Poésie

Un quart de poussière plus loin[Record]

  • Isabelle Forest

Été 1978. Un village de campagne. Tu as bu du sable, comme d’autres le champagne, pour fêter quelque chose de particulier, que tu ignores. Tu as bu le sable de la cour, là où rien ne pousse, à part l’ennui. De cette fête improvisée, tu retiens les larmes et le souvenir d’une guitare, immense, sur le toit d’un corbillard. Tu ne comprends rien aux choses de la vie : il te suffit de compter les nuages, de polir les pierres, de capturer quelques insectes. Le reste importe peu. Et la douleur de la mort, s’il en est une, sommeille au loin, dans l’écho des montagnes. Qui donc est parti sans faire de bruit, léger comme la peau morte d’un pissenlit, vers la rivière que l’on ne remonte pas ? Un jeune homme au sourire édenté, à la chevelure sombre. Tu aurais pu deviner qu’il s’en irait, même si tôt dans sa vie, rien qu’à voir les deux pierres noires tombées dans ses yeux. Tu aurais pu deviner, car il buvait toutes les bouteilles de bière comme le lait des seins qu’il n’osait pas aimer. Il venait parfois, par delà la route meurtrière, dans sa voiture multicolore. Il venait à ta hauteur, alors que tu marchais entre l’asphalte et le fossé. Il t’appelait mademoiselle. Tu avais pour lui des rougeurs brûlantes et des rêves complètement fous que tu repliais dans leurs tiroirs, la nuit tombée. Tu caresses une pierre comme un visage aimé, dans la hauteur des herbes folles. Genoux contre terre, coeur étouffé. Ce visage, tu l’as perdu tant de fois, glissant entre tes tempes, fuyant dans l’air tiédi d’après-souper. Tu l’as cru rejoignant la meute hurlante des loups. Car nul doute, mourir de cette façon, à dix-neuf ans, ne peut se faire sans crier longtemps, très longtemps, avec la voix des autres. Que reste-t-il de ce visage, qui revient parfois, tout doucement, en pleine nuit ou au petit matin, dans l’eau de la rivière ou au coeur des prés ? Un sourire, interminable. Immortel. Tu répètes ce mot, immortel, des dizaines de fois, le front blessé sur la roche brûlante, et le mot lui-même n’arrive pas à brûler, et il persiste, inaltérable, comme le sourire, tandis que le visage refond dans la terre. Bien sûr, les femmes du village ont pleuré. Les jeunes et les moins jeunes, portant leur ventre endolori sous leur tablier. Puis elles ont gratté la terre des jardins longtemps, tripotant la vie à pleines mains. Elles disaient : il n’était pas tout à fait homme encore, se peut-il qu’on nous l’ait repris si tôt, un enfant, oui, un enfant qu’on nous a volé… Et les femmes allaient des jardins au cimetière, pour retourner la terre. Quelques fois, un chant s’échappait de leur gorge et tu voyais les montagnes, là-bas, se coucher à leurs pieds. Toi, tu ne portes ni tablier ni douleur au ventre, mais une brûlure à faire fondre le soleil dans tes yeux. Rien ne vient sous tes pas et cela t’inquiète parfois ou bien te soulage. Tu n’aimes pas toujours les voyages. Et celui que tu sais disparu de l’autre côté du palpable, ne les a pas aimés suffisamment non plus. Et pourtant il avait un sourire si vaste que le monde entier aurait pu y tenir. Mademoiselle. C’est ainsi qu’il t’appelait, alors que tu marchais entre le dépanneur et la psychose. On te racontait des histoires, le soir, dans la petite cuisine d’été. Avec pour seul feu celui du soleil couchant et des lucioles. Tu grattais la peau de tes genoux, puis celle de ton nez, tu cultivais des peurs étranges, …

Appendices