Article body
Où les autres passent outre, je m’arrête.
Remarques mêlées, L. Wittgenstein
2001
J’ai longtemps cru qu’un atavisme insurmontable me rattachait à la race des vaincus. Je le crois toujours, mais sans voir là rien de malheureux ni même de déplorable. J’aurai au moins réussi à voir un peu clair dans ce que j’appelle mes ténèbres, à être par moments secourable pour mes proches — surtout attentif aux enfants que la vie a mis sur mon chemin. Avoir réussi cela n’a, bien sûr, rien d’extraordinaire. Mais l’extraordinaire ne m’a jamais attiré, moi à qui la vie ordinaire offre suffisamment d’occupations et de satisfactions.
En 1870, Victor Hugo note dans ses Choses vues qu’il a planté un chêne. La veille, le concile avait déclaré le Pape infaillible ; sans préciser si ce décret avait un effet rétroactif, Hugo annonce avec cette belle assurance que lui donne le sentiment de son génie : « Dans cent ans, il n’y aura plus de guerre, il n’y aura plus de pape, et le chêne sera grand. » Il aura eu raison pour ce qui est du chêne.
La révision de mes carnets pour Le sourire d’Anton, j’en tire une certaine satisfaction, bien que me pèse par moments ce retour aux décennies passées et au personnage que j’étais, pas si différent de celui que je suis maintenant. Quand j’en serai à traiter les carnets plus récents, il n’est pas sûr que je me plairai davantage en ma compagnie. Dès qu’on est ramené dans le passé, on se sent réduit à soi — sensation qu’une réécriture un tant soit peu rigoureuse tente de nous rendre supportable. Voilà pourquoi on a une nette préférence pour les notes moins intimes et qu’on passe du je au on avec un sentiment d’allégement.
On entend chez Tolstoï un cheval penser, chez Platonov le vent psalmodier, chez Gabrielle Roy l’horizon chuchoter à nos oreilles.
En guise d’épitaphe, je verrais bien ceci : Ci-gît l’homme que j’ai été et qu’on n’a connu que par ouï-dire.
Envie de lire Goethe plus sérieusement. Si ma lecture de Werther date de mon adolescence, celle, toute récente, de ses entretiens avec Eckermann n’a fait qu’aviver ma curiosité pour les grandes oeuvres de la maturité. Je ne sais quelle prudence m’a fait différer si longtemps ma rencontre avec Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Faust et Les affinités électives — de peur, peut-être, de ne pas être à la hauteur de ces oeuvres ou d’en être déçu comme ce fut le cas de L’arrière-saison de Stifter, roman célébré par de grands esprits comme Nietzche. Il y a des oeuvres vers lesquelles on va sans hésitation, poussé par la certitude qu’elles ont été écrites expressément pour nous. D’autres devant lesquelles on se sent intimidé, comme en présence d’une beauté hors de l’ordinaire ou d’une force écrasante. J’aborde Goethe avec une plus grande confiance depuis que j’ai passé de longues heures bienheureuses dans ses Conversations avec Eckermann.
Je pourrais dire, comme Jules Renard, que je n’oublie rien, même les impressions les plus anciennes. En cela, je peux prétendre être « un sentimental qui rumine », ainsi qu’il se décrit. Mais si les souvenirs me reviennent avec une grande précision, c’est sans émotion que je les revis, qu’ils soient douloureux ou heureux. Le temps en a fait des objets que je pourrais prêter au premier personnage venu.
Assumer sa singularité n’est pas donné à tout le monde. La plupart des gens préfèrent s’identifier à un modèle courant, ce qu’ils font tout naturellement ; d’autres se travestissent pour ne pas souffrir de ce qui les distinguerait de leurs semblables. Seule une âme forte (au sens où l’entendait Giono) accepte de vivre selon sa nature, sans éprouver le désir d’imiter ou même d’être imité.
On n’a pas le choix : une fois qu’on est là, la mort dans l’âme et le corps, il faut continuer à vivre coûte que coûte, même si c’est vers l’abîme qu’on chemine. Voilà toute l’amère sagesse à laquelle on finit par se résigner.
