Volume 52, Number 3, 2016 Voix de Mallarmé Guest-edited by Luc Bonenfant and Julien Marsot
Table of contents (9 articles)
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Présentation. Voix de Mallarmé
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Lecture à voix haute ou lecture à voix mentale ?
Éric Benoit
pp. 17–29
AbstractFR:
Mallarmé envisage parfois la lecture de la poésie à voix haute, mais il valorise plutôt la lecture à voix mentale, de même que son idéal du théâtre va dans le sens d’un théâtre mental. Le poème en prose Le Démon de l’analogie montre exemplairement la perception d’une voix mentale, et nous indique comment la voix intérieure du lecteur peut percevoir les phénomènes rythmiques comme les enjambements dans la poésie de Mallarmé lui-même.
EN:
Mallarmé sometimes considers the possibility of reading poetry aloud, even though he prefers the mental reading voice, just as his ideal of theatre tends toward a mental theatre. The prose poem Le Démon de l’analogie is exemplary in depicting a mental voice, showing us ways in which the reader’s inner voice can perceive rhythmic phenomena such as enjambments in Mallarmé’s poetry itself.
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Donner de la voix : vocalité et auctorialité dans Toast funèbre
Patrick Thériault
pp. 31–51
AbstractFR:
Excessif sur le plan de la littéralité – par sa densité sémantique, sa complexité syntaxique –, Toast funèbre l’est aussi sur le plan de la vocalité : de tout le corpus mallarméen, aucun autre poème ne semble donner écho à d’aussi nombreuses sources énonciatives, au point d’offrir un concert proprement déconcertant de voix ; fait plus étonnant encore, aucun autre ne semble faire retentir aussi autoritairement, aussi frontalement, la voix du je-poète. Ce bref commentaire « raisonné », qui voudrait aussi et surtout être une lecture résonante, se concentre sur ces faits et effets de voix, en postulant qu’ils concourent finalement à mettre en relief une voix en particulier : celle d’un « Maître » qui ne renvoie toutefois pas tant au dédicataire du poème, Théophile Gautier, qu’à son auteur… Tel serait le principal enjeu symbolique de Toast funèbre : celui d’un « don » poétique à la faveur duquel Mallarmé s’emploierait à promouvoir, à un moment charnière de sa carrière, sa posture d’auteur. En fin d’analyse, le parallèle avec l’autre grand toast des Poésies qu’est Salut, ouvrant à un point de vue comparatif nouveau, distinct de la perspective induite par la référence traditionnelle aux autres tombeaux, permet de préciser les contours idéaux de ce « Maître » mallarméen.
EN:
Excessive in terms of its literality – through its semantic density and syntactic complexity – Toast funèbre is also excessive on a vocal level. No other poem by Mallarmé would seem to echo so many sources of enunciation, a disconcerting chorus of voices. Even more astonishing is the fact that no other poem seems to resound with the voice of the poet in such a direct and authoritative manner. In this brief “reasoned” commentary, which also aims to be a resonant reading, I will focus on such vocal facts and effects, assuming they finally concur to highlight one particular voice: that of a “Master” who, however, refers not so much to the dedicatee of the poem, Théophile Gautier, as its author… Such seems to be Toast funèbre’s main symbolical issue: a poetic “gift” that Mallarmé, at a turning point in his career, uses in his posture as an author. In the end, a parallel with the other great toast that is Salut opens a new comparative perspective, distinct from the traditional inference to other tombeaux, to assert the ideal contours of this Mallarméean “Master.”
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Ghil « hors de l’oubli où la voix de Mallarmé relègue aucun contour »
Julien Marsot
pp. 53–75
AbstractFR:
René Ghil s’est très tôt positionné comme disciple de Mallarmé à partir d’une audition unique de L’après-midi d’un faune dans le cadre d’une lecture publique de 1884. À partir de cette « mésécoute » inaugurale de Mallarmé et des connaissances partielles qui étaient les siennes, il entreprendrait le développement d’une conception matérialiste et « réaliste » de la sonorité vocale, médiatisée par une référence à l’impressionnisme. Suivant en ce sens plutôt les gloses au poème de Huysmans et de Mendès, l’errance théorique de Ghil ferait craquer l’armature à quatre mains du Traité du verbe (1886), et ce, puisque l’« Avant-dire » donné par Mallarmé à l’opuscule inverse plutôt point par point l’art vocal trans-esthétique du disciple, en le déplaçant sur le terrain linguistique et poétique. On lira donc dans le Traité du verbe un double « double état » de la parole : celui de Ghil qui oppose l’écriture silencieuse à la voix musicalement sonore, et celui de Mallarmé qui institue un distinguo entre modes énonciatifs et genres de discours pour valoriser la « notion pure » portée par la voix musicale et suggestive « idéelle » du poème.
