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Au-delà de la date de sa conception qui donne toujours matière à discussion[1], le Perceforest, dont les six livres consacrés à la préhistoire du royaume arthurien forment le plus long texte romanesque de la littérature médiévale, est, comme l’écrit Noémie Chardonnens, « indéniablement rattaché à la Bourgogne de la seconde moitié du xve siècle » puisque « tous les manuscrits conservés, mais également les codices perdus dont on a gardé une trace, lui sont liés[2] ». Le succès du texte au sein du milieu curial bourguignon du dernier quart du xve siècle ne fait, en effet, aucun doute. Il en existe une version longue, conservée dans le plus ancien manuscrit qui nous soit parvenu, le Paris, Arsenal 3483-3494 (C), qui est une minute copiée par David Aubert en 1459-1460 pour Philippe le Bon – cette minute a donné lieu à une « grosse » des trois premiers livres pour la cour d’Angleterre : London, British Library, Royal 15 E V, 19 E III et 19 E II[3] ; ainsi qu’une version plus courte, conservée de façon lacunaire dans deux groupes de manuscrits : Paris, BnF, fr. 345-348 (A), copiés pour Louis de Bruges, seigneur de Gruuthuse, haut fonctionnaire et bibliophile bourguignon, au cours de la décennie 1470-1480, correspondant aux livres 1, 2, 3 et 5[4] ; Paris, BnF, fr. 106-109 (B), copié en Flandre, dans les années 1471-1477 pour Jacques d’Armagnac, duc de Nemours et comte de la Marche, où l’on trouve les quatre premiers livres à la décoration restée inachevée[5].

C’est de la version courte qu’a été tirée l’editio princeps, achevée d’imprimer, comme l’indique le colophon, le 23 mai 1528, par Nicolas Cousteau pour le libraire parisien Galliot du Pré. Ce dernier, qui a grandement contribué à vulgariser la lettre romaine grâce au lancement d’une série de textes littéraires français imprimés en caractères romains, privilégie dans la période 1528-1530 la littérature et l’histoire[6]. Une telle contribution n’est pas rare de la part des deux hommes – le catalogue de la Bibliothèque nationale de France n’en recense pas moins de cinquante-trois de 1526 à 1539[7]. La première édition intégrale[8] du Perceforest fera l’objet d’une nouvelle impression à Paris, prise en charge par Gilles de Gourmont en 1531-1532[9], soit trois ans après la première dont elle dérive. Cette réimpression que l’on peut juger précoce est un indice du succès que l’édition de 1528 n’a pas manqué de rencontrer. Il reste difficile de démêler entre les témoins des deux éditions car, comme l’a constaté Gilles Roussineau, « plusieurs imprimés de la deuxième édition sont composites et comprennent des tomes de l’édition de 1528. C’est notamment le cas des exemplaires conservés à la Bibliothèque nationale de France, Rés. Y2 34-39 et Rés. Y2 40-45[10]. » Le French Vernacular Books fournit quant à lui dix-sept entrées d’exemplaires (FB [42798-42814]), en établissant une liste où l’on reconnaît, outre Galliot du Pré, plusieurs autres grandes figures de libraires parisiens tels que François Regnault, Jean Petit, Philippe Le Noir ou encore Jacques Nyverd, qui vendent les impressions de Nicolas Cousteau ou de Gilles de Gourmont (voir Annexe).

Un autre indice de succès du roman est la possession par le roi François Ier d’un très bel exemplaire sur vélin, présentant cinq enluminures, de l’édition de 1528, exemplaire qui aurait été conservé au château de Madrid à Neuilly[11]. Après avoir figuré ensuite dans les bibliothèques d’une série d’hommes illustres – le duc de la Vallière[12] (1708-1780), Chateaubriand dont les armes figurent en tête de chaque volume, le roi Louis-Philippe et enfin le duc d’Aumale[13] –, il est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque du Château de Chantilly sous les cotes XII-H-019 à XII-H-024. La volonté de tenir compte ponctuellement de cet exemplaire très soigné – comme le montrent les cinq grandes miniatures et la série de lettrines encadrées à motifs floraux qui ont été peintes avec un soin particulier non observable dans les autres exemplaires – provient de la perspective de notre étude : l’examen de la présentation qui est réservée dans ce premier imprimé aux inscriptions, perçues dans le cours romanesque comme des objets épigraphiques, ainsi qu’aux insertions lyriques, par rapport à celle qui était la leur dans les manuscrits.

