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Le 29 décembre 1922, Louise Cruppi écrit à Romain Rolland : « Cher ami, quoi que vous fassiez, rien ne sera plus beau que ces lettres que vous m’avez écrites à moi. » En ce début des années 1920, Romain Rolland est un intellectuel reconnu, auteur de plus de quarante ouvrages, dont le roman-fleuve Jean-Christophe, paru en dix volumes entre 1904 et 1912, et le célèbre manifeste pacifiste Au-dessus de la mêlée (1914). Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1915. L’affirmation de sa correspondante a de quoi surprendre, donc, puisqu’elle place sa production épistolaire, et en particulier les lettres qui lui sont destinées, au-dessus de son impressionnante production romanesque et littéraire. Cette longue correspondance mérite qu’on l’examine pour plusieurs raisons[1]. Dans ce qui suit, nous examinerons les représentations de Cruppi et de Rolland, entre public et privé, qui émergent de ces lettres, afin de comprendre ce que cette importante correspondance représentait pour eux, personnellement et professionnellement. Les différences dans les identités publiques et privées d’un homme et d’une femme de lettres au début du vingtième siècle retiendront en particulier notre attention.

Une correspondance amicale et professionnelle

La correspondance de Louise Cruppi et de Romain Rolland est conservée dans le Fonds Romain Rolland à la Bibliothèque nationale de France où elle est accessible au public depuis 1994[2]. Composée de 1 092 lettres en tout, dont 535 de Cruppi et 557 de Rolland, échangées entre 1908 et 1925, cette correspondance a une régularité d’écriture qui ressemble à celle d’un journal intime. À titre de comparaison, elle est un peu plus longue que les correspondances que Rolland entretient avec ses amis Stefan Zweig (presque 1000 lettres[3]) ou Jean-Richard Bloch (600 lettres[4]). Suivant une tendance inaugurée par Victor Hugo et adoptée par plusieurs autres « grands hommes de lettres » décédés à la fin du xixe siècle, de Quinet à Renan, des Goncourt à Flaubert, Rolland participe au « mouvement de l’institutionnalisation de la valeur culturelle du manuscrit littéraire[5] » puisque, conscient de leur caractère patrimonial et de leur importance dans la création de son image publique d’intellectuel et d’auteur qui sera transmise aux générations futures, il lègue ses manuscrits, sa correspondance, sa collection de partitions musicales et sa bibliothèque à la Bibliothèque nationale de France, où ils constituent aujourd’hui un fonds important.

Les lettres de Louise Cruppi, en revanche, nous sont parvenues uniquement parce qu’elles ont été intégrées au Fonds Romain Rolland ; peu de ses autres lettres et aucun de ses manuscrits ne sont consultables à ce jour dans les collections publiques. Née en 1862, Cruppi appartient à la « génération oubliée » de femmes écrivaines de l’entre-deux-guerres[6]. Elle est élevée à partir de l’âge de 10 ans par ses grands-parents, dont Isaac Adolphe Crémieux (1796-1880), ministre pendant la Seconde République, surtout connu pour le « décret Crémieux » qui étend la nationalité française aux Juifs algériens. Elle reçoit une excellente éducation et fait preuve d’un grand talent musical que ses grands-parents encouragent. En 1882, âgée de vingt ans, elle épouse le magistrat Jean Cruppi (1855-1933). Dans le cercle politique de son grand-père, Cruppi est député de Haute-Garonne de 1898 à 1909 et aura une carrière politique impressionnante pendant la Troisième République, occupant plusieurs postes de ministre. Entre 1883 et 1892, le couple a quatre enfants. Sa correspondance avec Rolland indique que Louise Cruppi avait peu d’enthousiasme pour les obligations sociales attendues d’une femme de ministre. Dans une de ses premières lettres à Rolland, elle présente ainsi son parcours :

Les femmes de ma génération n’ont pas reçu d’instruction réelle, et après le mariage le développement intellectuel passe au second plan ; il y a de longues années de maternité, dont je ne me plains pas ; et puis des années de soi-disant devoirs sociaux dont je me plains amèrement, et ne puis absolument pas me libérer.

16 novembre 1908

Cette franchise, sa conscience des limites que lui imposent son statut de femme, sa curiosité et son admiration du travail intellectuel soutenu sont des qualités de Cruppi qui ne se démentent pas pendant les dix-sept ans que dure cette correspondance.