EN:
René Ghil declared himself early on as a Mallarmé’s disciple after hearing L’après-midi d’un faune read in public at a 1884 conference. A fatal “mishearing” of Mallarmé ensued. From the partial knowledge he had of his Master’s poetics, Ghil would develop a materialist conception of voice and sound which he would mediate through emerging theories of literary impressionism. Thus, his initial understanding of Mallarmé owes more to Huysmans’ and Mendès’ interpretations. Ghil’s theoric wandering would eventually shatter his Traité du verbe (1886): the famous “Avant-dire” given to the opus by Mallarmé in fact contradicts each point of the disciple’s trans-aesthetic vocal art and displaces the argument towards a more linguistic and poetic field. One must read in the Traité du verbe a double “double state” of speech: Ghil’s, which opposes silent writing to the musical voice, and Mallarmé’s, which distinguishes fields of discourses in favour of the “pure notion” − the Ideal musical and suggestive voice of the poem.
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Mallarmé et Claudel : quelle voix pour la prose ?
Nelson Charest
pp. 77–91
AbstractFR:
Cet article entend analyser le rôle de l’écriture en prose dans la rencontre entre Mallarmé et Claudel. Nous voulons démontrer que la prose, située généralement à l’abri de la « crise de vers », permet au contraire le développement d’une esthétique nouvelle dans ces deux oeuvres. La prose devient ainsi un vecteur de la « voix » qui unit les deux poètes, par-delà la distance géographique notamment, Claudel se trouvant, pour une majeure partie des années 1890, en Orient. On le voit dans la correspondance qu’ils s’échangent alors, mais aussi dans l’écriture de leurs proses, dont ils sont des témoins privilégiés. C’est ainsi que les deux poètes intègrent la parole dans leurs poèmes en prose qu’ils écrivent en miroir à cette époque, le Maître en donnant la voix au peuple, le disciple en se mettant à l’écoute des bruits, des sons et de l’Esprit orientaux qui lui semblent si neufs. En définitive, c’est par la voix de leur prose que ces deux poètes peuvent se dire : « Séparés, on est ensemble. »
EN:
This article explores the role of prose writing in the meeting of Mallarmé and Claudel. We want to demonstrate that prose, which is generally considered as apart from the “verse crisis,” instead allows the development of a new aesthetic in the works of these two poets. Prose becomes a vector for the “voice” which unites them, the geographic distance notwithstanding, since Claudel was in the Orient the major part of the 1890’s. This phenomenon is obvious in their correspondence but also in their prose, the essence of their exchanges at that time. Thus, these two poets included the speaking voice in their prose poetry: Mallarmé in giving voice to the people and Claudel in listening to the noises, sounds and Spirit of the Orient, three things new to him. In short, it’s with the voice of their prose that both poets could say to each other: “Apart, we are together.”
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Bertrand et Mallarmé « en fleuron et cul-de-lampe invisibles »
Sylvie Thorel
pp. 93–110
AbstractFR:
L’admiration bien connue de Mallarmé pour Aloysius Bertrand ne se limite pas à la filiation formelle du poème en prose, mais engage la question plus vaste de la musicalité. Bertrand posait dans Gaspard de la nuit la défaite de l’harmonie, que représentent la harpe, la viole et autres instruments à cordes associés au chant du ménestrel, comme une origine du volume dont il ne cessait de rappeler la dimension, et condition, livresque. Les indications typographiques de Bertrand à son éditeur Victor Pavie et les allusions métapoétiques de ses poèmes suggèrent qu’il a trouvé dans le poème en prose la forme appropriée à une époque où les développements de l’imprimerie ont achevé d’ensevelir le chant et les prestiges de la voix. Dans ces conditions, la typographie revêt une importance essentielle : compenser la perte du chant en s’instituant comme signature, au même titre que le « grain de la voix ». Mallarmé s’empare de la question du livre et de la voix à l’endroit où Bertrand l’avait abandonnée de manière à en faire maintenant celle du poète et du lecteur, donc, à assumer un nouveau mode d’intelligibilité du texte en sa production comme en sa réception. En confrontant les textes de Mallarmé à ceux de Bertrand, cet article montre que, là où le poète romantique aura éprouvé la mise en page du chant comme une perte, Mallarmé aura réussi à penser la voix muette du texte comme un objet positif rendant possible la pleine autonomie de l’écriture poétique.
