Volume 41, Number 3, 2010 Littérature et anarchisme Guest-edited by Sebastian Veg
Table of contents (13 articles)
Études
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Fiction et violence entre auteur et Créateur
Uri Eisenzweig
pp. 17–27
AbstractFR:
La spécificité du « terrorisme » consiste en une violence perçue comme intrinsèquement dépourvue de sens : arbitraire quant à ses victimes immédiates, aléatoire quant aux lieu et moment où elle se produit. Objet de la fascination horrifiée d’une modernité se voulant rationnelle, le « terrorisme » fut initialement associé au personnage de l’« anarchiste » tel que l’imagina le discours dominant de la fin du XIX e siècle, qui n’y vit que nihilisme et destruction. Mais un siècle plus tard, la fiction de l’anarchiste-poseur-de-bombes devenue triviale et folklorique, c’est une autre figure qui incarne désormais l’origine de la violence aveugle : le religieux. La différence, essentielle, étant que l’anarchisme ne fut pas vraiment à l’origine des bombes des années 1890, alors que les attentats d’aujourd’hui sont presque toujours revendiqués par les mouvements religieux qui les commanditent. Et avec ceux-ci, c’est une inversion curieusement symétrique du masque nihiliste d’antan qui est imaginée derrière le non-sens de la tuerie : la nature ineffable et indescriptible d’une Autorité transcendante. Le terrorisme, ou d’une fiction l’autre.
EN:
The specificity of “terrorism” resides in the perception of intrinsically pointless violence that is both arbitrary towards its victims and random in its time and place of occurrence. The topic of today’s horrified fascination in a world that prides itself on being rational, “terrorism” was initially the work of the “anarchist” as described by mainstream 19th century society: a source of nihilism and destruction. However, a century later, blind violence is now the work of someone other than the trivialised bomb-wielding anarchist of lore: the cleric. There is a critical difference between the two: whereas the 1890s bombs were not really the work of anarchists, responsibility for today’s attacks is almost always claimed by the clerical groups that funded them. It could be said that these groups flip the face of yesteryear’s nihilism in an oddly symmetrical fashion, justifying senseless killings in the name of the enduring mystique of a transcendental Authority. Terrorism, or from one fiction to the other?
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Allégorie et anarchisme : Le fumier de Saint-Pol-Roux
Cécile Barraud
pp. 29–40
AbstractFR:
Second volet des Grands de la Terre, trilogie dramatique de Saint-Pol-Roux, Le fumier est publié à La revue blanche entre mai et août 1894. Le contexte des attentats anarchistes perpétrés depuis 1892 favorise l’émergence de voix littéraires qui jettent un anathème poétique sur l’organisation sociale : La revue blanche publiera aussi une scène de Tête d’Or en mai 1895. Poétique, dans la mesure où Saint-Pol Roux, pas plus que Claudel, ne cherche à faire de théâtre à thèse : dans Les grands de la Terre, dédiés à Henry de Groux et sous-titrés « fresques », l’allégorie figure bien le tableau de la révolte des miséreux. Mais l’allégorie est aussi un ressort stratégique. Publié à La revue blanche, périodique dont la sympathie aux anarchistes tenait à rester discrète, Le fumier doit être lu en résonance avec les textes parus simultanément et dont l’anarchisme demeure, grâce au langage infiniment interprétable de l’allégorie, ostensible et silencieux. Dans cette perspective, le cryptage poétique opéré par l’allégorie dans Le fumier ferait d’elle un procédé politique par excellence.
EN:
Le fumier, the second instalment from Saint-Pol-Roux’s dramatic trilogy Les grands de la Terre, was published in La revue blanche between May and August of 1894. The anarchist attacks of the two previous years had given rise to literary voices set out to castigate social structures with poetry, with La revue blanche even publishing a scene from Tête d’Or in May of 1895. Why poetry ? Because neither Saint-Pol-Roux nor Claudel would give in to argumentative plays. The allegorical Les grands de la Terre, dedicated to Henry de Groux and subtitled “fresques”, depicts the revolt of the poor. Yet, allegory is also a strategic ploy. Its publication in the quietly pro-anarchist La revue blanche requires that Le fumier be read in context with other published writings of the day, the obvious yet unscripted anarchist undertones of which were expressed through the infinitely equivocal tool that is allegory. From this standpoint, the allegory-driven poetic encryption in Le fumier would make a political weapon of such a tool.
