » suppose une écriture première, qui serait révisée, remaniée par un discours second. Précisément, La Case du commandeur intègre une première histoire des Antilles – écrite par les colonisateurs – dans les références aux manuels scolaires d’histoire et par certains passages qui prennent la forme de citation :

« Les habitants de ce pays furent transportés d’Afrique dans ce qu’on appelait le Nouveau Monde sur des bateaux négriers où ils mouraient en tas. On n’ose estimer à près de cinquante millions le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants qui furent ainsi arrachés à la Matrice et coulèrent au fond de l’Océan ou furent échoués comme écume au long des côtes américaines. Le sud-ouest de l’actuelle Guinée pourrait avoir donné le principal de notre peuple. » Ce calme énoncé suppose que toutes choses depuis ce jour du transbord se sont émues du même puissant et paisible souffle où la mémoire de tous se serait renforcée […]. Mais l’amas de nuit pèse et nous couvre.

CC, 18

Isolé de la narration par les guillemets, ce « calme énoncé » reprend des propos dits objectifs sur la traite négrière. Les faits sont présentés de manière distanciée, considérés en termes de données vérifiables, soit par les chiffres et la localisation géographique. Toutefois, immédiatement après, la narration commente la facticité du passage cité, qui suppose une mémoire continue. Plus loin, la conjonction « mais » introduit une idée contraire, oppose à la clarté de l’énoncé factuel le poids d’ombre d’un « amas de nuit » qui « pèse » et « couvre » le narrateur, manifeste l’oubli, la discontinuité de la mémoire et les silences d’une Histoire dont certains épisodes ont été tus.

Ainsi, dans La Case du commandeur, il s’agit moins de donner une description factuelle de l’Histoire que de représenter la manière dont elle a été vécue et la portée générale et actuelle qui s’en dégage. À la prétention à l’objectivité du discours historique, le roman préfère la sensibilité subjective du récit de fiction. La narration s’abstient de « situer », « décrire », « dessiner », « nommer », « égrener », « désigner » les faits de l’histoire antillaise et se justifie ainsi : « ([C]omment le pourrions-nous, après tant de mers et d’effrois, tant de bleu nuit des fonds de mer où nous avons coulé, les boulets enfoncés dans nos ventres comme des soleils) » (CC, 16-17). La narration traduit l’expérience traumatique de la calle des bateaux négriers par le travail poétique de la langue et les métaphores. La locution « tant de mers et d’effrois » peut renvoyer à la durée interminable et à l’horreur de la traversée, tandis que les deux occurrences de l’adverbe « tant » et l’utilisation du pluriel montrent une accumulation, soit la répétition de ce vécu non pas par cinquante millions mais par un nombre incalculable et terrifiant d’êtres humains. L’antithèse joue du contraste entre le « bleu nuit des fonds de mer » et l’éclat céleste supposé par les « soleils », mobilise le choc des contraires pour signifier une expérience limite, indicible. En effet, la comparaison antithétique « les boulets enfoncés dans nos ventres comme des soleils » peut être comprise à la fois dans le sens de l’asservissement et de la déshumanisation – où le terme « boulet » renvoie à l’esclavage –, et dans le sens opposé d’un espoir possible, « des soleils » dans « nos ventres » comme élévation fantasmée d’une possible libération future.

Comme le souligne Paul Ricoeur dans son article « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit », le travail de la métaphore et du langage poétique permet une « redescription de l’expérience de la réalité[16] », où il s’agit de décrire, à nouveau, moins la réalité que l’expérience qu’en fait le sujet. Dans La Case du commandeur, la forme que prend cette « redescription » suggère une certaine conception de l’Histoire. En effet, les choix esthétiques – la narration éclatée, la diversité des personnages, des lieux et des époques, le travail poétique du langage – ne donnent pas une représentation fixe et unique de l’Histoire. La fiction multiplie plutôt les histoires et préserve le mouvement de la quête : aux verbes « situer », « nommer », « désigner » (CC, 16), qui traduiraient les faits d’une Histoire donnée une fois pour toute, l’écriture semble préférer les verbes « fouiller », « déraciner » (CC, 195), qui montrent une Histoire en train de se faire et de se refaire. Elle est mouvement, découvertes et (ré)interprétations jamais arrêtées des traces du passé, par un sujet historique lui-même en train de se faire. Ainsi, « par le moyen du récit, nous “réfléchissons sur” les événements en les re-racontant et en les récrivant[17] ». L’acte de raconter à nouveau et de réécrire impliquerait une « réflexion sur », soit une réinterprétation actuelle des événements passés : l’Histoire est sans cesse à imaginer, à partir du présent, en vue du futur.