Février – En achetant le chalet de La Minerve, nous renonçons au voyage que nous projetions de faire en Franche-Comté et dans le Beaujolais. Je ne m’en afflige pas trop, tant le paysage des Hautes-Laurentides m’apparaît à la fois exaltant et apaisant. J’y trouve pour le moment la même énergie que celle que dispense le voyage. J’en suis encore à découvrir les sentiers de montagne que j’explore avec la curiosité passionnée de ma jeunesse.
Je pense souvent au Portugal où j’ai été étonné, dès mes premiers pas dans les rues de Lisbonne, d’éprouver un si vif sentiment de familiarité, comme si ce pays était demeuré tel que je l’avais imaginé et rêvé depuis tant d’années. Ce dont je me suis tant réjoui dans ce pays, Thomas Bernhard le définit parfaitement dans des entretiens où il évoque les visages souriants, l’accueil simple et sans familiarité excessive. Les mois ont passé, mais le Portugal demeure si présent en moi que la nostalgie que j’en ai me paraît bien douce.
Se tenir à l’écart dès qu’on publie un livre demeure possible — avec la collaboration de ceux qui vous y encouragent par leur silence.
Persister à écrire signifie que les mots parviennent parfois à exorciser les forces des ténèbres et qu’au bout de la route on débouche sur une sorte d’éclaircie, par un clair matin de mai, troublé par l’appel si mélancolique du huard.
« La rêverie n’est qu’une pensée qui ne pense à rien », selon Jules Renard. Rêverie qui n’est rien d’autre que la rêvasserie que les adultes reprochent à leurs enfants.
Premier jour de mars – Relu les extraits de la correspondance de Flaubert (Préface à la vie d’écrivain) avec le sentiment d’en être à ma première lecture, bien que certains passages m’étaient restés en mémoire, peut-être parce que mon attention se porte maintenant sur des choses qui, il y a trente ans, me semblaient avoir moins d’importance. Jeune, je trouvais dans mes lectures ce que j’y cherchais, alors que maintenant je trouve beaucoup plus de choses en n’y cherchant rien. C’est ce que je constate en voyant ce que j’avais noté en marge ou surligné. Cette relecture me fait découvrir des petites phrases auxquelles l’âge me rend sensible : « Oui, je commence à être débarrassé de moi et de mes souvenirs », écrit-il à sa chère Louise Colet en 1853, à l’âge de trente-deux ans. « Nos joies, comme nos douleurs, doivent s’absorber dans notre oeuvre […]. Je voudrais écrire tout ce que je vois, non tel qu’il est, mais transfiguré. » Ce n’est pas là une profession de foi très naturaliste. Il est vrai qu’il ne manquera jamais l’occasion de prendre ses distances du clan dirigé par Zola. Toujours à Louise Colet il écrit : « Je sens en moi de grands tourbillons, mais je les comprime. Transpire-t-il quelque chose de tout ce qu’on ne dit pas ? » Belle question à laquelle il serait téméraire de répondre de manière péremptoire. En 1875 — il lui reste cinq ans à vivre —, l’homme-plume écrit à George Sand : « Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où. Et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyageur et le chameau. » La beauté de cet aveu tient autant à la force de son expression qu’à la terrible expérience dont il témoigne. En s’identifiant ainsi au désert, en même temps qu’au voyageur et qu’au chameau, il montre bien qu’il se détachait de sa personne en faisant sien tout le reste, c’est-à-dire tout ce qui, dans l’extrême solitude de l’artiste, passait à travers le filtre de son regard.
La qualité d’une oeuvre ne peut tenir qu’à la seule maîtrise langagière, pas plus qu’à la seule ingéniosité narrative ; il faut qu’à travers l’étoffe des mots suintent les humeurs du corps et s’y impriment les transports de l’âme. Autrement dit, que la langue nous donne constamment l’illusion d’une vérité indiscutable, même s’il s’agit d’une simple tranche de vie, comme dans Un coeur simple de Flaubert ou dans La dame au petit chien de Tchekhov.