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Franz Kafka et l’anarchisme
Michael Löwy
pp. 41–50
AbstractFR:
Kafka s’intéressait à l’anarchisme — il a fréquenté pendant les années 1910-1912 des cercles anarchistes à Prague — mais il n’était pas un « écrivain anarchiste ». Son oeuvre ne saurait être réduite à une doctrine politique, quelle qu’elle soit, mais on peut repérer les liens souterrains entre son esprit anti-autoritaire, sa sensibilité libertaire, ses sympathies pour l’anarchisme d’une part, et ses principaux écrits de l’autre. Ces passages nous ouvrent un accès privilégié à ce qu’on pourrait appeler le paysage interne de l’oeuvre de Kafka.
EN:
Although Kafka took an interest in anarchism, associating with anarchist organisations in Prague from 1910 to 1912, he was not himself an “anarchist author”. Indeed, his writings should not be narrowly misconstrued as a given political doctrine. However, one can discern the underlying connections between, on the one hand, his dislike of authority, his libertarian bend and his sympathies for anarchism, and his writings on the other. These excerpts shine a privileged light on what one could describe as the “internal scenery” of Kafka’s oeuvre.
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Maldonne et rédemption. Le concept d’anarchisme littéraire dans l’histoire culturelle de l’Empire (austro-hongrois) – l’exemple tchèque
Xavier Galmiche
pp. 51–66
AbstractFR:
Pour le grand public, la littérature tchèque moderne a commencé avec Les aventures du brave soldat Chweïk de Jaroslav Hašek, oeuvre cardinale de l’anarchisme littéraire d’Europe centrale. Cette contribution a pour but de revenir sur cette idée reçue en dessinant les rapports à la fois féconds mais tendus tissés entre anarchisme politique et littéraire, des années 1890 aux années 1920 environ (la naissance du concept d’anarchisme littéraire reflète la dépendance étroitement ancillaire de la réflexion esthétique au discours politicien), en proposant un élargissement du concept d’anarchisme littéraire vers les oeuvres expressionnistes (Kafka, Klíma, Váchal, Deml), en explorant les analogies repérables dans les littératures voisines, et en mettant en cause la radicalité de la modernité développée par ces anarchistes. En dépit de cette maldonne conceptuelle initiale, ce concept peut se révéler d’une grande utilité pour qualifier certaines valeurs et pratiques littéraires : l’ambition de transposer dans le champ esthétique un idéal sociopolitique, mais plus généralement, la reconnaissance d’une autre dépendance, celle du programme artistique à une soif d’absolu spirituel et à une tradition, remontant au moins à l’apophase romantique.
EN:
For most of us, modern Czech literature began with Jaroslav Hašek’s The Good Soldier Åoevejk, a pillar of Central Europe’s literary anarchism. This article seeks to dispel such a perception by revealing the prolific yet tense interplay between anarchism of the political and literary varieties that took place from the 1890s to the 1920s. (The concept of literary anarchism came to be as a result of the close dependency of esthetical thinking on political discourse.) To that end, this article dwells on relevant analogies from other literary genres, and questions the radical nature of the modernity brought upon by these anarchists. Despite the initial misleading notion, this concept can prove quite useful to qualify certain literary values and practices: the ambitious transposition of socio-political ideals to the field of aesthetics, or a more general acknowledgement of another dependency, that of the artistic quest on a thirst for tradition and a spiritual absolute, at least going back to the romantic apophasis.
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Velimir Khlebnikov : l’anarchisme et les utopies langagières
Luba Jurgenson
pp. 67–85
AbstractFR:
Sur l’exemple de Khlebnikov, la dimension anarchiste de la pensée et de l’art russe est analysée à travers le rapport entre le politique et le langage. Les futuristes portent l’explosion insurrectionnelle au sein même du signe, s’identifiant ainsi avec la violence révolutionnaire et initiant une quête de l’absolu qui a pour horizon une langue universelle pré-babelienne basée sur une révision complète du sens.
EN:
Taking after Khlebnikov, the relationship between politics and language serves to analyse the anarchistic side of the Russian psyche and art. By embedding insurrectional explosions within signs, futurists side with the violence of the revolution and set out to find an absolute whose horizon is a pre-Babelian universal language rooted in a thorough recasting of meaning.