EN:
Mallarmé’s well-known admiration for Aloysius Bertrand is not limited to the inheritance of the prose poem form. It also engages the larger question of musicality. In Gaspard de la nuit, Bertrand posits the defeat of harmony through the examples of the harp, the viola and other string instruments associated with the minstrel’s chant, all the while making this very defeat the origin of his volume through his insistence on its bookish dimension and condition. The typographical indications by Bertrand to his editor and the metapoetic allusions of his poems suggest he found in the prose poem a form appropriate to an era in which the rise of the press buried the chant and diminished the status of the voice. Typography gained in those circumstances a newfound importance: counterbalancing the loss of the chant and establishing itself as a signature, not unlike the “grain of the voice.” Mallarmé takes hold of the question of the book and the voice where Bertrand left it, developing it to encompass that of the poet and the reader, thereby assuming a new mode of textual intelligibility regarding the production and reception of the poetic text. This article compares Mallarmé’s texts to those of Bertrand in order to illustrate that, contrary to the romantic poet, who experienced the textual layout of the chant as a loss, Mallarmé considers the mute voice of the text as a positive force granting full autonomy to written poetry.
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Le chant de l’Ode ou « le Drame, ordinaire à tout éclat vocal » selon Mallarmé
Barbara Bohac
pp. 111–123
AbstractFR:
Contre le cliché d’un Mallarmé penseur du Livre et de la Page imprimée, cet article montre que la lecture à haute voix et la récitation sont au coeur de sa conception de la poésie. Pour Mallarmé, la poésie lyrique, sous sa forme suprême qui est l’Ode, est intimement liée au chant, c’est-à-dire à la voix. Non seulement elle est faite pour être récitée ou chantée, mais le « principe poétique » lui-même est fondé sur les propriétés articulatoires des mots, grâce auxquelles ceux-ci revêtent une couleur, une qualité et un sens particuliers : dès l’origine, le « principe poétique » implique leur réalisation vocale. En faisant jouer entre elles ces facettes des mots actualisées par la voix, le vers acquiert une force évocatoire sans précédent et déploie dans toute sa richesse la signification. La voix est d’autant plus essentielle à l’Ode que cette dernière doit retrouver, par la récitation publique, sa fonction antique : assurer la communion des hommes au sein de la cité. L’Ode « dramatisée ou coupée savamment », dont la pièce en vers de Banville Le Forgeron est donnée pour exemple et qu’illustre aussi une autre pièce annotée par Mallarmé, Florise, se prête particulièrement bien à cette fonction. Les coupes y matérialisent les conflits entre les « attitudes prosodiques » et entre les passions humaines dont elles sont l’expression. Or ces conflits peuvent être tous rapportés, en profondeur, au drame qui sous-tend la condition humaine : la lutte éternelle entre l’ombre et la lumière, le néant et l’être, l’angoisse et la joie. L’Ode, en inscrivant le drame dans la prosodie en vue de sa manifestation par la voix, peut faire communier les hommes dans la conscience de leur condition. Elle devient ainsi la forme privilégiée de la célébration au coeur de la Cité.
EN:
Counter to the cliché of a Mallarmé thinker of the Book and the printed Page, this article shows that the acts of reading aloud and recitation are at the very heart of Mallarmé’s conception of poetry. According to Mallarmé, lyric poetry, in its highest form that is the Ode, is intimately linked to the chant, that is to say the voice. The Ode is not only meant to be recited or sung, but the “poetic principle” itself is based on the articulatory properties of words, properties by which they acquire a color, a quality and a particular sense: from the beginning, the “poetic principle” implies their vocal realization. By playing against each other the facets of words being actualized by voice, verse acquires an unprecedented evocative strength and fully deploys Meaning. Voice is central to the Ode in order that it recover, by public recitation, its ancient function: ensuring the communion of men within the city. Ode “dramatized or cut expertly,” which Banville’s Le Forgeron and Florise (annotated by Mallarmé) exemplify, lends itself particularly well to this function. The cuts materialize conflicts between “prosodic attitudes” and the human passions they express. But these conflicts may be related, on a deeper level, to the underlying drama of the human condition, that is to say the eternal struggle between light and shadow, nothingness and being, anxiety and joy. In inscribing drama within prosody so that it manifests through voice, Ode allows empathy through the consciousness of men’s condition, the preferred celebration at the core of human expression.