En ce samedi de mars, il n’y a pas l’ombre d’un nuage dans ce ciel d’un bleu lisse, ni le moindre vent. Assis sur ma chaise d’excursionniste, sous les thuyas, je ne fais rien d’autre que laisser mon regard glisser sur la couche de neige étincelante qui recouvre le lac. Les mésanges picorent dans la mangeoire tandis que le temps passe à pas de loup. Ce matin, il faisait –22 °C et cet après-midi –5 °C ; malgré ce réchauffement rapide, il n’y a aucune humidité dans l’air où je subodore un avant-goût de printemps. Les flambeaux d’osier sont si bien soudés dans la neige durcie que je n’ai pu les en extraire du remblai délimitant la patinoire où nous avons pu nous égayer jusqu’à la semaine dernière. Je me sentais soulagé d’un grand poids d’avoir pris la décision de ne pas représenter le Québec à la rencontre des écrivains organisée par la Communauté radiophonique des programmes de langue française sur le thème de la langue. Un huis clos de deux jours où il m’aurait fallu entendre parler d’une affaire déjà entendue pour moi et sur laquelle je n’ai guère envie de revenir pour la simple raison qu’au Québec la langue a été réduite à la seule dimension politique. Toute autre considération, toute critique concernant l’usage qu’on en fait étant irrecevables, il est vain de prendre part à un débat clos une fois pour toutes. Les francophones européens nous voient encore comme les valeureux chevaliers d’une langue fidèle à ses charmants archaïsmes et claquant au vent comme une oriflamme. Le seul attrait de cette rencontre était qu’elle avait lieu à Montpellier d’où j’aurais pu gagner la Franche-Comté que je compte bien visiter pour me faire une idée du pays que mon ancêtre Étienne Bontron a quitté, au tout début du xviiie siècle.
Avec le temps, on regarde sa bibliothèque avec la même lucidité que tout le reste : peu de livres nous paraissent avoir conservé leur attrait ; la plupart même, on s’en débarrasserait sans le moindre regret. Ceux qui résistent à cette désaffection, en revanche, on les couve comme s’ils étaient notre progéniture, on les ouvre pour retrouver ce qui a tenu bon au fil des décennies. C’est là qu’est la source vive de notre esprit, là qu’on trouve aussi bien la paix de l’âme que la jouissance de l’esprit. Ils ne sont plus très nombreux, mais leur présence à nos côtés est aussi réconfortante qu’une lampe allumée au creux de l’insomnie.
Week-end sportif avec J. et P. Je les ai emmenés escalader la montagne en raquettes par un sentier que j’avais partiellement ouvert la semaine précédente. Mais le reste du trajet aboutissant à un lac sauvage, encore gelé dur, il a fallu suer un bon coup pour le faire. La croûte de neige cédait et les raquettes se chargeaient d’une neige lourde. Au-dessus de nous, nous avons vu planer en croassant le couple de corbeaux dont j’avais perdu la trace depuis quelques semaines. Mes compagnons de route étaient à bout de souffle, une fois rendus aux abords du lac, mais pas moi, porté par cette énergie que vous insuffle l’air vivifiant des montagnes. Il est vrai que, presque chaque jour passé ici, tout au long de cet hiver, j’ai patiné et fait des randonnées d’au moins deux heures. J’espère avoir encore bon pied bon oeil, la soixantaine venue.
Ce matin, par un froid de –20 °C, j’avais à peine commencé mon ménage du lundi que G. m’appelait pour m’annoncer que la Mazda n’était plus devant la porte du garage. Après avoir supposé que je l’avais, comme d’habitude, rentrée dans le garage, elle a constaté qu’elle n’y était pas. Et elle attend que la police vienne établir le constat de vol. J’ai passé l’aspirateur, fait mes bagages et je suis revenu en ville, ma belle sérénité en berne.
L’auteur ne se rend pas toujours compte qu’en s’enfouissant au creux de son oeuvre il risque de devenir le plus pathétique de tous les personnages qu’il a imaginés, ceux-ci se nourrissant d’une vie qu’il ne vit plus qu’à travers eux.