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Démocratie, anarchisme et révolution littéraire dans la Chine du 4 Mai
Sebastian Veg
pp. 87–102
AbstractFR:
Le mouvement du 4 mai 1919 en Chine présente la particularité d’appeler de ses voeux une démocratisation dont l’impulsion a été donnée par l’écriture de fiction. Cette nouvelle littérature, en langue vernaculaire et de forme supposément occidentale, est destinée à transformer son lecteur en citoyen, faisant symboliquement table rase de la « tradition ». Au-delà de leurs affinités, historiquement documentées, avec l’anarchisme politique, les penseurs du 4 mai valorisent plus largement la posture nihiliste d’une écriture de fiction qui se pose comme origine absolue et comme acte pur, comme le révèle l’étude du « Journal d’un fou » de Lu Xun (1918). Si les intellectuels rejettent la modernisation par les institutions pour lui préférer une démocratisation « profonde » par la culture, une autre célèbre nouvelle de Lu Xun, « L’édifiante histoire d’a-Q », montre comment l’écrivain dépasse la critique purement individuelle pour poser symboliquement à la communauté la question des normes justes, sans pour autant en trancher le contenu. De cette manière, la radicalité de l’interrogation anarchiste sur l’organisation sociale continue à marquer la réflexion sur la démocratie qui caractérise le mouvement du 4 mai.
EN:
Of particular interest in China’s May 4, 1919, movement is an expressed wish for democratisation stemming from fictional writing. Allegedly taking after occidental fashion, such new vernacular literature sought to turn readers into citizens, symbolically doing away with “tradition”. Studying Lu Xun’s 1918 Diary of a Madman, one learns that beyond their historically documented affinity with political anarchism, May 4 leaders generally favoured the nihilist stance of a written fiction that claimed to be both an absolute beginning and pure. The True Story of Ah Q, another well-known short story by Lu Xun, reveals how the writer transcended purely selfish critique to put fair standards to the community without taking a position. This evokes the intellectual elite’s rejection of institutions in the modernisation process and their preference for a “deeper” democratisation through culture. Thus, anarchism’s radical questioning of social organisation continued to inform the democratic aspirations that underpinned the May 4 movement.
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Heiner Müller : un anarchiste dans le communisme ?
Jean-Pierre Morel
pp. 103–116
AbstractFR:
Dans son autobiographie, vers la fin de sa vie, Heiner Müller (1929-1995) reproche à la civilisation occidentale d’être fondée sur les principes de la délégation et de la figuration symboliques. Comme ce sont aussi les principaux mécanismes de la représentation dans les démocraties modernes, on pourrait voir dans cette mise en cause l’équivalent d’une prise de position anarchiste, « un refus d’accorder quelque légitimité que ce soit à la représentation politique » (Uri Eisenzweig). Le principal écrivain de théâtre en RDA depuis la mort de Brecht serait-il donc un anarchiste dans le communisme ? C’est l’examen de ses pièces qui permet d’amorcer une réponse : elles partent souvent de situations d’urgence (guerre ou révolution) dans lesquelles un individu ou un groupe se voit (ou se croit) chargé de tuer d’autres hommes au nom d’une cause, d’un parti ou d’un camp. La « représentation » de l’Autre, la possibilité d’être son mandataire, est alors mise à la question : déléguée à un homme ou à un groupe par un acteur collectif, la violence peut-elle s’exercer d’une manière équilibrée et contrôlée en même temps qu’efficace ? N’a-t-elle pas plutôt immanquablement partie liée à l’aveuglement, à la brutalité, voire à la barbarie ? Et quelles « fins de partie » s’offrent à ceux qui refusent cette délégation : l’« asocialité » ? la trahison ? le sacrifice ? Toutefois, ces textes ne se réduisent pas à illustrer, de façon didactique ou tragique, une casuistique révolutionnaire : la figure de l’auteur y est aussi mise en jeu. Elle tente de se soustraire à la fonction de « porte-parole », de représentant, d’une classe ou d’une cause, mais sans personnifier pour autant un pouvoir propre à la littérature, qui permettrait à celle-ci de redessiner le monde à sa fantaisie. L’auteur est toujours impliqué dans — et divisé par — cette critique de la « représentation », qui a finalement plus à voir avec la dimension totalitaire de la politique qu’avec l’idéologie anarchiste.
