Abstracts
Résumé
Les pensionnats autochtones sont des institutions ayant été en activité de la fin du 19e siècle à la fin du 20e siècle, que des enfants autochtones ont été forcés de fréquenter au Canada. Des enquêtes ont démontré que plusieurs jeunes fréquentant ces institutions y ont été victimes de négligence et de mauvais traitements. Les conséquences négatives découlant des mauvais traitements durant l’enfance ont été amplement documentées, notamment à travers les travaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Néanmoins, très peu d’études quantitatives ont été réalisées à ce sujet. L’objectif de cette recherche est de documenter, chez une population autochtone du Québec, les impacts associés à la fréquentation des pensionnats chez les survivants, mais également chez leurs enfants devenus adultes. Au total, 301 participants autochtones ont été rencontrés. Parmi les participants, 26,9 % ont fréquenté les pensionnats et 45,5 % ont un parent qui les a fréquentés. Les résultats indiquent que la fréquentation des pensionnats est associée à une probabilité plus élevée d’avoir vécu des traumas (agression sexuelle, agression physique, violence conjugale, etc.) dans l’enfance ou à l’âge adulte. Les résultats révèlent également que la fréquentation des pensionnats est associée à plusieurs difficultés, notamment à la consommation problématique d’alcool ou de drogues, au jeu problématique et à la détresse psychologique. Les résultats de cette étude soulignent l’importance de tenir compte des conséquences des traumatismes historiques et intergénérationnels liés aux pensionnats dans notre compréhension de la situation actuelle des peuples autochtones du Canada.
Mots-clés :
- pensionnats autochtones,
- transmission intergénérationnelle,
- traumas,
- violence,
- agression sexuelle,
- jeu problématique,
- alcool,
- toxicomanie,
- dépendances
Abstract
Residential schools were institutions that operated from the late 19th century to the late 20th century that Indigenous children in Canada were forced to attend. Investigations have shown that many of the youths attending these institutions were the victims of negligence and abuse. The negative impacts of abuse during childhood have been well documented, in in particular by the work of the Truth and Reconciliation Commission of Canada. Nevertheless, few quantitative studies on this topic have been conducted. The goal of this research is to document the impacts of residential school attendance – both on former attendees and on their adult children – for a population of Québec Indigenous people. In all, we met with 301 Indigenous participants. Among them, 26.9% attended a residential school, and 45.5% had a parent who frequented one. The results indicate that residential school attendance is associated with a higher likelihood of having experienced trauma (sexual abuse, physical abuse, spousal abuse, etc.), either as a child or as an adult. The results also show that residential school attendance is associated with several problems such as excessive drug or alcohol consumption, problem gambling, and psychological distress. The study highlights the importance of taking into account the consequences of historical and intergenerational trauma stemming from residential schools in our understanding the current situation of Indigenous peoples in Canada.
Keywords:
- residential schools,
- intergenerational transmission,
- trauma,
- violence,
- sexual abuse,
- problem gambling,
- alcohol,
- drug addiction,
- addiction
Article body
Introduction
À la fin du 19e siècle, le gouvernement canadien adopte des lois obligeant les enfants autochtones à quitter leur famille et à s’éloigner de leur culture d’origine. C’est le début des pensionnats autochtones. Ces institutions ont été mises en place par le gouvernement canadien avec la collaboration des institutions religieuses vers les années 1880 et ont fonctionné jusqu’à la fermeture de la dernière école en 1996 (Aboriginal Healing Foundation, 2002 ; Royal Commission on Aboriginal Peoples, 1996), et en 1980 au Québec (Fondation autochtone de guérison, 2007). Les pensionnats autochtones visaient à favoriser l’assimilation des Autochtones aux valeurs et traditions de la société canadienne (Hylton et al., 2002).
Au cours des vingt dernières années, plusieurs écrits ont porté sur les pensionnats autochtones (recension des écrits, rapports d’enquête, textes d’opinion, témoignages, études empiriques). De nombreuses démarches ont été entamées et différentes organisations ont été mises sur pied afin de sensibiliser la population aux sévices vécus dans les pensionnats et aux séquelles associées, ainsi que pour favoriser la guérison chez les survivants (Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2015). Parmi ces organisations, mentionnons la Fondation autochtone de guérison, la Fondation de l’espoir et la Commission royale sur les peuples autochtones (Hylton et al., 2002). Plus récemment, en 2008, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a été instaurée afin que soient reconnues les séquelles causées aux Autochtones ayant fréquenté les pensionnats, en plus de contribuer à la vérité, à la réconciliation et à la guérison (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2010). À ce jour, cette commission a permis à plus de 6 750 personnes éprouvées de manière directe ou indirecte par les séquelles des pensionnats de s’exprimer sur leur expérience (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015). Cette volonté de documenter les pensionnats est sans aucun doute reliée aux 37 963 demandes d’indemnisation (parmi lesquelles 31 531 ont été réglées) reçues par le secrétariat d’adjudication des pensionnats autochtones pour les agressions sexuelles et physiques graves subies dans ces institutions (Affaires autochtones et développement du Nord Canada, 2015). Certains décrivent ce passage comme un traumatisme historique (Fast et Collin-Vézina, 2010), c’est-à-dire un évènement issu d’intentions destructrices, vécu par plusieurs membres d’une même communauté et ayant suscité un niveau élevé de détresse (Evans-Campbell, 2008). Bien que plusieurs écrits aient documenté les pensionnats et leurs séquelles, peu d’études quantitatives se sont attardées aux conséquences associées à la fréquentation des pensionnats. Dans ce contexte, l’objectif de cette étude est de documenter les données sociodémographiques et les symptômes psychologiques associés à la fréquentation des pensionnats, autant chez les survivants que chez leurs enfants devenus adultes.