Le Perceforest se caractérise en effet par l’intégration au sein de la trame narrative de textes que la fiction présente comme « inscrits ». D’une longueur variable, ces textes sont précédés d’une indication matérielle précisant la nature fictive de leur support : pierre, métal, bois, mais aussi tissu ou chair accueillent des lettres écrites, peintes, gravées qui font l’objet d’une transcription. L’évocation directe de leur teneur par le narrateur ou, le plus souvent, la lecture qu’en opère un personnage par focalisation interne, la connaissance qu’en prend ainsi le lecteur réel, provoquent une interruption dans la narration. La fiction s’enfle d’un texte « autre », surgissant dans le cours du récit, qui ne manque pas de renvoyer à la question de la matérialisation des mots.

Les énoncés des inscriptions voient-ils l’introduction d’indices typographiques dans l’imprimé ? Et quels sont ces indices ? En effet, ils relèvent a priori de la catégorie des énoncés requérant une « frontière ponctuable », selon le syntagme proposé par le linguiste Alexeï Lavrentiev qui distingue entre les frontières ponctuables

liées aux grandes articulations du texte (chapitres, épisodes, titres, etc.), aux changements de plan énonciatif (passage au discours direct) et aux différentes structures syntaxiques (propositions autonomes ou ayant des éléments communs, propositions subordonnées, syntagmes coordonnés et syntagmes particuliers à l’intérieur d’une proposition)[14].

Laissent-ils percevoir une normalisation qui serait chargée de souligner le passage d’un niveau énonciatif à un autre ? Traduisent-ils une mise en valeur matérielle[15] nouvelle de l’inscription grâce à une ponctuation prise au sens large, c’est-à-dire qui tienne compte non seulement de la ponctuation de phrase, mais aussi de toutes les marques contribuant à la structuration graphique d’un texte, à savoir les majuscules, espaces, alinéas, mise en page[16] ?

Roman où foisonnent les inscriptions, tant en prose qu’en vers, le Perceforest offre un terrain privilégié pour explorer ces questions[17] : il sera examiné d’abord le traitement typographique dont font l’objet les inscriptions romanesques en prose, à la fois dans l’imprimé de 1528 et dans les témoins manuscrits ; et considéré ensuite, selon la même perspective, les inscriptions en vers, plus prolixes, ce qui amène à comparer leur organisation matérielle à celle des insertions lyriques en ouvrant ainsi à la question de la ponctuation poétique. L’importance du corpus ne laissera pas la possibilité de présenter tous les cas mais seulement des échantillons représentatifs.

Des inscriptions en prose

Pour les inscriptions en prose, le corpus a été limité au Premier livre du Perceforest qui en compte dix, toutes brèves[18]. Le mode d’insertion dont celles-ci font l’objet a été comparé dans l’imprimé de 1528 et dans le manuscrit de Paris, Arsenal 3483. La première d’entre elles est un texte commémoratif qui figure sur une statue équestre :

car la lettre disoit en telle maniere. Cy endroit fut feru le premier cop de lance par le chevalier estrange es forestz Dāgleterre / & fut par la main de perceforest roy des Anglois sur Darnant lenchanteur. Quant le Roux […][19]

Dans l’imprimé de 1528, l’inscription commence par la majuscule C, précédée d’un point, et s’achève par un point. Elle est donc isolée par une ponctuation forte[20].

Fig. 1

Paris, BnF, Res-Y2-28, fol. xxxv (détail)

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Dans le manuscrit conservé à l’Arsenal, le début de l’inscription est marqué par un point placé à mi-hauteur de la ligne suivi d’une barre oblique, tandis qu’aucun point ne vient clore la fin de l’énoncé – ce qui s’explique par le fait qu’il s’achève en fin de ligne[21]. Ainsi que le souligne Alexeï Lavrentiev cependant, « l’emploi d’une majuscule au début d’une unité ponctuable constitue une marque de ponctuation même en l’absence d’un signe de ponctuation proprement dit[22] ».