EN:
Towards the end of his life, Heiner Müller (1929-1995) complained in his autobiography about the reliance of Occidental civilisation on the principles of delegation and symbolic figuration. Since these principles are also the main underpinning of the concept of representation in modern democracies, one could construe Müller’s complaint as the expression of an anarchistic viewpoint, “the refusal to acknowledge any legitimacy whatsoever to political representation” (Uri Eisenzweig). Was the DDR’s foremost playwright since Brecht’s demise a communist anarchist? A study of his plays gives a glimpse of an answer: often set in emergency situations (be it a war or a revolution), they showcase a (self delusional) person or group tasked with killing others in the name of a cause, a movement or a side. One can therefore question the validity of “depicting” another or acting on his behalf: can violence, whether delegated to a person or a group by a collective source, be inflicted in a way that is all the while balanced, controlled and efficient? Instead, is violence not always synonymous with blindness, brutality or even barbarism? And would he who declines such a mission end up being cast away from society, branded a traitor or forced to sacrifice himself? However, those writings are not merely didactically or tragically illustrative of a revolutionary case mix, for they also compromise the author’s representation. While this mix may skirt its obligation to speak on behalf of a representative, a class or a cause, it does not embody literature’s particular power to redraw our world according to its own whim. The author is always part of – and torn by – this criticism of “representation”, which ends up dealing more with the totalitarian aspect of politics than with anarchistic ideology.
Analyses
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Portraits du critique en diariste indécis. Roland Barthes et l’écriture du journal personnel
Valérie Stiénon
pp. 119–131
AbstractFR:
Roland Barthes n’a cessé de questionner les rapports complexes entre l’essai et le récit personnel, brouillant leurs frontières respectives en une forme d’écriture qu’il nomme le romanesque. Devenu professeur au Collège de France, le « dernier Barthes » s’interroge avec insistance sur cet aspect majeur de sa pratique d’écriture. Si elle se pose de façon insistante à ce moment précis de l’élaboration de sa pensée et de sa théorie, la question du journal personnel ne se laisse cependant appréhender qu’à travers une rhétorique volontiers hésitante et contournée. À partir du métadiscours théorique et de la pratique effective de l’écriture du journal personnel chez Roland Barthes, l’article met en évidence les obstacles génériques et les positionnements auctoriaux tour à tour rencontrés et développés par le critique-écrivain.
EN:
Roland Barthes never stopped revisiting the complex relation between essay and journal, until he blurred their distinctions into a writing style he described as “romanesque”. By then a professor at the Collège de France, the “last Barthes” dwelled upon this important facet of his writing. While the notion of journal was then quite present in his mind as he was developing his theory and his thinking, it only comes to the fore through a rhetoric that is often timid and indirect. This article calls on Barthes’ theoretical meta-discourse and his effective journal writing to highlight those generic obstacles and authorial positions he either encountered or developed as a critic-cum-author.
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Albert Cohen et les séductions de la parole narrative
Maxime Decout
pp. 133–145
AbstractFR:
Albert Cohen apparaît comme un écrivain sensible à tout ce qui bruit dans le réel. Romancier de l’oreille autant que de la bouche, il cherche au creux de discours comme une mélodie première où le dire serait à même de commander l’ordre du monde. Chez lui, le personnage est toujours une sorte de narrateur. C’est pourquoi la voix narrative s’auréole d’un attrait hors du commun. Proche du personnage sans pour autant disparaître, cette voix, toujours immatérielle et pourtant présente, parle le texte, et tisse des liens privilégiés avec les personnages et le lecteur vers qui elle semble s’avancer, autant pour murmurer à l’oreille que pour embrasser, grâce à la multiplication de métalepses. Certains personnages sont de la sorte élus et distingués par l’empathie affichée par le narrateur, afin de souligner l’essentialité des valeurs dont ils sont porteurs.
EN:
Albert Cohen is sensitive to the murmur of the world and can thus be said to resort as much to sounds as to words. The latter seem to contain a kind of primal, harmonious melody that can utter the world into existence. Characters are always more or less narrators. The narrative voice is always deeply alluring in Cohen’s works: it is both close to that of the character and a voice in its own right, immaterial yet intensely audible. It utters the text, creating a link with both characters and readers. Numerous metalepses seem to suggest that this voice moves toward t he readers, whispers to them and embraces them. Meanwhile, some characters appear singled out by the narrator’s empathy toward them, which foregrounds the importance of the values they embody.