Autochtones vivant au Canada
Au Canada, le terme Autochtone réfère aux premiers peuples d’Amérique du Nord et à leurs descendants. Ce terme inclut les peuples des Premières Nations (aussi appelés Indiens, Amérindiens), les Métis (personnes d’ascendance mixte qui possèdent à la fois des ancêtres européens et issus d’une Première Nation) et les Inuits (Autochtones vivant dans le Grand Nord) (Affaires autochtones et développement du Nord Canada, 2016). En 2011, on évaluait le nombre d’Autochtones à 1 400 685, ce qui représente 4,3 % de la population canadienne (Statistique Canada, 2013). Au Québec, la population autochtone est hétérogène, étant composée de dix nations amérindiennes et de la nation Inuit. Ces nations représentent environ 1 % de la population du Québec, soit 91 700 Autochtones. Elles sont réparties dans 41 communautés autochtones et les Inuits résident dans 14 villages nordiques (Secrétariat aux affaires autochtones, 2011).
Au cours de l’histoire, différentes lois et mesures ont été mises en place afin de favoriser l’assimilation des Autochtones à la société canadienne (par exemple la Loi sur les Indiens de 1876). Ces lois et mesures liées à la colonisation des peuples autochtones ont conduit à divers traumatismes tels que la perte de territoire, le confinement dans les réserves, le changement drastique des modes de vie, la perte des cérémonies et rituels traditionnels de guérison et l’avènement des pensionnats pour l’éducation des jeunes (Fast et Collin-Vézina, 2010 ; Morency et Kistabish, 2001).
Plusieurs auteurs (voir Mitchell et Maracle, 2005 ; Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004) soulignent que l’ensemble de ces mesures assimilatoires ont eu des conséquences dévastatrices pour les individus et que les difficultés rencontrées dans les communautés aujourd’hui doivent être interprétées à la lumière du concept de traumatisme historique. La Commission de vérité et de réconciliation du Canada estime que cette politique d’assimilation a créé un génocide culturel dont les impacts importants sont présents encore aujourd’hui dans la vie des peuples autochtones canadiens (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015).
Conditions de vie dans les pensionnats autochtones
Malgré la réticence de leurs parents, les enfants autochtones du Canada ont été forcés de fréquenter les pensionnats autochtones, où ils devaient être nourris, logés et acquérir une éducation (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2012a).
Cependant, une fois les pensionnats mis en place, les politiciens se sont rendu compte qu’ils avaient sous-estimé les coûts afférents à la mise en œuvre d’un système à la fois humain et efficace. Ils ont su dès les premiers jours que les pensionnats n’arrivaient pas à offrir aux enfants l’éducation dont ils avaient besoin et l’attention à laquelle ils avaient droit. (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2012a : 1)
Les jeunes se retrouvaient le plus souvent dans des pensionnats éloignés de chez eux pendant plusieurs années consécutives et généralement pour une période de dix mois par année (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 ; Sbarrato, 2005).
De la fin du 19e siècle jusqu’à la fin du 20e siècle, au moins 150 pensionnats autochtones (139 répertoriés par la convention de règlement relative aux pensionnats) ont été exploités et administrés au Canada par les Églises catholique, anglicane, méthodiste, presbytérienne et l’Église Unie du Canada, faisant suite à un arrangement avec le Gouvernement fédéral qui les finançait (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2012a). Depuis leur création, plus de 150 000 enfants autochtones ont fréquenté les pensionnats autochtones (Affaires autochtones et développement du Nord Canada, 2010). Ces pensionnats étaient présents dans toutes les provinces canadiennes, à l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard et du Nouveau-Brunswick (Chansonneuve, 2005). Selon l’Enquête régionale longitudinale sur la santé (ERS) réalisée entre 2002 et 2003 au Canada auprès de 10 962 adultes de 238 communautés autochtones, 20,3 % des participants ont mentionné avoir fréquenté les pensionnats sur une période moyenne de cinq ans (First Nations Centre, 2005). Cette proportion était plus élevée chez les personnes plus âgées (par exemple 43,3 % chez les 60 ans et plus, contre 5,7 % chez les 18-29 ans). De plus, 33,2 % des membres des Premières Nations et Inuits de cette étude ont rapporté avoir au moins un parent ayant fréquenté les pensionnats (First Nations Centre, 2005). Les résultats des analyses de l’Enquête auprès des peuples autochtones (EAPA) réalisée en 2012 sur un échantillon représentatif de 8801 membres des Premières Nations âgés de 15 ans et plus vivant hors réserve indiquent que 60 % des participants connaissaient au moins un membre de leur famille (incluant la famille élargie) ayant fréquenté les pensionnats. Chez les membres des Premières Nations vivant hors réserve âgés de 20 ans et plus, 9 % ont rapporté avoir déjà fréquenté un pensionnat. Cette proportion atteint 17 % chez les 55 ans et plus (Rotenberg, 2016).
Plusieurs écrits relatent les conditions de vie difficiles des enfants autochtones dans les pensionnats (Ross et al., 2016). Ces écoles enseignaient aux enfants autochtones à renier, voire mépriser, leur langue, leurs croyances et leurs traditions culturelles (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2012a ; Friesen et Friesen, 2002). Sur le plan éducatif, le personnel embauché dans ces établissements était souvent non qualifié (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 ; Fondation autochtone de l’espoir, 2009 ; Hylton et al., 2002). Les programmes éducatifs n’étaient pas culturellement adaptés pour les Autochtones et visaient plutôt l’assimilation (Commission de vérité et réconciliation, 2012a et 2012b ; Commission royale sur les peuples autochtones, 1996). De plus, les résidents avaient des tâches à accomplir (par exemple travail en cuisine, conciergerie, travail dans les champs), ce qui diminuait leurs heures d’instruction en comparaison avec les enfants fréquentant l’école publique. Plusieurs pensionnats exploitaient même le travail des enfants (Commission de vérité et réconciliation, 2012a ; Milloy, 1999).