Fig. 2

Paris, Ars. 3483, fol. 100v (détail)

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La deuxième inscription en prose que constitue l’épitaphe de l’enchanteur Darnant[23] laisse d’emblée apparaître qu’une variation est possible : dans l’imprimé, en effet, l’inscription commence encore par une majuscule précédée d’un point, mais elle se clôt sans marque de ponctuation forte autre que la majuscule signalant le changement de plan énonciatif :

Fig. 3

« / et fist escripre des⸗sus. Cy gist Darnāt lenchāteur que Perceforest roy dāgleterre occist Et apres pour la mauuaistie »

Paris, BnF, Res-Y2-28, fol. xxxi (détail)

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Le manuscrit de l’Arsenal présente un point à mi-hauteur suivi d’une majuscule tant au début qu’à la fin de l’épitaphe. Une barre oblique se devine devant chaque majuscule. Cette solution permet d’assurer un fort encadrement à l’inscription, car la pratique du copiste en matière de ponctuation forte est généralement l’adoption d’une simple majuscule non précédée d’un point.

Fig. 4

Paris, Ars. 3483, fol. 102v (détail)

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L’examen, dans l’imprimé de 1528, des huit autres inscriptions en prose de ce Premier livre, révèle que la solution « point + majuscule [texte de l’inscription] point + majuscule » est majoritaire puisqu’elle a encore été privilégiée six fois, soit dans plus de 72 % des cas. Dans les deux cas restants où l’on trouve la solution « point + maj [texte de l’inscription] majuscule », l’absence de point s’explique par le fait que le texte de l’inscription s’achève en fin de colonne – ce qui n’était pas le cas, notons-le, du premier exemple relevé – et peut être interprétée, plus largement, comme la volonté d’économiser les caractères[24] :

Fig. 5

« sen vint a larbre/ et commenca a escripre en l’escorce de la pointe de son coustel ce qi sensuit. Celluy qui couronna le roy Perceforest vous envoye son nom Quant il eut ce escript il remōnta sur son cheval et »

Paris, BnF, Rés-Y2-28, fol. xlv (détail)

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Fig. 6

« amont. Lors va Porrus escripre dessus en tel ma⸗niere. Avecqs la louenge voicy gage du remenant Quant Porrus eust fait il se part atant entre luy »

Paris, BnF, Rés-Y2-28, fol. lviiv (détail)

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À l’égard de la présentation réservée à l’inscription en prose, l’imprimé présenterait donc une normalisation plus grande que le manuscrit de l’Arsenal. Dans ce dernier, en effet, les solutions choisies sont davantage soumises à variation, comme en permet de juger le tableau ci-dessous, en offrant toutes sortes de combinaisons possibles réalisées à partir de la majuscule et des deux ponctèmes : point et barre oblique.

Tableau 1

Choix typographiques à l’égard des inscriptions dans le ms. Paris, Ars. 3483

Choix typographiques à l’égard des inscriptions dans le ms. Paris, Ars. 3483

Tableau 1 (continuation)

Choix typographiques à l’égard des inscriptions dans le ms. Paris, Ars. 3483

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Si la solution du point suivi d’une majuscule à la fin de l’inscription est souvent adoptée (dans 40 % des cas), elle est cependant loin d’être systématique. Les choix au moment de l’insertion dépendent déjà de l’emplacement de l’inscription sur le folio : les début ou fin de ligne appellent une ponctuation moins forte, comme au folio 100v avec la simple barre oblique, mais aussi au folio 111r où seule la majuscule signale la fin de l’inscription.

C’est à la même conclusion que permet d’aboutir l’examen des autres manuscrits : la présentation des inscriptions en prose est caractérisée par une assez grande variabilité. Ainsi, dans le ms. de Paris, BnF, fr. 345, copié pour Louis de Bruges dont la bibliophilie n’est pas à démontrer[25], les solutions ne cessent d’alterner. Il est possible de repérer la séquence : point + maj rehaussée de jaune [inscription] point + maj rehaussée de jaune[26], comme dans l’exemple ci-dessous :

Fig. 7

« Car la lectre disoit en telle maniere. Cy en/droit fut feru le premier cop de la lance par chlr/ estrange es forestz dangle/terre et fut par la main / percheforest toy des an/glois sur darnant lencha/teur. Quant le roy qui »