Exercices de lecture
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L’intention ludique et pratique. Humour et déliaison chez Emmanuel Hocquard
Philippe Charron
pp. 127–147
AbstractFR:
Cet article propose une analyse des implications de la notion de « ludique » dans l’oeuvre d’Emmanuel Hocquard. Notamment à la lumière de la pensée des « jeux de langage » et de l’« usage » de Ludwig Wittgenstein, influence majeure d’Hocquard, l’article montre que bien plus qu’un simple style ou trait d’esprit, le « ludique » relève chez Hocquard d’une conception pratique du langage et de la signification. Solidaire des manières ordinaires de se conduire dans le monde, l’« intention ludique » met notamment à mal l’hypothèse d’un rapport proprement littéraire ou artistique au langage et se conçoit plutôt à travers les interventions connectives et circonstancielles opérées sur les ressources disponibles dans un environnement de pensée dont les domaines possèdent des frontières indéterminées. C’est également une réflexion sur la question de la nature privée ou publique de cette « intention ludique » et des critères de signification que cet article suggère.
EN:
This article analyzes the implications of the notion of “ludique” in the work of Emmanuel Hocquard. Particularly following the philosophy of “language games” and “use of language” developed by Ludwig Wittgenstein (one of Hocquard’s major influences), this paper demonstrates that “ludique” is much more than a simple style or witticism. Rather, for Hocquard, “ludique” entails a practical conception of language and meaning. Relating to ordinary ways to behave in the world, “l’intention ludique” challenges the idea of a distinct literary or artistic language. It can be conceived instead through connective and incidental operations on available resources in an environment of thought that includes areas of indeterminate borders. Also considered are the public or private nature of the “intention ludique” and the criteria of meaning proposed by this paper.
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Paradoxes du voir et de l’aveuglement dans Ceux d’à côté de Laurent Mauvignier
Alice Michaud-Lapointe
pp. 149–171
AbstractFR:
« Comment fermer les yeux pour voir ? » : telle est la question à laquelle tente de répondre cet article qui analyse comment l’avènement de la vue laisse, dans Ceux d’à côté de Laurent Mauvignier, à tout moment présager sa possible perte. L’article analyse aussi de quelles façons le geste criminel devient « aveugle » au moment même où il est perpétré. En regardant plus particulièrement la figure de l’alter ego, ce « moi à côté », tantôt coupable, tantôt témoin, qui hante le récit de Mauvignier, cet essai étudie les principaux effets « miroirs », symétries et réversibilité des rôles qui se produisent entre l’Homme, Catherine et Claire, les trois personnages du roman. S’appuyant sur les travaux d’Hélène Cixous, de Georges Didi-Huberman, de Jean-Bertrand Pontalis et de Maurice Merleau-Ponty, l’article examine plusieurs motifs du roman : le voyeurisme, l’anonymat de la foule, la spectralité, le déplacement de la vue à l’ouïe et au toucher, de même que tous les effets de clair-obscur qui font la force du roman. Il tente finalement de saisir cette tension entre le voir et le dire dans la langue même où l’on « baisse les yeux » pour éviter de « dévorer » du regard.
EN:
“How to close the eyes in order to see?”: that’s the question this article seeks to answer, analyzing how the advent of the sight, in Ceux d’à côté by Laurent Mauvignier, portends its possible loss throughout. The article also explores how criminal actions become “blind” at the moment of being perpetrated. Focusing on the figure of the alter ego (this “me beside me,” at times guilty, at times witness) that haunts Mauvignier’s writing, this essay examines the principal “mirror” effects, symmetries and role reversals produced among the novel’s three protagonists, the Man, Catherine and Claire. Works by Hélène Cixous, Georges Didi-Huberman, Jean-Bertrand Pontalis and Maurice Merleau-Ponty are referenced to probe the novel’s motifs: voyeurism, the anonymity of the crowd, spectrality, the shift of sight to hearing and touch, as well as the effects of chiaroscuro that are the novel’s strength. The ultimate aim is to understand the tension between seeing and saying in language itself, where we “lower our eyes” to avoid blatant staring.