En raison notamment du sous-financement des pensionnats autochtones, les besoins essentiels des enfants ont souvent été négligés : sous-alimentation, manque de vêtements, manque de chauffage, mauvaise ventilation, surpopulation, services médicaux inappropriés, etc. (Castellano, 2006-2007 ; Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 ; Fondation autochtone de l’espoir, 2009). Plusieurs enfants sont décédés au cours de leur passage dans les pensionnats, soit à la suite de maladies comme la grippe ou la tuberculose (Fondation autochtone de l’espoir, 2009), soit à la suite de conditions climatiques extrêmes, de mauvais traitements ou de suicides (Fondation autochtone de l’espoir, 2009). D’autres enfants ont tenté de s’enfuir, parfois au prix de leur vie (Abadian, 1999). Plus de 3 200 décès d’enfants dans les pensionnats ont été répertoriés par la Commission de vérité et réconciliation (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015).
Certains auteurs soulignent que l’expérience des pensionnats aurait fortement entaché la transmission de la culture autochtone et de ses savoirs par les aînés aux générations futures, en plus d’exposer cinq générations d’autochtones à des expériences de traumas interpersonnels documentés. Ils auraient subi des châtiments corporels, de la violence et de l’humiliation en public lors de leur passage dans ces écoles (Abadian, 1999 ; Blacksmith, 2010 ; Bombay et al., 2014 ; Chansonneuve, 2007 ; Fondation autochtone de l’espoir, 2009 ; Fournier et Crey, 1997 ; Hylton et al., 2002 ; Kirmayer et al., 2009).
Les données obtenues de l’ERS vont dans le même sens (First Nations Centre, 2005). Par exemple, parmi les participants qui soutiennent que leur passage au pensionnat a eu une influence négative sur leur santé et leur bien-être, 79,3 % ont rapporté avoir vécu de la violence verbale et émotionnelle, 78,0 % de la discipline sévère, 71,5 % ont rapporté avoir été témoin de violence, 69,2 % ont affirmé avoir été victime d’agressions physiques, 61,5 % d’intimidation de la part des autres enfants et 32,6 % d’agressions sexuelles (First Nations Centre, 2005). Il est important de noter que ces pourcentages représentent des données globales et ne rendent pas compte des différences présentes entre chacun des établissements. Cette étude ne précise pas les auteurs de ces différentes formes de violence. Nous pouvons penser qu’elles étaient généralement perpétrées par le personnel, tel que décrit dans plusieurs documents (Commission de vérité et réconciliation, 2012a).
Impacts psychologiques des pensionnats autochtones
Bien que plusieurs rapports d’organismes communautaires et gouvernementaux aient documenté les conséquences psychologiques et sociales des mauvais traitements subis dans les pensionnats (Chansonneuve, 2005 ; Commission de vérité et réconciliation, 2015 ; Royal Commission on Aboriginal Peoples, 1996 ; Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004), très peu d’études quantitatives se sont penchées sur ce phénomène, encore moins chez les peuples autochtones canadiens. Parmi celles-ci, les analyses des données de l’ERS 2002-2003 au Manitoba, incluant 2953 membres des Premières Nations du Manitoba, dont 611 ayant fréquenté les pensionnats, indiquent que le fait d’avoir été affecté par la fréquentation des pensionnats était associé à un vécu de maltraitance (physique, psychologique ou sexuelle), pas nécessairement lors des pensionnats, et que ce vécu était à son tour associé à des antécédents d’idées ou tentatives de suicides (Elias et al., 2012). Corrado et Cohen (2003), qui ont évalué la présence de psychopathologies chez 93 ex-pensionnaires autochtones vivant au Canada, ont observé que les diagnostics psychologiques les plus fréquents chez les ex-pensionnaires étaient le trouble de stress post-traumatique (TSPT) (64,2 %), les troubles causés par l’abus de substances (26,3 %), la dépression majeure (21,2 %) et le trouble dysthymique (20 %). Dans une étude portant sur la santé de 30 anciens pensionnaires Micmacs de la Nouvelle-Ecosse, les deux tiers sont d’avis que leur santé et leur bien-être ont été influencés négativement par leur séjour dans ces institutions (Mi'kmaq Health Research Group, 2007).
En raison des nombreux mauvais traitements subis dans les pensionnats par les Autochtones, il est possible de suggérer que les conséquences de leur fréquentation puissent s’apparenter à celles des mauvais traitements subis dans l’enfance, documentés dans de nombreuses études (voir Bouchard et al., 2008 ; Gilbert et al., 2009). Par ailleurs, les résultats de l’EAPA ont révélé que la fréquentation des pensionnats était associée à une probabilité plus élevée de présenter des problèmes de santé chronique ou de faire état d’une santé générale mauvaise ou passable. Toutefois, ces résultats devenaient non significatifs une fois certains facteurs (tabagisme, consommation d’alcool abusive, obésité, revenu, etc.) pris en compte dans les analyses (Rotenberg, 2016).