Rolland et Cruppi se lient d’abord dans le but de faire avancer la carrière musicale du compositeur Paul Dupin (1865-1949). En 1908, lorsque leur correspondance devient régulière, l’auteur de Jean-Christophe est professeur de musique à la Sorbonne et il est connu du public lettré pour sa Vie de Beethoven (1902). À la même époque, Cruppi tient un salon musical important où elle a soutenu Maurice Ravel à ses débuts[7]. Le premier roman de Cruppi, qui concerne les débuts d’un compositeur incompris du public – un Jean-Christophe avant Jean-Christophe –, paraît en 1905, soit un an après L’aube, le premier tome du roman-fleuve de Rolland. En mars 1909, le fils de Louise Cruppi meurt subitement à l’âge de 18 ans[8]. Cet évènement tragique rapproche les deux correspondants : Rolland se montre déterminé à aider son amie à traverser son deuil et ses lettres lui sont d’un grand soutien. Leur correspondance devient plus intime et plus régulière après 1909. Ils découvrent qu’ils s’entendent sur des questions spirituelles, politiques et artistiques et s’appuient mutuellement.

Louise Cruppi abandonne la musique après le décès de son fils et se tourne vers la littérature. Elle publie un essai sur les écrivaines suédoises en 1912, Les femmes écrivains aujourd’hui 1, annonçant un projet de série qui ne sera pas complété. La correspondance nous apprend que la rédaction de cet essai est entreprise comme une distraction thérapeutique. Elle écrit à Rolland : « Je vous consulterai au sujet du travail dans lequel je m’efforce d’entrer, mais il me semble que c’est une comédie que je me joue à moi-même » (10 juin 1909). Son second roman, La famille Sanarens (Grasset), paraît en 1921. Avec cette publication, elle obtient une certaine reconnaissance dans le monde des lettres que l’on voit, par exemple, dans l’invitation à intégrer le jury du prix Femina. Elle participe aussi au Comité littéraire international et à PEN International[9].

De pair avec son activité littéraire, Cruppi s’engage pour de nombreuses causes sociales. Entre autres, elle milite pour que les jeunes femmes puissent participer à l’agrégation de mathématiques. Elle crée et préside la section des sciences, arts et lettres du Conseil National des Femmes Françaises de 1909 à 1922 où elle s’intéresse en particulier à établir des groupements d’étudiantes et à placer les femmes dans des carrières intellectuelles[10]. Dans un article paru dans L’Action féminine en 1911, elle observe que

dans les carrières féminines intellectuelles, dont je me suis plus particulièrement occupée, ce n’est pas un changement qui s’est accompli depuis dix ans, c’est une véritable révolution. Les femmes arrivent à la haute culture, aux examens qui mènent aux carrières masculines les plus élevées, avec un mouvement progressif d’une extrême rapidité[11].

Les femmes de la génération de Louise Cruppi appartiennent à une génération de transition. Jeunes adultes pendant la Belle Époque, elles font partie du nombre croissant de femmes qui écrivent et qui assument des carrières intellectuelles, bénéficiant d’un nouvel accès à l’éducation avancée[12]. Mais la société ne sait pas encore comment reconnaître le succès intellectuel féminin et les institutions sont lentes à leur ouvrir leurs portes[13]. Le fait que Cruppi désigne les professions visées comme des « carrières masculines » est révélateur en soi. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que l’on commence à reconnaître les contributions littéraires des femmes, lorsque Colette est invitée à siéger à l’Académie Goncourt, par exemple, et lorsqu’on donne (la même année) le premier prix Goncourt à une femme, Elsa Triolet, pour Le premier accroc coûte 200 francs en 1944[14]. Puisqu’il faudra attendre de telles consécrations pour reconnaître les femmes comme des intellectuelles publiques, il sera difficile pour les femmes de la génération de Cruppi d’avoir des carrières professionnelles indépendantes. L’importance d’échanges comme ceux qui ont lieu entre Cruppi et Rolland est donc capitale pour une femme comme Cruppi puisqu’ils lui donnent accès à une discussion intellectuelle de haut niveau et une valorisation de son propre travail.

La correspondance des deux auteurs se poursuit sans interruption pendant les années de guerre et les années 1920. Jean-Yves Brancy note le rôle crucial que Cruppi a joué pour Rolland pendant la guerre, le tenant informé (grâce à la position politique de son mari) de l’état d’esprit dominant dans les hautes sphères politiques, ainsi que dans les milieux littéraires et lui fournissant une aide matérielle précieuse en obtenant des passeports pour que sa famille puisse le rejoindre en Suisse[15]. Leur amitié se termine lorsque Louise Cruppi meurt en 1925, à l’âge de 63 ans.