Dans ce sens, la narration au nous tend à faire d’un peuple entier le narrateur du roman. Ce choix semble révélateur dans la mesure où les narrations de première personne offrent le regard intérieur et subjectif d’une instance qui prend part à l’histoire racontée. Le nous a toutefois la spécificité d’introduire une voix potentiellement plurielle : il permet soit les relais de parole de différents « je » ou encore, d’un « je » qui prend la parole au nom d’une collectivité. À cet effet, suggérée dès l’incipit, la volonté du roman d’unir le peuple antillais trouve son écho dans les dernières lignes du roman : « Nous, qui avec tant d’impatience rassemblons ces moi disjoints ; dans les retournements turbulents où cahoter à grands bras, piochant aussi le temps qui tombe et monte sans répit ; acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans cette obscurité difficile de nous » (CC, 239). Cet extrait suggère d’abord que le pronom nous rassemble des « moi disjoints » : le temps présent suppose un acte en train de se faire – possiblement l’acte d’écriture lui-même – et suggère que l’utilisation du pronom par la narration permettrait de mettre ensemble des « moi » conçus comme des individualités distinctes. Le pronom nous chercherait ainsi à « contenir » ou à condenser en lui-même « la part inquiète de chaque corps », soit une part que chaque individu aurait en partage. L’unité ainsi créée tend à rassembler la diversité des « moi disjoints » sur la base d’une similitude, et ce, à l’intérieur d’un ensemble caractérisé par son « obscurité difficile » : le pronom se maintient divers, préserve sa part insaisissable et inintelligible, se refuse à la simplicité.

Ce passage condense l’effort du roman pour unifier le peuple antillais sans nier sa diversité, en lui donnant un « récit fondateur » qui rassemble les traces du passé sans en fixer l’interprétation. Dans ce sens, le pronom nous semble inclusif : la narration englobe son public, additionne au « je » qui écrit les « je » qui lisent, dans un acte de création qui serait conjoint, collectif. Ainsi, la configuration singulière de l’Histoire par le roman – qui préserve l’hétérogénéité du passé antillais – trouve sa complétude dans l’acte de lecture, qui opère la reconfiguration de l’expérience racontée. De cette réception « dépend [le] pouvoir du monde du texte de révéler et de transformer le monde du lecteur[18] » : par le monde fictif qu’il engendre, le roman mobiliserait son « pouvoir » de « révéler » et de « transformer » la perception qu’a le lecteur de sa propre réalité. Chez Glissant, il pourrait s’agir de révéler une Histoire auparavant tue, d’en proposer le récit pluriel et sensible afin d’unir, sur la base d’un passé commun, le peuple actuel des Antilles, de lui permettre de s’enraciner dans le territoire et d’envisager un avenir et des projets collectifs.

Pour conclure, dans le roman La Case du commandeur, Édouard Glissant semble déployer une « archéologie de la mémoire ». La structure du récit et la narrativité singulière de l’oeuvre sont agencées pour mimer l’oubli du peuple et, en contrepartie, pour figurer le mouvement de fouille d’une écriture sur les traces de la mémoire. L’oeuvre propose ainsi une configuration singulière de l’Histoire, qui trouve sa cohérence interne dans l’articulation de sa forme – une narrativité éclatée, multiple – à son contenu – une mémoire plurielle, subjective, qui fonde l’identité mosaïque du peuple antillais. Dans ce sens, à la rencontre du récit de fiction et du récit historique, Paul Ricoeur constate que

nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit[19].

Face à l’histoire officielle et aux horreurs du passé, La Case du commandeur se trouve investi d’un devoir de mémoire, répond à la nécessité de briser le silence par la réécriture de l’histoire antillaise.