Impacts intergénérationnels des pensionnats autochtones
Des auteurs ont suggéré que les impacts négatifs des pensionnats ne se limitaient pas uniquement aux ex-pensionnaires autochtones, mais touchaient également leurs descendants (Bombay et al., 2009 et 2014 ; Ross et al., 2016). Dans ce contexte, la théorie du cycle intergénérationnel de la victimisation dans l’enfance est particulièrement utile pour comprendre les répercussions des pensionnats sur les survivants et leurs descendants. Dans la littérature scientifique, différentes définitions existent pour décrire le cycle intergénérationnel (voir Baril et Tourigny, 2015 ; Collin-Vézina et Cyr, 2003 ; Dixon et al., 2009 ; Newcomb et Locke, 2001). Les recherches menées sur ce sujet nous apprennent que non seulement la victime peut devenir à son tour agresseur, mais qu’elle est également plus à risque de vivre à nouveau de mauvais traitements une fois adulte, ou d’autres difficultés. Par exemple, les résultats de plusieurs études indiquent que les personnes victimes d’agression sexuelle dans l’enfance sont plus à risque que leurs enfants soient victimes d’agression sexuelle (Baril et Tourigny, 2015 ; Collin-Vézina et Cyr, 2003). Notamment, la prévalence d’agression sexuelle a été estimée à 50 % chez des mères dont l’enfant avait été victime d’agression sexuelle (Baril et al., 2008), alors que ce chiffre se situe davantage autour de 18-20 % chez les femmes de la population générale selon les résultats de méta-analyses (Pereda et al., 2009 ; Stoltenborgh et al., 2011).
Les mécanismes qui sous-tendent ce cycle intergénérationnel restent toutefois débattus dans la littérature scientifique. Le modèle du cycle intergénérationnel offert par Baril et Tourigny (2015), basé sur la théorie des traumas, propose certaines explications pour mieux comprendre cette transmission chez les mères ayant été victimes d’agression sexuelle dans l’enfance. Ce modèle suggère que l’expérience traumatique d’une mère qui a vécu différentes formes de maltraitance et un contexte familial d’adversité durant l’enfance risque d’entraîner plusieurs conséquences à l’âge adulte. Ces conséquences diverses (difficultés psychologiques, relationnelles, problèmes de dépendances) et le traumatisme non résolu peuvent créer un contexte d’adversité pour l’enfant, ce qui inclut notamment plusieurs facteurs familiaux qui accroissent le risque d’agression sexuelle chez l’enfant. De façon plus large, ce modèle pourrait se transposer au cycle observé chez les membres des Premières Nations dont les parents ont fréquenté les pensionnats.
Dans leurs articles sur la transmission intergénérationnelle du trauma chez les membres des Premières Nations, Bombay et ses collègues (2009 et 2014) documentent les facteurs impliqués dans le cycle intergénérationnel. Ces explications sont entre autres basées sur d’autres études effectuées sur la transmission intergénérationnelle du trauma dans d’autres populations à risque (par exemple les survivants de l’Holocauste). D’abord, le fait que les pensionnaires aient été dépouillés de leur langue, de leurs croyances et de leurs traditions a grandement compromis la transmission intergénérationnelle de la culture autochtone (Chansonneuve, 2005). Aussi, une fois revenus dans leur communauté, plusieurs des enfants issus des pensionnats se sont sentis ou ont été perçus comme des étrangers aux yeux de leurs familles et de leur communauté, notamment parce qu’ils n’avaient pas pu intégrer les bases de leur culture et de leur identité, comme la langue, les valeurs et les rituels traditionnels autochtones (Wotherspoon et Satzewich, 1993). Certains, en raison de l’éducation qu’ils avaient reçue et de la perte de repères culturels, ne se reconnaissaient tout simplement plus dans les valeurs autochtones (Bennett et Blackstock, 2002). Dans ce contexte, il a été difficile pour les survivants de transmettre les valeurs et savoirs traditionnels autochtones à cette nouvelle génération qui, déjà, était confrontée au défi de se construire une identité à mi-chemin entre la culture autochtone et la culture du groupe majoritaire (Wekerle et al., 2007).
En plus d’avoir une influence négative sur la culture et l’identité des générations suivantes, le régime des pensionnats a perturbé le système familial autochtone (Abadian, 1999 ; Commission royale sur les peuples autochtones, 1996). En effet, les survivants des pensionnats n’étaient pas préparés pour vivre dans la société, notamment parce qu’ils n’avaient pas eu de modèles parentaux adéquats (Haig-Brown, 1988). Ce manque de modèles parentaux, combiné aux séquelles psychologiques des pensionnats, a entraîné une difficulté pour les survivants de développer des comportements parentaux sensibles et optimaux. Cette impression semble partagée par plusieurs descendants de survivants des pensionnats. Dans une enquête nationale, des adultes autochtones ont mentionné que le vécu difficile de leurs parents a grandement affecté la qualité du soutien parental qu’ils ont pu leur donner (FNIGC et al., 2007). Ces impressions rejoignent les données rapportées dans l’étude de Corrado et Cohen (2003), où le tiers des survivants des pensionnats ont admis avoir imposé des mesures disciplinaires inappropriées, et 11,1 % ont mentionné avoir entretenu des relations qualifiées de « sans affection » avec leurs enfants. Certains auteurs ont suggéré que les survivants pouvaient adopter des comportements parentaux abusifs et négligents, calqués sur ceux observés dans les pensionnats (Haig-Brown, 1988), suggérant une transmission de la victimisation à travers les générations. Ces abus pourraient également expliquer les symptômes psychologiques observés chez les descendants des pensionnaires.