Le public et le privé de la vie littéraire

Comme nous l’avons remarqué, les premières décennies du vingtième siècle correspondent à une période d’entrée massive des femmes dans plusieurs professions, y compris celles que Cruppi nommait « les carrières féminines intellectuelles », qui comprennent les carrières en lettres[16]. Si l’activité littéraire de Cruppi se professionnalise considérablement pendant cette période, il est instructif de comparer sa gestion de son temps de travail à celle de Rolland. Le grand auteur revient à plusieurs reprises dans la correspondance sur l’importance pour lui de son « indépendance » (30 octobre 1908). Il écrit à son amie que

la principale question pour moi est de pouvoir me réserver une quantité de temps et de liberté assez large pour mes livres, – qui d’ailleurs commencent presque à me suffire, matériellement. Les petits Jean-Christophe sont impatients : ils veulent naître. Vous ne saurez croire comme ce besoin de créer […] est exigeant : je ne pourrais plus vivre un jour sans lui donner sa ration régulière. C’est un vice.

23 juin 1909

Au début de leur amitié, il la prévient qu’il est « a-sociable » et « solitaire » et lui explique l’arrangement qu’il a avec sa concierge : pour empêcher qu’il soit interrompu, il lui demande « de vouloir bien m’avertir, si vous voulez me voir : car ma concierge a la consigne de répondre imperturbablement que je ne suis pas là, si je ne la préviens pas que j’attends une visite » (2 novembre 1908). Rolland réussit donc à organiser sa vie privée au service de sa production littéraire.

Le contraste avec Cruppi est frappant. Elle est à la tête d’une famille nombreuse et les obligations de son mari politicien sont importantes. Elle est aussi consciente que Rolland de l’importance de son travail et de ses bienfaits pour elle, mais il lui est presque impossible de concilier son activité d’épouse, et de mère de famille de surcroît, avec le silence et le recueillement nécessaires pour écrire. L’identité d’auteure est un rôle parmi ceux que Cruppi cumule et elle n’a que rarement le luxe de se consacrer entièrement et sans interruption au travail intellectuel. Dans une de ses premières lettres, elle avoue :

Il faut disputer le temps de travail à mille riens encombrants et ne savoir rien que par notions incomplètes, par éclairs d’intuition. Pour me consoler, je me persuade qu’on peut apprendre en vivant, que les contemporains valent les morts et qu’on acquiert quelque chose en regardant autour de soi avec une curiosité et une sympathie […]. Mais, j’envie cependant une intense vie de travail comme la vôtre.

16 novembre 1908

Plus tard encore elle distingue entre ses activités littéraires, son activité sociale et ce qu’elle appelle les « travaux élevés », c’est-à-dire ceux qui sont plus exigeants sur le plan intellectuel :

C’est triste, quand on approche de la fin, de voir que pendant les neuf dixièmes de sa vie on n’a usé que de ses facultés inférieures, de ce qu’on a de « pareil à tout le monde » et, que ce qu’on avait d’un peu supérieur a toujours guetté à la porte, attendant la petite minute qu’on pouvait lui jeter en passant. Travaux élevés, amitiés élevées, tout cela a été à la portion congrue, tandis que la banalité dévorait presque toutes les heures.

13 août 1922

De son côté, Rolland reconnaît lui aussi leurs différentes situations : « Comment diable faites-vous, pour écrire […] ? Mais quels livres vous auriez faits, dans un autre milieu ! » (25 octobre 1912) et, encore, avec une note de condescendance, « Vous vous êtes habituée à la multiplicité des occupations. Vous faites vingt choses diverses, en votre journée. Moi je ne sais pas » (13 novembre 1913).