Paris, BnF, fr. 345, fol. 75v (détail)

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De nombreuses autres séquences sont possibles cependant :

  • (début de ligne) maj rehaussée de jaune [insc.] point + maj rehaussée de jaune[27]

  • barre oblique + maj rehaussée de jaune [insc.] barre oblique + maj rehaussée de jaune[28]

  • point + maj rehaussée de jaune [insc.] point + barre oblique + maj rehaussée de jaune[29]

  • maj [insc.] maj.[30]

Dans le ms. de Paris, BnF, fr. 106, à la décoration restée inachevée, mais dont la table des matières révèle le grand soin qui lui a été apporté, les inscriptions en prose peuvent être accompagnées d’un pied-de-mouche final ou initial, tracé en bleu filigrané de rouge ou doré, qui, en tant que marque de division du texte[31], sert de repère efficace pour identifier l’inscription, ainsi qu’il peut le faire dans ce même manuscrit pour le discours au style direct.

C’est le cas par exemple pour l’épitaphe de Darnant l’enchanteur :

Fig. 8

BnF, fr. 106, fol. 58v (détail)

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Là encore, les solutions choisies se révèlent très variables :

  • majuscule [inscription] point + pied-de-mouche bleu + majuscule[32]

  • barre oblique + point + pied-de-mouche bleu + maj [inscription] barre oblique + maj.[33]

  • barre oblique + majuscule [inscription] point + pied-de-mouche doré + majuscule dorée[34]

  • point + pied-de-mouche doré + majuscule [inscription] minuscule[35] 

  • majuscule [inscription] barre oblique + pied-de-mouche bleu + maj.[36]

  • majuscule [inscription] barre oblique + minuscule[37]

Rien n’est figé donc : certaines inscriptions ne font l’objet d’aucun soin particulier tandis que d’autres sont bien mises en valeur. Surtout, la majuscule à la fin du texte de l’inscription n’est pas obligatoire à la différence de ce que l’on a pu observer sur tous les autres supports, manuscrits comme imprimés.

En ce qui concerne les inscriptions en prose, une première conclusion se dessine : les ponctèmes utilisés par les copistes étant plus nombreux que ceux retenus dans l’imprimé – outre le point et la majuscule, communs aux manuscrits et aux imprimés, les premiers recourent aussi à la barre oblique et au pied-de-mouche –, ils permettent davantage de combinaisons et donc une présentation plus variée de l’inscription en prose. Cette dernière peut être plus circonscrite que dans l’imprimé, en particulier quand intervient le pied-de-mouche, et attirer ainsi davantage le regard. La mise en page suggère alors l’instant où les yeux d’un chevalier lecteur se trouvent attirés par des caractères nouvellement surgis.

Inscriptions en vers

Avec les inscriptions en vers, dès lors que le texte poétique est donné dans le cours de la fiction comme inscrit, se pose la question de l’origine de la spatialisation poétique. Comment s’effectue « l’inscription du texte poétique » pour reprendre le titre d’un article de Daniel Delas[38] ? Quelle place formelle copistes et imprimeurs réservent-ils aux vers[39] ? Les mettent-ils en valeur grâce à une disposition particulière comme ils le feraient pour des pièces lyriques ? Et que nous apprend l’analogie formelle, si elle existe, sur la conception de l’inscription ?

La première inscription versifiée du Deuxième livre du Perceforest est double : elle consiste en deux huitains d’octosyllabes séparés par un passage narratif. L’imprimé de 1528 permet de souligner, grâce à un retour à la ligne à chaque fin de vers, le texte de ces inscriptions[40]. Sur la page qui s’offre au regard, il est possible de le repérer du premier coup d’oeil au moyen du vide inséré. Par ailleurs, le pied-de-mouche qui le précède vient renforcer l’effet structurant de la présentation.