Les résultats de l’étude de Bombay et al. (2011) indiquent que les descendants des pensionnaires rapportaient plus d’abus et de négligence dans l’enfance ainsi que des dysfonctions au sein de la famille. Les données de l’ERS ont également révélé que d’avoir un parent ou un grand-parent ayant fréquenté les pensionnats était associé à une probabilité plus élevée de maltraitance, mais aussi de dépression, d’idées ou de tentatives de suicide (Bombay et al., 2012 ; FNIGC et al., 2007 ; Elias et al., 2012). Une autre étude effectuée auprès de 143 adultes autochtones vivant au Canada a révélé que comparativement aux adultes dont les parents n’avaient pas fréquenté les pensionnats, les descendants de survivants des pensionnats vivaient plus d’évènements de vie stressants, autant à l’âge adulte que lorsqu’ils étaient enfants. Ils vivaient également plus de symptômes dépressifs et percevaient davantage de discrimination à leur égard (Bombay et al., 2011).
En somme, les écrits recensés témoignent des conséquences néfastes qu’ont eues les pensionnats dans la vie des Autochtones qui les ont fréquentés et dans celle de leurs descendants. Toutefois, peu d’études quantitatives ont permis de documenter plus amplement ces conséquences dans la perspective d’une transmission intergénérationnelle.
Objectif de cette étude
Considérant la proportion importante d’adultes autochtones ayant été en contact avec les pensionnats, il importe que des études soient réalisées sur les traumas et les impacts psychologiques qui peuvent y être associés. Dans ce contexte, l’objectif de la présente étude est de documenter, chez une population d’adultes autochtones du Québec, les facteurs associés à la fréquentation des pensionnats chez les survivants, mais également chez leurs enfants (maintenant adultes).
Méthodologie
Les problèmes de jeu et autres dépendances étaient une problématique importante pour le centre de réadaptation, les agences régionales et intervenants impliqués dans le présent projet de recherche. Comme chercheurs, nous avons été invités à développer un projet de recherche permettant d’évaluer ces dépendances, ainsi que d’autres thématiques associées, afin de répondre aux besoins de recherche des partenaires. L’équipe de recherche a proposé une approche collaborative reconnaissant l’apport unique de chacun des acteurs impliqués. Les partenaires et les membres de la communauté ont d’ailleurs participé à l’élaboration des questions de recherche et de la méthodologie, en plus de collaborer à la collecte de données et à l’interprétation des résultats. Enfin, le présent projet de recherche a été conçu en accord avec les principes de l’énoncé de politique des trois grands conseils du Canada en regard des bonnes pratiques de la recherche avec les peuples autochtones. La culture et les traditions autochtones ont été respectées tout au long de ce projet de recherche.
Participants
Au total, 358 adultes autochtones ont participé à l’étude : 159 provenaient de centres semi-urbains alors que 199 provenaient de deux communautés des Premières Nations du Québec. L’échantillon est composé de 194 femmes (54,2 %) et 164 hommes (45,8 %). Les participants étaient âgés de 18 à 87 ans (X = 42,6 ans, ÉT = 16,3 ans). Une forte proportion d’entre eux vivaient sous le seuil du faible revenu[1] : 39,9 % gagnaient moins de 10 000$ par année alors que seulement 14,6 % gagnaient plus de 40 000$ par année. Un peu plus du quart (26,1 %) des participants occupaient un emploi alors que 42,4 % vivaient de l’aide sociale. En ce qui a trait au niveau de scolarité, 70,1 % des participants ont répondu ne pas avoir terminé leur secondaire. Quant à leur situation familiale, près de la moitié (47,2 %) des participants interrogés étaient mariés ou conjoints de fait et 75,1 % ont eu des enfants (3,1 enfants en moyenne). Un seul participant par adresse (ménage) a participé à cette étude. Toutefois, nous ne savons pas si deux membres d’une même famille, par exemple un participant et son parent, ont pu participer à l’étude.
En raison des données manquantes, les analyses ont été réalisées chez les 301 participants pour lesquels nous avions de l’information quant à la fréquentation des pensionnats. Parmi ces participants, 26,9 % ont fréquenté les pensionnats alors que 45,5 % ont un parent ayant fréquenté les pensionnats (catégories non exclusives). Plus précisément, les participants se répartissent dans quatre catégories mutuellement exclusives : a) ni les parents, ni le participant n’a fréquenté les pensionnats : 35,2 % (N = 106) ; b) au moins un des deux parents a fréquenté les pensionnats, mais pas le participant : 37,9 % (N = 114) ; c) le participant a fréquenté les pensionnats, mais aucun de ses parents : 19,3 % (N = 58) ; et d) le participant et au moins un de ses parents a fréquenté les pensionnats : 7,6 % (N = 23).
Déroulement de l’étude
Après l’obtention d’une certification éthique du comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec à Chicoutimi, les participants ont été sélectionnés selon deux méthodes. D’abord, une sélection aléatoire a été réalisée grâce aux registres des conseils de bandes (communautés autochtones) et des centres d’amitié autochtone (centres semi-urbains). Des affiches publicisant cette étude ont été distribuées et affichées à plusieurs endroits dans chacune des communautés. Les participants sélectionnés au hasard ont été sollicités soit par téléphone, par la poste (une lettre leur demandant de contacter l’intervieweur) ou à leur domicile (pour ceux qui n’ont pas de ligne téléphonique). Il est à noter qu’entre 10 et 15 % des participants sélectionnés au hasard n’ont pu être rejoints pour diverses raisons (déménagement, mauvaise adresse, décès, dans un centre de traitement, etc.).