La double journée et la charge mentale des femmes sont maintenant bien connues et le lecteur contemporain reconnaît qu’il s’agit d’obstacles dans l’accomplissement, tant désiré par Cruppi, du travail intellectuel soutenu. Nous pouvons penser que la comparaison entre ses conditions de travail et celles de Rolland révélée par cette correspondance rend Cruppi plus consciente des contraintes auxquelles les femmes font face et lui donne plus de motivation dans son travail au Conseil National des Femmes Françaises, par exemple, pour « sortir les jeunes filles de l’isolement et pour leur fournir certains services (restaurant bon marché, bibliothèque[17] […]) » et en créant à l’École Rachel de Paris une section féminine où les veuves de guerre peuvent obtenir une formation[18]. Les observations tirées de cette correspondance privée concernant la satisfaction que peut apporter le travail aux femmes et la difficulté de s’y consacrer informeraient ainsi son activité publique et politique.

Cruppi s’active aussi dans la naissante communauté littéraire des femmes auteures en tant que membre du jury du prix Femina. Rolland, en retrait de cette communauté mais reconnaissant son importance depuis la sélection du second tome de Jean-Christophe pour le prix en 1905, aime recevoir les comptes rendus des discussions de ce jury de femmes auteures que Cruppi partage régulièrement, avec verve et franchise. Elle lui écrit par exemple que lors d’une discussion particulièrement enflammée

on a cité le précédent de Jean Christ. [Jean-Christophe]… cela a été l’occasion pr Mme Alph Daudet [Julia Daudet, veuve d’Alphonse Daudet] de faire une sortie sur le malheur qu’avait été le don de ce prix ! Je dois dire que, en dehors de moi, qui ai répondu raide, il y a eu de nombreuses femmes pour déclarer que ce prix nous avait honorées. Mais la vieille folle ne peut supporter ce livre allemand, qui présageait bien vos crimes futurs !

12 novembre 1922

Cruppi consulte Rolland à propos des livres qu’elle appuie pour le prix (« Connaissez-vous Silbermann d’un jeune Lacretelle de 28 ans ? Cela annonce du talent. S’il était impossible de donner notre prix aux Thibaut (s’ils ont le Goncourt) je voterais pour celui-là » [lettre de novembre 1922[19]]). Il partage ses frustrations lorsque ses candidats échouent (comme Panait Istrati, qu’elle avait soutenu en 1924[20]) et il s’en réjouit quand ils réussissent. À propos du prix Femina de 1923, elle lui confie, par exemple,

Je veux vous dire un mot de Jeanne Galzy – j’ai travaillé à lui faire donner le prix – j’aimais le beau sentiment de ses « Allongés » (malgré le mauvais titre). Je l’ai vue et j’ai été contente, elle est très sympathique. Elle porte sur elle une lettre que vous lui avez écrite et qui lui a causé une très grande joie. Son âme est bien celle que décèle le livre.

17 décembre 1923

En suivant cette activité tout au long de la correspondance, on remarque la confiance croissante de Cruppi en ses jugements littéraires et son efficacité à promouvoir les auteurs qu’elle préfère.

Grâce à cette confiance et à leur amitié solide, les deux auteurs échangent, presque sans hésitation, observations et critiques à propos de leurs propres textes. Rolland écrit, par exemple, à son amie pour l’encourager après sa lecture de son essai sur les femmes auteures suédoises :

J’ai reçu votre livre et je l’ai lu, du premier mot au dernier. Réjouissez-vous, avec moi, que vous l’ayez écrit. Non, certes, vous n’avez pas perdu votre temps, comme vous semblez le craindre : c’est là une bonne et belle oeuvre, et qu’il faut continuer. Depuis le premier instant où vous m’en avez parlé, j’ai toujours pensé qu’un tel sujet était magnifique ; et je ne m’explique pas qu’on ne l’ait pas tenté plus tôt. Faire une revue des richesses intellectuelles et artistiques de la femme européenne d’aujourd’hui est non seulement intéressant, mais nécessaire. Les progrès étonnants réalisés par la femme, depuis cinquante ans, me paraissant un fait beaucoup plus important pour l’humanité que la guerre de 70 et les expéditions coloniales.