À Jules Renard évoquant « les heures de dégoût où l’on n’a plus aucun rapport avec soi-même », on a envie de répondre qu’il y a un remède très simple : faire quelque chose de ses mains, comme disaient nos parents, préparer un plat, réparer un appareil défectueux ou même jeter un objet inutile qu’on a laissé s’empoussiérer.
À une époque où les confins m’attiraient, je rêvais du Grand Nord ou des steppes de Mongolie. L’extrême dénuement du paysage m’apparaissait comme une épure du monde, un avant-goût de l’éternité où l’histoire n’avait plus cours. Ne plus entendre que les voix du sol, du vent et des eaux. Vivre en ermite dans l’intimité du paysage. N’attendre que ce qui est accessible. Il y avait là un peu de mystique et pas mal de poésie. Ce qui m’en a guéri, si l’on peut dire, c’est un roman que j’ai commencé au cours de l’été 1983 et abandonné après cinq ou six mois d’un labeur stérile. Seul le prélude a survécu à l’épreuve de l’écriture, et en le remaniant, je l’ai détourné de son cours. C’est devenu une nouvelle de soixante-quinze pages, intitulée L’hiver au coeur, et n’ayant plus grand-chose à voir avec le roman nordique que j’avais d’abord projeté.
13 mars – Tandis qu’il tombe une neige si lourde qu’on croit l’entendre s’écraser sur le rebord de la fenêtre, sur les branches des thuyas et sur la chaussée qui l’avale aussitôt, je réunis les factures réclamées par la compagnie d’assurances, puis je me remets à la lecture du manuscrit de François Ricard sur Kundera. « Comment fait-on pour vivre quand le monde n’est plus sa patrie ? » se demande-t-il. On vit pour vivre, sans alibi, en trouvant, comme le font la plupart des gens, surtout les femmes, une raison d’être immédiate et concrète. Avons-nous un tel besoin de régir autrement ce monde dont le principe est le désordre ? D’invoquer la justice quand l’injustice règne, bien qu’à des degrés variables d’un régime à l’autre ? De croire qu’on peut être entendu quand les mots sont détournés de leur sens ? Ricard montre bien que la modernité de Kundera se trouve dans ce passage de la frontière, à partir duquel tout bascule dans le non-sérieux. Cet exil est peut-être le fin mot de son oeuvre. On peut choisir de déserter pour convertir son exil en un destin. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de grande route à suivre, il n’y a que des brèches ici et là, des pas faits à tâtons dans le brouillard, des éclaircies où bivouaquer avant de reprendre le chemin de nulle part, balisé par des signaux contradictoires, quand ils ne sont pas trompeurs.
Quand un écrivain en vient à croire qu’un livre de son cru est moins un don qu’il fait à ses éventuels lecteurs qu’un appel à leur bienveillance, il vaut mieux qu’il se taise. S’il s’obstine à publier, il court le risque de faire figure de mendiant à ses propres yeux.
19 mars – Depuis quatre jours, le soleil est là et, bien que le mercure indique –12 °C, le printemps s’étire sous la neige et le sol gelé. On croit même, en collant l’oreille au tronc des vieux érables, entendre la sève monter, et de fortes envies vous poussent dans toutes les directions.
Après des jours sans rien noter, je reviens à mon carnet comme un chien aux pieds de son maître, pas seulement par habitude, mais par besoin de tremper ma plume, si je puis dire, dans le courant de l’existence. Et l’existence, pour quelqu’un de mon espèce, suppose la lecture et la conversation, la rêverie et la promenade, la cuisine et le bricolage, et même l’absence momentanée de tout cela.
Dans Ville, j’écoute ton coeur Alberto Savinio écrit : « Dans l’ambition de faire une oeuvre il y a encore de la puérilité. Une fois cette puérilité comprise et dépassée, on n’écrit de livres, si on a encore envie d’écrire, qu’en forme de longue et tranquille conversation. » Je ne prétends à rien d’autre désormais : m’entretenir à bâtons rompus avec un lecteur aussi disponible que je le suis, assez libre pour ne pas me suivre quand cela l’ennuie, quitte à me retrouver l’instant d’après.