Au total, 196 répondants ont complété le protocole d’entrevue sur une base volontaire, représentant un taux de réponse non restrictif d’environ 45 %, ce qui est comparable à d’autres études de ce type. De plus, 159 participants sont des personnes qui nous ont contactés (soit par téléphone ou verbalement) afin de participer à la présente étude. Ces participants ont également été rencontrés afin de compléter le questionnaire. Il est impossible de déterminer le type de participation (au hasard ou sur demande) de 3 autres répondants. Des analyses de chi-carré ont été effectuées pour évaluer les différences entre ces participants quant aux données sociodémographiques. Les résultats indiquent que chez les participants qui nous ont contactés pour participer à l’étude, il y avait un peu plus d’hommes (X2 = 8,57 ; p < 0,01) ; de personnes de moins de 50 ans (X2 = 11,36 ; p < 0,01), n’ayant pas complété leur secondaire 5 (X2 = 13,48 ; p < 0,01) et ayant un revenu de moins de 10 000$ par année (X2 = 15,50 ; p < 0,01). Dans ce groupe, il y avait aussi moins de personnes mariées ou en union de fait (X2 = 4,32 ; p < 0,05). Le nombre d’enfants n’était pas différent entre les deux groupes de participants. Il n’y avait pas de différence quant à la fréquentation des pensionnats par les participants, mais un peu moins de participants choisis au hasard avaient au moins un parent les ayant fréquentés (X2 = 10,98 ; p < 0,01).
Entre mai 2009 et octobre 2010, des intervenants sociaux ont rencontré chacun des participants de façon individuelle afin de leur administrer les questionnaires oralement. Tous les participants comprenaient le français, même si leur langue maternelle était souvent une langue autochtone. Comme la plupart des intervenants étaient eux-mêmes autochtones et parlaient les langues autochtones des participants rencontrés, ils pouvaient donner des précisions si les questions étaient mal comprises. Les entrevues se sont déroulées dans un bureau ou au domicile des répondants. Les participants recevaient une compensation de 20 $ pour leur participation à cette étude.
Instruments de mesure
Données sociodémographiques
Le questionnaire sociodémographique a permis de recueillir des informations concernant l’âge, le sexe, la situation familiale, le revenu annuel des participants, de même que la fréquentation des pensionnats chez les participants et chez leurs parents.
Traumas
Une version abrégée du Early Trauma Inventory Self Report-Short Form (ETISR-SF) (Bremner et al., 2007 ; version traduite de Vaccarino Bremner, 2009) a été utilisée afin d’évaluer le vécu de huit traumas généraux (mort ou maladie de proches, blessures graves, accidents sérieux), la violence conjugale, les abus physiques, l’agression sexuelle ou le fait d’être témoin de violence. Les participants devaient indiquer s’ils avaient vécu ces traumatismes après l’âge de 18 ans. Un alpha de Cronbach de 0,72 a été obtenu pour ces évènements. Pour les analyses statistiques, le nombre de traumas a été calculé et ensuite dichotomisé selon la médiane (M = 4) ; ceux ayant vécu quatre traumas et plus ont été catégorisés comme ayant vécu plusieurs traumas à l’âge adulte. Pour les traumas dans l’enfance (vécus avant 18 ans), les analyses statistiques ont tenu compte de façon séparée des traumas suivants : abus physique, agression sexuelle et être témoin de violence. La violence conjugale a également été évaluée, en tenant compte à la fois de celle vécue avant 18 ans et après 18 ans.
Les problèmes de jeu
La version française du South Oaks Gambling Screen (SOGS) (Lesieur et Blume, 1987 ; version traduite de Ladouceur, 1991) a été utilisée pour évaluer les problèmes de jeu au courant de la dernière année. Cet instrument est l’un des plus largement utilisés dans le monde pour détecter les problèmes de jeu. Il a été employé dans de nombreuses études, épidémiologiques et cliniques, auprès de différentes populations et dans différents contextes (Gambino et Lesieur, 2006 ; Lesieur et Blume, 1993 ; Stinchfield, 2002). Le SOGS comprend 20 items, qui correspondent aux problèmes de jeu (par exemple problèmes dans la famille liés au jeu, pertes et dettes). Le SOGS a été développé en utilisant les critères diagnostiques du DSM-III pour le jeu pathologique. Le score au SOGS est obtenu en additionnant tous les items dont la réponse est une indication que la personne joue de façon « risquée ». Les participants qui obtiennent un score de 5 ou plus sont classifiés dans la catégorie des joueurs pathologiques probables. Ce point de coupure a été établi par Lesieur et Blume (1987), et a été plus amplement validé au fil des années (p. ex., Stinchfield, 2002). Bien que le SOGS et les critères du DSM ne soient pas identiques, ils sont hautement corrélés (DSM-III-TR, Lesieur et Blume, 1987; DSM-IV, Stinchfield, 2002 ; et DSM-5, Goodie et al., 2013). L’alpha de Cronbach pour le présent échantillon est de 0,86.
Consommation problématique de drogues
Les problèmes de consommation abusive de drogues ont été mesurés avec le Drug Abuse Screening Test-20 (DAST-20) (Skinner, 1982), soit la version francophone abrégée du DAST (28 items) et adaptée pour la population autochtone par Philippe-Labbé (2006). Les 20 items ont des corrélations élevées avec le score total. De plus, la version de 20 items corrèle presque parfaitement avec la version longue (r = 0,99). Le DAST est un questionnaire permettant d’évaluer quantitativement les problèmes liés à l’abus de drogues. Les participants doivent indiquer si les énoncés s’appliquent à leur situation. Le score total au DAST est obtenu en additionnant tous les items qui vont dans le sens d’une augmentation des problèmes liés à l’abus de drogues. Un score de 5 ou plus au DAST indique la présence de consommation problématique de drogues. La sensibilité et la spécificité de ce point de coupure sont respectivement de 0,84 et 0,79 (Cocco et Carey, 1998). L’alpha de Cronbach est de 0,92 pour le présent échantillon.