8 juin 1912

En dépit de cet encouragement crucial de la part de Rolland, Cruppi ne publiera pas les autres volumes sur la participation des femmes auteures aux diverses littératures nationales européennes qu’elle avait initialement prévus. Elle se dévouera à son second roman, qu’elle lit et partage avec Rolland et leur ami commun Alphonse de Chateaubriant, lorsqu’ils séjournent à sa maison d’été dans les Pyrénées[21]. Pour sa part, elle n’hésite pas à critiquer les romans de Rolland, lui reprochant, par exemple, de ne pas avoir créé de personnages féminins vraisemblables dans Annette et Sylvie (1922) :

Seulement – j’ai l’impression d’un devoir qui me coûte mais que je dois remplir – il faut que je vous dise ce qui m’a gênée dans la 1ère partie – car les 2 soeurs se retrouveront, & c’est dans leurs relations qu’il y a pour moi des dissonances. L’admirable atmosphère de dignité et de pureté passionnée que vous aviez créée entre Christophe & Olivier était une des beautés du livre… Vous me direz que Sylvie est un petit être bien inférieur aux 2 amis. Certes. Mais il faut pourtant que leur amitié (de Sylvie & d’Annette) soit belle, pour qu’elle tienne de la place dans un coeur noble comme celui d’Annette. Vous semblez par moments ne pas l’avoir prise au sérieux, & certains détails gênent. Tout de même, malgré toute votre divination, vous ne savez peut-être pas tout à fait le ton d’une amitié entre jeunes filles […] c’est peu de chose, mais il fallait que je le dise. Ne m’en veuillez pas, surtout !

29 novembre 1922

Bien qu’elle essaie d’adoucir sa critique et lui offre ce conseil basé sur son vécu de femme qu’il ne partage évidemment pas, il s’oppose carrément à son jugement et ne la ménage pas en lui répondant :

Cette fois, vous avez tort. Vous pouvez dire à un écrivain : « J’aime » ou « je n’aime pas votre livre » – ou : « Votre livre est bon, ou mauvais » (ce qui est la même chose). Mais vous ne pouvez pas lui dire : « Vous devez faire ou ne pas faire ceci, ou cela. » surtout quand « lui » est un indépendant aussi obstiné que votre vieil ami, et qui n’abandonne jamais ce qu’il a décidé, – parce qu’il ne décide rien qu’après des années d’épreuve intérieure, et quand il sent que cela il faut le faire.

12 décembre 1922

Faut-il lire ici une preuve du respect de Rolland pour Cruppi, puisqu’il lui répond en égale ? Où le grand auteur ne considère-t-il pas assez sérieusement les conseils de son amie ? Quoi qu’il en soit, leur correspondance permet aux deux auteurs d’articuler (et d’entériner ?) leurs positions respectives envers leurs propres oeuvres et celles de leurs contemporains.

Gestion de l’image auctoriale

Si les lettres de Cruppi nous sont parvenues, il faut reconnaître que c’est grâce à leur intégration au fonds Romain Rolland. Les deux auteurs sont pourtant conscients de l’importance de cette correspondance. Quand Cruppi relit leurs lettres en 1922, elle est en admiration devant la beauté de la réflexion de Rolland qu’elle trouve supérieure à ce qu’il a écrit dans ses romans. Cette communication privée acquiert une valeur supplémentaire puisqu’elle évoque le souvenir d’une longue et solide amitié qui valorise le statut de Cruppi, traitée en égale par Rolland. Voilà peut-être pourquoi elle désire la partager tout de suite, lorsqu’un ami commun, l’historien indien Kalidas Nag, lui demande de lui confier des extraits à publier (29 octobre 1922). Toutefois, Rolland n’y consent pas et refuse catégoriquement que la correspondance soit publiée de son vivant. Selon l’auteur de Jean-Christophe, « Cela gênerait toute intimité future avec un ami, si l’on devait penser que cette intimité pourrait être publiée, de votre vivant. Après, oui, la boucle est fermée, on n’a plus rien à voir ici, et ce doit être si indifférent ce qu’on peut dire de vous sur la terre ! » (30 décembre 1922). Il évoque d’autres lettres qu’il a consenti à publier parce qu’elles servaient à renforcer son image publique, notant :

Il y a bien l’exception des confidences livrées par [Pierre Jean] Jouve. Mais le cas était spécial : il s’agissait de R.R. « pendant la guerre » ; et c’était une nécessité immédiate d’opposer ma vraie pensée sociale aux déformations, intéressées ou non, des ennemis et partisans. – D’ailleurs, l’ami Jouve, très impulsif, n’est pas facile à mener ; et j’ai eu bien du mal à l’empêcher de livrer plus que je ne voulais ; même au dernier moment, je lui ai fait supprimer, non sans frais, des indiscrétions […] plus que fâcheuses.