Fig. 9

Paris, BnF, Rés-Y2-28, fol. lxvi (détail)

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Il existe des cas où ce pied-de-mouche précède non seulement le texte de l’inscription, mais figure aussi en tête du paragraphe suivant ; ainsi de l’inscription versifiée suivante, un décasyllabe octosyllabique[41] :

Fig. 10

Paris, BnF, Rés-Y2-28, fol. lxxvi (détail)

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La présentation des vers inscrits peut connaître ailleurs une sophistication particulière : comme dans ce douzain d’octosyllabes[42] où, en sus du retour à la ligne et du pied-de-mouche à l’initiale, ont été introduites, à la fin des vers 2, 6 et 9, trois fleurs de lys, qui semblent annoncer la lettrine fleurie faisant suite au texte. La réapparition de la même inscription dans le cours du roman[43] donne lieu à une variation typographique : la première et la troisième fleur de lys ont fait place à une fleur à cinq pétales comme si le typographe avait recherché à mesure une mise en page plus sophistiquée, chargée de valoriser davantage l’inscription[44].

Fig. 11

Paris, BnF, Rés-Y2-28, fol. xciiiv (détail)

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Caractéristiques de l’atelier de Nicolas Cousteau, ces mêmes fleurons sont observables, par exemple, dans une traduction de la Célestine de Fernando de Rojas, édition qui fut achevée d’imprimer le 1er août 1527 et qui était aussi le fruit d’une collaboration entre Nicolas Cousteau et Galliot du Pré. Leur rôle est double dès lors qu’ils sont utilisés, grâce à l’alternance à laquelle ils donnent lieu, et pour structurer le texte comme un pied-de-mouche, mais aussi pour orner la page[45].

Fig. 12

Paris, BnF, Rés-YG-307, fol. Ii (détail)

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Le recours à de tels fleurons s’observe aussi pour les huit lais lyriques[46], chantés par divers personnages et disséminés dans le Perceforest. Ainsi, pour le Lai de l’Ours, dont la longueur atteint trente-neuf strophes, sont repérables le long de la première colonne six fleurs de lys, ainsi qu’une alternance fleurs de lys-fleurs à cinq pétales au début et à la fin du lai :

Fig. 13

Paris, BnF, Rés-Y2-28, fol. ciiiiv (détail)

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Rien n’est encore systématique cependant. Le premier lai, Le Lai de Complainte, par exemple, ne voit pas ces vingt-deux strophes de quintils ainsi ornées. L’exemplaire imprimé de Chantilly sur vélin se distingue par des majuscules rehaussées de jaune.

Fig. 14

Chantilly, XII-H 20, fol. lxxx (détail)

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Bien qu’elle ne souligne pas de manière aussi régulière les propriétés formelles des vers, la mise en page des manuscrits n’est pas sans témoigner du soin particulier qui leur a été accordé. Pourtant, dans le ms. BnF, fr. 346 à deux colonnes, le retour à la ligne à chaque fin de vers n’est pas systématique. La première inscription consiste en huit vers octosyllabiques écrits à la suite : « Chevaliers qui cy regardez, etc. »

Fig. 15

Paris, Bnf, fr. 346, fol. 151r (détail)

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Le début du texte est marqué par un intervalle prononcé et des espaces sont aménagés entre chacun des vers, séparés par des points, et débutant par une majuscule. Quoique ces éléments ne suffisent pas à marquer clairement la nature particulière du texte – au sens où son repérage sur le folio ne peut se faire du premier coup d’oeil –, le copiste a fait un timide effort pour signaler qu’il s’agit là d’un texte versifié. Sur le même folio, une deuxième inscription : « Damp chevalier sonnez ce cor… » donne d’ailleurs lieu à un retour à la ligne à la fin du dernier vers, si bien que le texte versifié, tout en constituant un ensemble à la suite, forme un bloc autonome.

Fig. 16

BnF, fr. 346, fol. 151v (détail)

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Si l’on s’en tenait à l’exemple suivant – un dizain d’octosyllabes, à l’identique du précédent –, on pourrait penser que cette solution va désormais être privilégiée, mais il n’y a en réalité aucune systématisation pour présenter l’inscription versifiée. Il se rencontre aussi peu après[47], en effet, un douzain d’octosyllabes avec un retour à la ligne à chaque nouveau vers, qui débute en outre par une majuscule.