Assis au bord du lac, je regarde le soleil s’éclipser derrière la cime des grands pins qui bordent l’autre rive, repensant aux carnets du poète André Roy qui affirme que le poème est « la voix des voix » et que les poètes ne sont rien de moins que des « démarcheurs d’infini ». Après quoi, les mains croisées, il ne lui reste plus qu’à attendre un appel du jury du Nobel de littérature. Pour parler plus sérieusement, j’ai lu un article qui nous apprend comment piéger les guêpes : une bouteille de plastique, un peu de vin, de miel et d’eau, et c’en est fini, paraît-il, de la panique qui faisait rentrer vos invités au chalet. J’ai passé une heure à feuilleter Quelque chose approche, récits que l’écrivain argentin Juan José Saer a écrits entre vingt-deux et vingt-six ans. Tout l’univers qu’il explorera par la suite s’y trouve, de même que l’ampleur du phrasé et la précision de la moindre description. J’avoue que sa précocité me rend jaloux, moi qui à cet âge cherchais ma voix en bafouillant beaucoup.
En relisant les épreuves de L’hiver au coeur pour sa réédition dans « Boréal compact », je tombe sur un paragraphe où Antoine, désespérant de venir à bout d’un long récit, imagine un journal composé des « petits riens qui sont le tout de la vie ». Il faut dire que je m’étais moi-même engagé, quelques années avant d’entreprendre cette longue nouvelle, dans cette voie, sans savoir où cela aboutirait ni à quoi cela ressemblerait.
Bouvard et Pécuchet, que j’avais entrepris de lire au début de la trentaine, j’y reviens maintenant en y prenant un grand plaisir, qui tient pour une bonne part à la netteté du style et à l’ironie du propos. Une ironie bonhomme, dirais-je, dépourvue de la sécheresse qu’on peut reprocher à Voltaire, par exemple. La rigueur d’exécution empêche ce livre étrange de sombrer dans la charge ou la caricature. On est, évidemment, très loin des fastes orientaux où l’ermite comblait son besoin de baroque. Loin également de son goût pour l’épopée, qu’il avait l’impression de sacrifier à un réalisme qu’il maudissait mais qu’il a porté à un niveau rarement atteint.
Hermann Broch a raison de dire que l’indifférence politique est une indifférence éthique, mais que faire là-contre ? Tant qu’on observe ce qui se passe, on n’arrive pas à s’en balancer, on peste intérieurement, en pure perte, et sans profit pour qui que ce soit. On n’éprouve rien d’autre qu’une insurmontable impuissance devant l’injustice pratiquée par la plupart des pouvoirs qui se partagent le monde. Mais cela ne nous donne pas bonne conscience pour autant.
Terminé Bouvard et Pécuchet avec le sentiment d’avoir fait une cure de pessimisme radical. Les deux larrons de cette histoire échouent dans toutes leurs entreprises, qu’elles soient d’ordre pratique ou d’ordre intellectuel. On peut, comme le fait Queneau, attribuer cela à leur manque de méthode. On doit reconnaître qu’ils sont, en effet, d’une grande maladresse méthodologique, même si leurs échecs successifs leur apprennent à fuir les terrains minés. Hélas, tous les terrains le sont, dès qu’ils s’y risquent, y compris les relations avec l’autre sexe et l’éducation des enfants (ils en adoptent deux avec lesquels l’aventure tourne assez mal). Quand j’avais tenté de lire cet ultime opus de Flaubert, il y a plus de vingt ans, c’était prématuré, il faut croire. Cette fois, à l’âge que j’ai, je trouve le portrait convaincant, même s’il s’agit d’une charge où l’humour noir de Flaubert révèle l’horreur que lui inspirait la réalité.
« Ce journal me vide », dit Renard, ajoutant que « ce n’est pas une oeuvre ». Et pourtant, un peu plus tôt, il prétend que ce journal, quand il le lit, « lui donne l’impression que c’est ce qu’il a fait de mieux et de plus utile ». Ce n’est pas une contradiction, c’est une autre façon de voir son entreprise, inspirée par l’humeur du moment. Se relire est toujours désespérant, à moins d’être convaincu de son génie, ce qui n’arrive qu’aux ambitieux.