idem

Bernard Duchatelet a montré que Rolland intervenait régulièrement auprès de critiques, comme Jouve, qui présentaient son oeuvre, afin de « corriger » le portrait de lui qui en émane[22]. Ainsi, pour Rolland, l’intérêt de publier la correspondance réside surtout dans la possibilité de fournir une preuve de sa « vraie pensée ». Cette possibilité repose sur un mythe de la correspondance privée selon lequel elle serait authentique parce qu’offerte sans dessein, et en privé. Toutefois, nous savons, avec Michelle Perrot, que les correspondances « personnelles »

ne constituent pas pour autant les documents « vrais » du privé. Ils obéissent à des règles de savoir-vivre et de mise en scène de soi par soi qui régissent la nature de leur communication et le statut de leur fiction. Rien de moins spontané qu’une lettre, rien de moins transparent qu’une autobiographie, faite pour sceller autant que pour révéler. Mais ces subtils manèges du cacher/montrer nous introduisent du moins au seuil de la forteresse[23].

Pour Cruppi, comme pour Rolland, la correspondance donne un accès privilégié à la voix de l’auteur, qu’elle fait entendre sans médiatisation. Elle observe :

En les lisant, ces lettres, et en vous admirant et vous aimant plus que jamais, j’ai tout à coup compris comment il peut se faire que moi […] je puisse parfois vous blesser en parlant de vos oeuvres. J’ai compris, si belles qu’elles puissent être, vos oeuvres, votre âme leur est bien supérieure. Vous me l’avez dit vous-même dernièrement, que Jean-Ch [Jean-Christophe] même n’était pas ce que vous souhaitiez ; vous vouliez plus. Ce plus, il est dans vos expressions directes, lettres, carnets ; dans toutes celles de vos oeuvres où l’auteur a la parole ; et parfois nous en voulons à ces masques (les personnages de roman) qui nous cachent votre vrai visage.

22 décembre 1922

Elle croit davantage retrouver son ami, ainsi que sa pensée, dans ses lettres, écrites à la première personne, que dans sa production publiée où la voix de l’auteur ne se ferait entendre, d’après elle, qu’indirectement. Roland Roudil observe lui aussi cette tendance de Rolland qui utilise ses lettres pour commenter le contenu de son oeuvre, pour la paraphraser ou pour « substituer à sa pensée celle d’un personnage de roman, dont il cite les propos[24] ». Roudil a raison de noter les dangers de cette pratique d’auto-commentaire : il multiplie les visages de Rolland, accentue la polysémie de son message au lieu de l’uniformiser, et rend flou l’enseignement qu’il tente de transmettre à ses disciples et amis.

Cruppi privilégie le rapport par lettres qu’elle entretient avec son ami au point de dire le préférer aux conversations en présence, la correspondance permettant un échange plus libre. Elle écrit à Rolland,

Cher ami, vous l’avez bien remarqué, les amis que nous sommes en nous écrivant ou en nous voyant ne sont pas tout pareils. J’aime les deux aspects & ne saurais choisir. Mais il y a des moments où j’ai besoin de celui à qui j’écris – puisqu’il y a des choses qu’on ne sait pas dire.

2 mars 1912

Pour elle, l’échange épistolaire permet un retour sur soi qui favorise l’intimité, l’introspection et la construction identitaire. Comme l’explique Jelena Jovicic :

Écrire une lettre est une occasion de se montrer auprès de l’autre par un discours centré sur le Moi. Grâce à cette représentation de soi qui sous-tend toute écriture épistolaire, la lettre se rapproche de l’autobiographie et du journal intime, deux genres […] qui fonctionnent comme une sorte de miroir. […] Dans le rapport épistolaire, la présence du destinataire crée une situation particulière, dans une conjoncture où l’épistolier essaie de se voir lui-même de l’extérieur, et où l’autre se trouve directement invoqué, pris à témoin, pour confirmer ou contester les stratégies d’autoreprésentation[25].

Ainsi, les missives de Cruppi lui permettent d’articuler une pensée intime qui contribue à son autodéfinition, et cette image de soi est renforcée par la présence valorisante de Rolland, destinataire.