Dans le cas des lais, en revanche, la ponctuation ne manque jamais de souligner, dans ce même manuscrit BnF, fr. 346, les articulations formelles du vers et le passage d’un vers à l’autre[48]. Dans le Lai de Complainte notamment, non seulement chacun des décasyllabes des vingt-deux strophes de quintils fait l’objet d’un retour à la ligne, mais chaque strophe est rendue repérable par une majuscule isolée grâce à l’interlettrage qui la suit[49].

Fig. 17

Paris, BnF, fr. 346, fol. 235r (détail)

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Les lais et les inscriptions versifiées n’ont donc pas été disposés de la même façon par le copiste du ms. de Paris, BnF, fr. 346, peut-être en raison du fait que les lais ont une ampleur que les inscriptions ne partagent pas, du moins dans les premiers livres, et qu’ils sont destinés, tant dans l’univers fictionnel que dans le cadre de la performance orale, à être chantés[50], à la différence des vers inscrits qui sont caractérisés par une matérialité supposée. La fluctuation est du côté, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, de l’inscription en vers, figée et pérenne, tandis que les lais à l’oralité souple sont traités selon des normes de présentation stables. Ne serait-ce pas parce qu’ils sont immédiatement reconnaissables et catégorisables d’un point de vue générique à la différence des inscriptions versifiées, moins susceptibles d’être extraites aussi aisément de l’ensemble romanesque ? Si l’interprétation d’un chant par un personnage brise naturellement la linéarité textuelle comme en témoigne l’organisation matérielle, la lecture d’une inscription versifiée n’assure pas intellectuellement la même rupture, question de volume, nous l’avons dit, mais peut-être aussi d’oralisation et de réception des vers, d’un côté chantés, de l’autre lus et prononcés.

Le fait, en revanche, qu’inscriptions et lais partagent désormais dans l’imprimé de 1528 la même présentation avec des retours à la ligne systématiques, qui mettent en valeur leur nature versifiée, signifierait que prime désormais le caractère purement formel – et non sémantique – des inscriptions. Le typographe prend le parti de les présenter comme des monuments pérennes en se rapprochant de la forme des vraies inscriptions apposées à des frontons, sans toutefois aller jusqu’à utiliser des lettres capitales. Les vers de l’inscription font l’objet d’une mise en page et en espace à l’égal des vers des lais. À l’heure où prospèrent les inventions typographiques dans les premiers livres imprimés[51] et où le goût humaniste pour l’objet inscription trouve un plein essor[52], la mise en valeur systématique de l’inscription fictive peut être attendue. Même si l’on est encore loin d’une spatialisation moderne des vers, où la « dimension graphique et spatiale du texte se trouve appelée à intervenir dans la production du sens[53] », il ne fait guère de doute que la prise en compte du caractère versifié des inscriptions, traitées comme les lais lyriques, est nouvelle.

Dans le manuscrit soigné de Jacques d’Armagnac, BnF, fr. 107, un traitement quasi parallèle était déjà réservé à l’inscription versifiée et aux lais, mais de façon non constante encore. La première inscription versifiée est encadrée par un premier pied-de-mouche bleu filigrané de rouge et un autre pied-de-mouche doré. Le copiste n’a pas jugé utile de procéder à des retours à la ligne à la fin des vers, qui sont séparés par des points à mi-hauteur et débutent tous par une majuscule.

Fig. 18

Paris, BnF, fr. 107, fol. 112v (détail)

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Il est intéressant de constater que sur la même colonne, la seconde inscription versifiée fait l’objet d’un traitement similaire, sinon parfaitement identique. En effet, si l’on retrouve bien le pied-de-mouche initial, la clôture de l’inscription est assurée maintenant par la lettrine Q dorée et cadelée.

Fig. 19

Paris, BnF, fr. 107, fol. 112v (détail)

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Les inscriptions versifiées suivantes donnent lieu à un autre traitement, que l’on pourrait qualifier de plus ornemental et décoratif. En effet, le dizain d’octosyllabes présente, outre la lettrine initiale, un retour à la ligne à chaque fin de vers et surtout l’occupation de chaque espace blanc par une sorte d’arabesque colorée ; le même procédé est observable pour le douzain d’octosyllabes qui suit au fol. 163v.