Consommation problématique d’alcool
Les problèmes d’abus d’alcool ont été évalués à l’aide de la version francophone du Michigan Alcohol Screening Test (MAST) (Selzer, 1971), adaptée pour la population autochtone par Philippe-Labbé (2006). Le MAST est composé de 25 items évaluant les problèmes d’alcool. Certaines questions ont été formulées de façon à ce que les personnes qui sont réticentes à se considérer comme alcooliques puissent révéler leur consommation problématique d’alcool (Selzer, 1971). Cet outil inclut également des items touchant à divers problèmes d’ordre médical, interpersonnel et légal pouvant être associés à l’usage de l’alcool (Conley, 2001). Les participants doivent indiquer si oui ou non les items s’appliquent à leur situation. Le score total du MAST peut varier entre 0 et 53 points (Conley, 2001) et chaque item a une valeur de 0, 1, 2 ou 5 points (Hedlund et Vieweg, 1984). Le point de coupure varie d’une étude à l’autre. Hedlund et Vieweg (1984) rapportent que cet outil a été utilisé auprès de diverses populations. Bien que certains suggèrent l’utilisation d’un point de coupure de 5, ce dernier est aussi associé à la présence de faux-positifs (voir Martin et al., 1990). Selzer et al., (1975) soutiennent que le MAST est un outil de dépistage et proposent, pour réduire le nombre de faux-positifs, d’augmenter le point de coupure. D’autres recherches suggèrent l’utilisation d’un point de coupure de 8 (Horn et al., 1992). La sensibilité et la spécificité de ce point de coupure sont respectivement de 0,88 et de 0,92 (Martin et al., 1990). Le seuil de 8 a été retenu dans la présente étude également en raison de son utilisation précédente auprès de la population autochtone du Québec (voir Philippe-Labbé, 2006). L’alpha de Cronbach pour notre échantillon est de 0,90.
Détresse psychologique
L’Indice de détresse psychologique de l’enquête Santé Québec (IDPSQ-14) (Préville et al., 1992) a permis d’évaluer la détresse psychologique (soit la présence de symptômes d’anxiété, de dépression, d’agressivité et de problèmes de concentration). Ce questionnaire comprend 14 items et une échelle de type Likert en 4 points. Une transformation linéaire a permis de convertir le score total, pouvant varier de 14 à 56, en un score variant de 0 à 100. Selon les normes disponibles pour la population générale, un score de 26,19 (80ème rang centile) indique un niveau élevé de détresse psychologique (Boyer et al., 1993). L’alpha de Cronbach est de 0,94 pour le présent échantillon.
* p<0,05. ***p<0,001. Note. 1 : les exposants (a,b,c,d) révèlent les différences significatives des analyses post-hoc (Bonferroni, p < 0,05) pour l’âge. 2: n = 252. e : Indique que cette catégorie de participants diffère de la fréquence attendue à p < 0,01. M = moyenne. ET = écart-type.
Résultats
Des analyses de chi-carré (une Anova a été effectuée pour l’âge) ont permis d’évaluer les facteurs sociodémographiques associés à la fréquentation des pensionnats (voir tableau 1) chez les participants autochtones de notre échantillon (ce qui peut ne pas être représentatif de l’ensemble de la population autochtone). Les résultats indiquent qu’il n’y a pas de différence selon le sexe ou selon le lieu de résidence, l’état civil et le nombre d’enfants, mais qu’il y en a selon l’âge, le revenu et le niveau de scolarité. Des analyses post-hoc ont été réalisées pour les analyses de chi-carré significatives, avec un tableau de contingence et l’utilisation des résidus ajustés (Adjusted Standardized Residuals ; Beasley et Schumacker, 1995). Les résultats des chi-carré significatifs dont les résidus ajustés étaient plus grands que 2,51 (p < 0,01 ; pour tenir compte des multiples comparaisons) sont indiqués dans le Tableau 1. Les résultats de ces analyses indiquent que la fréquentation des pensionnats varie selon le revenu : il est significativement plus élevé dans la catégorie de participants dont aucun (ni le participant ni aucun de ses parents) n’a fréquenté les pensionnats et significativement plus faible dans la catégorie où l’un des parents, mais pas le participant a fréquenté les pensionnats. Les participants de la catégorie dont aucun (ni le participant ni aucun de ses parents) n’a fréquenté les pensionnats sont plus nombreux à avoir complété leurs études secondaires, alors qu’ils sont moins nombreux à avoir complété leurs études chez les participants qui n’ont pas fréquenté les pensionnats, mais ayant un parent qui les a fréquentés. Quant à l’âge, les résultats de l’ANOVA indiquent que la fréquentation des pensionnats varie selon l’âge. Les résultats des analyses post-hoc (Bonferroni) indiquent que l’âge est en moyenne plus élevé chez les participants qui n’ont pas de parents ayant fréquenté les pensionnats. L’âge est également moins élevé chez les participants qui n’ont pas fréquenté les pensionnats. D’ailleurs, aucun participant n’a vécu les pensionnats chez les moins de 31 ans.