Rolland insiste aussi sur la valeur des écrits intimes de sa correspondante, mais au lieu de les trouver supérieurs à cause de l’image qu’ils révèlent, il leur donne plutôt une valeur associée au don et à l’altruisme d’une femme dans la sphère du privé. Lorsqu’il évoque son amie dans ses Mémoires après son décès, Rolland note : « Madame Louise Cruppi […] se gardait d’exposer à l’incompréhension ou à l’indifférence d’un salon, les oeuvres saintes, que l’on réserve pour l’intimité[26]. » Il juge que c’est dans ce qu’elle avait appelé les « expressions directes », qu’elle montre ses qualités les plus élevées et il constate que, comme lui, Louise Cruppi respecte une division nette entre ses écrits privés et publics. Il y a, de plus, dans cette remarque une valorisation assez typique de la femme, associée à la sphère du privé et appréciée précisément à cause de sa modestie et son manque d’ambition personnelle dans la sphère publique[27]. Il est peut-être significatif que ces Mémoires de Romain Rolland soient destinés à être publiés et donc refléteraient, davantage que ses lettres privées, des valeurs largement répandues concernant les rôles des hommes et des femmes de son époque. De même, dans Jean-Christophe, Rolland exprime son dédain pour les femmes de lettres parisiennes qui écrivent pour le grand public : « elles étaient aussi menteuses dans leurs livres que dans leurs salons ; elles s’embellissaient fadement, et flirtaient avec le lecteur[28] ». Les personnages féminins que l’auteur donne en exemple dans le célèbre roman-fleuve sont ces femmes, retirées du public, qui se sacrifient pour leurs proches, telle la mère de Jean-Christophe ou encore Antoinette, qui s’épuise de dévouement pour son frère Olivier, et dont les sentiments pour Jean-Christophe sont dévoilés dans une lettre retrouvée après sa mort, jamais envoyée. Ainsi, la distinction entre public et privé acquiert un sens différent et le privé est valorisé lorsqu’il correspond à la sphère d’activité intellectuelle et sentimentale d’une femme.

Les dernières lettres classées avec cette correspondance sont celles que Jean Cruppi envoie à Romain Rolland après la mort de son épouse. Romain Rolland lui écrit à trois reprises pour réclamer ses lettres. Selon leur dernière entente, Jean Cruppi lui assure, sur un ton juridique, que « votre longue et intéressante correspondance avec Madame Cruppi sera déposée par vous en lieu sûr et ne pourra être publiée, en totalité ou en partie, que cinquante ans après votre mort[29] ». Heureusement, Rolland conserve les lettres de son amie et les garde soigneusement avec les siennes. (Rolland est connu pour l’organisation de ses manuscrits, ayant « classé lui-même les 4000 folios de manuscrits de Jean-Christophe en 15 enveloppes différentes, en distinguant à chaque fois soigneusement notes, dédicaces, listes de noms, dossiers thématiques[30] ».) Dans ces lettres, Jean Cruppi mentionne d’autres manuscrits de son épouse : le journal qu’elle avait tenu depuis son enfance[31], les manuscrits de ses pièces de théâtre, ses livres, et les lettres à ses autres correspondants, dont aucune n’a été retrouvée. Le journal de son gendre, le sculpteur Marcel Landowski, donne quelques indices du peu d’intérêt que ces manuscrits ont pour Jean Cruppi, malgré la posture qu’il adopte dans sa correspondance avec Rolland. Landowski est sans complaisance pour son beau-père, notant par exemple dans son journal qu’« [o]n ne peut imaginer cérémonie plus cruelle que cet enterrement de Mme Cruppi. On sentait la hâte de mon beau-père de voir au plus vite disparaître cette morte, escamoter sa mémoire. Ce fut un véritable escamotage. Il ne pensait qu’à sa secrétaire[32]. » Louise Cruppi avait pourtant cru que ses livres resteraient dans sa famille, et elle avait prévu que l’association avec Rolland leur donnerait plus de valeur. Elle écrit par exemple à Rolland : « J’envoie mes livres à relier, voulez-vous me faire le grand plaisir, ou de me mettre une dédicace sur l’Aube, ou plutôt de placer dans ce volume, une feuille du manuscrit que je ferai relier avec ? Je tiens beaucoup à mes livres, mes enfants aussi, j’espère que celui-là restera longtemps dans ma famille » (lettre de décembre 1909[33]). Les manuscrits intimes sont tous transmis grâce au hasard et à l’aléatoire[34] mais la précarité des écrits intimes des femmes auteures de la génération de Cruppi est particulièrement évidente et fort à regretter.

