C’était d’une telle évidence, elle s’était laissé convaincre facilement. Ils avaient trouvé les mots, ils avaient une telle assurance quand ils s’étaient présentés au lendemain des funérailles qu’elle n’avait pas hésité très longtemps. Ils prétendaient avoir besoin de la maison. Pour la démolir. À bien y penser, ce n’était qu’une vieille maison délabrée, usée par des années sans entretien. Si petite qu’aucune famille d’aujourd’hui ne pourrait y tenir, et toutes ces réparations à envisager, non, ce serait vraiment insensé. En plus, au bout d’un rang perdu… Avait-elle pensé à tout cela dès lors qu’elle se retrouvait seule ? lui répétaient-ils en appuyant sur le mot seule. Elle avait bien eu un geste de recul quand ils avaient parlé de démolir la demeure, mais on n’arrête pas le progrès, ma petite dame, avaient-ils dit en riant, l’achat de la maison et surtout sa disparition leur permettrait de construire cette porcherie dont l’économie locale ne pouvait se passer. Marché conclu. La somme qu’elle avait retirée de la vente, bien que dérisoire, lui semblait exorbitante. Elle n’avait jamais possédé autant d’argent. En fait, elle n’avait jamais rien possédé. Et pour ajouter à l’impression d’abondance, comme elle venait d’atteindre soixante-cinq ans, elle reçut un premier chèque de la Sécurité de la vieillesse. Une sorte de vertige s’empara d’elle. La vie s’ouvrait. Trop tard, bien sûr, mais elle s’ouvrait tout de même. Elle ne savait que faire de ce cadeau. Fille unique d’un couple asocial, elle était née dans cette maison et ne l’avait jamais quittée. Son père était mort, foudroyé par le cancer alors qu’elle était adolescente. Elle avait cessé de fréquenter l’école pour rester avec sa mère. Ce qui l’avait déchargée d’un grand poids ; sa timidité maladive, son physique ingrat, sa pauvreté attiraient les regards et les commentaires. Avait alors commencé une longue routine, un long chemin droit et sans chaos : sa vie. Elle était de ces êtres qui portent en eux la résignation dès leur naissance, qui ne connaissent ni l’attente ni le désir ou l’espoir. Elle était née pour vivre dans cette maison avec sa mère. Le temps passerait, les années s’écouleraient, toutes deux seraient à l’abri du vent, du froid et de la pluie. C’est bien pour cela que les maisons existent. Un jour, sa mère deviendrait vieille et malade. La maison les protégerait. Il n’y a rien à craindre de la vie quand on possède une maison. Et la vie était passée. Les époques s’étaient succédé, le monde avait changé. La maison se délabrait, mais tenait bon, comme hors d’atteinte. Un jour, la route avait été élargie et asphaltée. Les rares camions qui passaient faisaient vibrer les carreaux des fenêtres. C’était chaque fois un événement. Maintenant, elle n’en revient pas comme il est simple de changer de vie. La voilà assise devant la télé, dans le salon d’un appartement minuscule. Son appartement. Le sien. À elle. Juste à elle. Inouï. Elle a choisi de venir vivre en ville. Pas dans ces villes monstrueuses qui vous avalent, vous rapetissent comme des fourmis, non, dans une ville moyenne, sans histoire, avec des autobus et des épiceries où vous entrez sans que personne ne vous remarque, ne vous connaisse. Elle change constamment d’épicerie. Elle veut toutes les essayer, les comparer. L’alimentation est sa grande révolution depuis son arrivée. Elle peut choisir ce qui lui plaît, même des aliments dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Comme elle est seule et mange peu, elle parvient même à se payer des extravagances. Des fraises en janvier, des mangues, des tartes à la noix de coco surgelées. Ses folies, comme elle aime à …
Narratif
Les nourritures terrestres[Record]
- Christiane Frenette
Online publication: July 6, 2009
An article of the journal Études littéraires
Volume 39, Number 3, Fall 2008, p. 127–129
Les voix intérieures
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