Fig. 20

BnF, fr. 107, fol. 130r (détail)

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Une mise en page en tout point identique est adoptée pour les lais, comme le Lai de Complainte ci-dessous ou le Lai de Confort, soit le retour à la ligne attendu à chaque fin de vers et le remplissage des espaces blancs par une arabesque colorée[54].

Fig. 21

BnF, fr. 107, fol. 139r (détail)

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Dans ce manuscrit à la calligraphie remarquable, est déjà mise en place une vraie « grammaire de la lisibilité », pour reprendre les mots de Parkes[55], qui permet de garantir à la forme versifiée une perception visuelle immédiate.

* * *

Au terme de cette enquête partielle, qui appelle de nombreux prolongements[56], quelques conclusions se dégagent : l’insertion de l’inscription romanesque en prose est plus normée dans l’imprimé que dans les manuscrits où les copistes recourent à davantage de ponctèmes. De même, l’insertion des inscriptions en vers est soumise à plus de variabilité et d’élasticité dans les manuscrits qui, selon leur degré de richesse, introduisent là une ornementation que les pièces lyriques partagent. Dans l’imprimé, les caractéristiques formelles des inscriptions versifiées et des pièces lyriques tendent à être strictement identiques, à l’exception du premier vers des poèmes qui est susceptible de recevoir des caractères plus hauts à la différence du premier vers des inscriptions. Nos observations rejoignent celles énoncées dans des travaux antérieurs sur la ponctuation : entre autres la grande liberté dont font preuve les copistes. Elles confirment aussi que l’emploi de la ponctuation peut être conditionné par de multiples facteurs, parmi lesquels un facteur décoratif[57]. De façon plus générale, elles ouvrent à la question de l’inscription en tant que citation et au mode de présentation qui est réservé à cette dernière. L’inscription partage en effet avec la citation, si l’on suit le processus décrit par Antoine Compagnon dans l’ouvrage de référence qu’il lui a consacré[58], la sollicitation, au sens où elle possède, comme le fragment textuel destiné plus tard à devenir citation, cet « ascendant soudain de la phrase qui nous heurte au détour d’une lecture[59] » ; mais que l’on ne s’y trompe pas, si le choc et le tressautement de lecture sont analogues, la nature du processus diffère puisque, dans le cas de la citation, « la sollicitation est essentiellement fortuite », qu’elle peut être soumise à des variations et revêtir l’aspect d’une rencontre de hasard. Tel passage, qui nous séduit un jour, nous laissera indifférent le lendemain. L’inscription qui surgit dans un roman, en revanche, est une sollicitation systématique dès lors qu’elle est accompagnée d’une figure de lecteur. Introduite par quelques mots, close par une formule de bonne réception, elle est un moment de lecture en relief, de lecture en direct, tant pour les protagonistes du roman que pour ses lecteurs/auditeurs. Quelle que soit sa fonction ou sa longueur, « elle tente de reproduire dans l’écriture », tout comme une citation, « une passion de lecture, de retrouver l’instantanée fulgurance de la sollicitation[60] ». Certes, l’oeuvre de lecture s’arrête là, sans aller au-delà de ce « coup de foudre », pour reprendre les termes d’Antoine Compagnon, un peu artificiel puisqu’il nous a été imposé, la quatrième phase (l’ablation) que le critique décrit ayant en quelque sorte déjà été réalisée par le prosateur et ne nous concernant pas. L’inscription-citation est là, incontournable, déposée sur un perron, une épée, un écu, qui attend son heure.

Enfin, si l’on se tourne vers les éditions critiques modernes, le fait que les inscriptions puissent parfois être circonscrites par le même signe typographique que les citations, à savoir les guillemets, ne manque pas d’intérêt. Introduits en 1527, les guillemets servent d’abord à signaler que l’auteur abandonne l’énonciation au profit d’un autre ; puis ils permettent d’encadrer un objet du discours que l’on cherche à accentuer, souligner ou atténuer. Ils trahissent, dans tous les cas, une distanciation de la part de la principale instance énonciatrice. La divergence des choix de présentation qu’opèrent à l’égard des inscriptions les éditeurs et les traducteurs des textes romanesques médiévaux n’est pas sans trahir le statut particulier qui est le leur, entre citation et déplacement d’un discours à un autre, parole étrangère et surgissement d’une oralité proclamée[61].