*

Romain Rolland et Louise Cruppi mobilisent les notions de public et de privé pour différents buts. Pour Rolland, le caractère privé et authentique de sa correspondance peut servir à justifier, voire à corriger son image publique. C’est le portrait de lui-même, émanant de cette correspondance qu’il veut protéger et contrôler en réclamant ses lettres après le décès de leur destinataire. Très tôt dans leur échange, Rolland avait expliqué à sa correspondante que son moi profond et véritable réside dans sa production littéraire et romanesque. Sa correspondance fonctionnerait donc, au moins par moments, comme une sorte de métatexte lui permettant de commenter celle-ci et fournissant une preuve de son moi véritable :

Quand je crée – (quand je crée vraiment, non pas quand je travaille après coup sur ma création, d’une manière raisonnée et logique) – je sens distinctement le moi profond, qui est le noyau de ma vie, – peut-être le noyau commun de la vie. Et je le sens aussi, quand j’aime et quand je sens avec intensité. Voilà le moi auquel je tiens. L’autre, je joue avec. Il arrive qu’il m’ennuie : alors, je joue avec d’autres. Quand il sera cassé, je ne le pleurerai pas, je trouverai d’autres jouets.

21 août 1910

Cette conception de soi rend difficile de lire la correspondance de Rolland pour y retrouver « une oeuvre plus riche, plus libre que l’originale, donnant […] la vérité de l’homme derrière l’écrivain[35] ». Selon Alain Pagès, il ne faut pas croire que les correspondances fournissent le « mythe de la vérité originelle » puisque le discours épistolaire relève du hasard et présente le « temps de la vie » sans choix, organisation, ni hiérarchie. Ces qualités du discours privé pourraient l’empêcher d’éclairer la compréhension d’une oeuvre littéraire publiée, malgré ou en dépit de la volonté d’un auteur comme Rolland qui commente, paraphrase et adopte souvent le masque de ses personnages dans ses lettres[36]. Les nombreux auto-commentaires que l’on retrouve dans ses missives à ses disciples et amis font qu’il court le risque de transmettre un message polysémique et flou. Selon Roland Roudil, dans de telles lettres l’auteur de Jean-Christophe « n’est plus Romain Rolland, il fait du Romain Rolland[37] ». La pensée publique de l’auteur risque de se diffracter lorsqu’elle est confrontée aux déclarations qui se retrouvent dans ses lettres privées.

Cruppi recherche un accès privilégié à Rolland à travers cette correspondance, entretenant ainsi une relation importante pour elle du point de vue professionnel dans le champ littéraire, mais surtout du point de vue personnel, puisque Rolland lui sert de mentor et même de guide spirituel lors de son deuil. Pour elle, l’association avec Rolland est valorisante, elle lui permet d’utiliser ses « facultés supérieures » et lui offre la possibilité de participer à des « travaux élevés » (13 août 1922), plus gratifiants sur le plan intellectuel que sa vie de femme de ministre. Leur correspondance lui permet de « se voir […] de l’extérieur[38] » et d’affermir son identité professionnelle.

Chez Cruppi, Rolland valorise la générosité de sa pensée intime dans une perspective genrée : offerte sans autre dessein que d’échanger avec son destinataire. Dans une lettre à Stefan Zweig envoyée pour annoncer le décès de son amie, Rolland dit de Cruppi qu’elle

était la plus intime, la plus fidèle, – la seule qui ait traversé ces quinze dernières années de crise sans une défaillance. Je lui dois beaucoup, pendant la guerre. […] Elle a été associée à mes dernières oeuvres. Elle aimait passionnément Le Jeu de l’Amour, et je lui avais lu les premiers chapitres de ce « Voyage intérieur » […] qui est le plus intime de moi-même[39].

Rolland apprécie la perspicacité de sa lectrice et son amitié à toute épreuve. Les épistoliers échangent parfois jusqu’à deux lettres par semaine et, à ce rythme, il n’est pas surprenant de retrouver dans leur correspondance une introspection qui rappelle celle qu’on associe au journal intime. C’est justement le mot « intime » qui revient à deux reprises dans la citation ci-dessus lorsque Rolland tente de cerner ce que représentait pour lui son amitié avec Cruppi. La comparaison des lettres de Louise Cruppi avec celles de Romain Rolland et du sens respectif que les deux auteurs donnent aux missives qu’ils reçoivent de leur correspondant – de l’expression d’une amitié intime de la part de Cruppi au magistère intellectuel et spirituel offert par Rolland – montre que les notions de public et de privé peuvent avoir différents sens et être mobilisées à différentes fins, selon le genre de l’auteur et son statut dans le champ littéraire.