Le tableau 2 présente les résultats des données descriptives et des analyses de régression logistiques quant aux traumas associés à la fréquentation des pensionnats. Il est frappant de constater que dans l’ensemble, les participants ont vécu plusieurs difficultés psychologiques et plusieurs traumas, que ce soit pendant l’enfance ou à l’âge adulte. Après avoir contrôlé pour l’âge, le sexe et le niveau de scolarité[2], les résultats indiquent que la probabilité est plus élevée d’avoir vécu tous les types de traumas (dans l’enfance ou à l’âge adulte) lorsque le participant a fréquenté les pensionnats. La probabilité d’avoir vécu une agression sexuelle ou physique dans l’enfance ou d’avoir vécu de la violence conjugale est plus élevée lorsqu’au moins un des parents a fréquenté les pensionnats. Avoir été plus fréquemment témoin de violence dans l’enfance ou un nombre élevé de traumas à l’âge adulte n’est pas relié à la fréquentation des pensionnats par les parents. L’effet d’interaction entre la fréquentation des participants par le parent et le participant a été inclus dans chacune des analyses, mais a été retiré lorsque non significatif. Cette interaction entre la fréquentation des pensionnats par le participant et le parent est significative seulement pour la violence conjugale. Cette interaction signifie que la probabilité de vivre de la violence conjugale est significativement moins élevée lorsqu’aucune personne n’a fréquenté les pensionnats (ni le participant et ni ses parents). Dès qu’il y a fréquentation des pensionnats (chez le parent, le participant, ou les deux), la probabilité est plus élevée de vivre de la violence conjugale. Quant aux variables sociodémographiques, les résultats indiquent que l’âge est moins élevé chez les participants ayant été témoins de violence dans l’enfance ou ayant vécu de la violence conjugale. L’âge est plus élevé chez les participants ayant vécu un nombre plus élevé de traumas à l’âge adulte. Les femmes sont plus à risque d’avoir vécu de l’agression sexuelle, physique ou conjugale. Enfin, le niveau d’éducation n’est pas relié aux traumas.
** p<0,01. ***p<0,001. Note. 1 : Indique que cette catégorie de participants diffère des autres catégories à p < 0,01. RC = rapport de cote. (95%) = intervalle de confiance à 95%.
Une analyse multivariée de type MANOVA a été effectuée pour évaluer l’effet de la fréquentation des pensionnats sur la détresse psychologique et la présence de problèmes de dépendances (alcool, drogues, jeu) dans la dernière année. Les variables contrôles sont significatives, soit l’âge [Trace de Pillai = 0,10, F(4, 286) = 11,34, p < 0,000], le sexe [Trace de Pillai = 0,06, F(4, 286) = 4,91, p < 0,01] et le niveau socio-économique [Trace de Pillai = 0.04, F(4, 286) = 2.61, p < 0,05]. Les résultats révèlent des effets principaux significatifs pour la fréquentation des pensionnats par les participants [Trace de Pillai = .14, F(4, 295) = 11,34, p < 0,000, η2= 0,15] et par les parents [Trace de Pillai = 0,05, F(4, 286) = 3,36, p < 0,05, η2= 0,04]. Il est à noter que l’effet d’interaction pour la fréquentation des pensionnats a été retiré de la MANOVA, car non significatif.
Les analyses univariées (voir tableau 3 pour les tailles d’effets) révèlent que la fréquentation des pensionnats par le participant est associée à plus de problème de dépendance au jeu, F = 27,06, p < 0,000, à la consommation problématique d’alcool, F = 15,93, p < 0,000, et à plus de détresse psychologique F = 7,97, p < 0,01. De plus, la fréquentation des pensionnats par au moins un des parents est associée à la consommation problématique d’alcool, F = 12,65, p < 0,000. Quant à l’âge, moins il est élevé et plus il est associé à une augmentation de la dépendance au jeu, F = 14,61, p < 0,000 et de la consommation problématique de drogue, F = 22.95, p < 0,000. Les femmes ont plus de problème de dépendance au jeu, F = 7,16, p < 0,01, alors que les hommes ont une consommation problématique d’alcool plus élevée, F = 10,93, p < 0,01. Enfin, les participants qui n’ont pas complété leur secondaire ont une consommation problématique plus élevée que ceux qui ont complété leur secondaire, F = 9,86, p < 0,01.
*p<0,05. ** p<0,01. ***p<0,001. Note. 1 : Selon Cohen (1988), un éta-carré autour de 0,01 représente un effet de petite taille, autour de 0,06, un effet de taille moyenne, et autour de 0,14 et plus, un effet de grande taille.
Discussion
À notre connaissance, il s’agit de la première étude s’étant attardée aux facteurs associés à la fréquentation des pensionnats, à la fois chez les survivants et chez les Autochtones dont les parents les ont fréquentés au Québec. Les résultats ont révélé qu’un peu plus d’un participant sur quatre avait fréquenté les pensionnats. Cette proportion était plus élevée chez les participants plus âgés, ce qui est similaire aux résultats obtenus dans d’autres études (Barton et al., 2005 ; Reading et Elias, 1999 ; First Nations Information Governance Committee [FNIGC] et al., 2007 ; Rotenberg, 2016). D’ailleurs, aucun des participants âgés de moins de 31 ans n’a rapporté avoir fréquenté les pensionnats, ce qui concorde avec le fait qu’au Québec, le dernier pensionnat a fermé en 1980 (Fondation autochtone de guérison, 2007). Au total, 45,5 % des participants ont mentionné qu’un de leurs parents avait fréquenté les pensionnats, et cette proportion était plus élevée chez les plus jeunes.
Traumas dans l’enfance
Des taux élevés d’agression sexuelle ou d’abus physique dans l’enfance ont été observés dans la présente étude, de même que pour la violence conjugale. Ces taux apparaissent plus élevés que chez les non-Autochtones (pour l’agression sexuelle : 8 % chez les hommes et 18-20% chez les femmes (Pereda et al., 2009 ; Stoltenborgh et al., 2011) ; pour l’agression physique : 22,6 % (Stoltenborgh et al., 2013)), ce qui concorde également avec les résultats d’autres études (voir Brennan, 2011 ; Collin-Vézina et al., 2009). Les taux d’agression sexuelle ou d’abus physique plus élevés chez les participants ayant fréquenté les pensionnats peuvent s’expliquer par la fréquence élevée de mauvais traitements dans ces institutions (First Nations Centre, 2005), mais pourrait également suggérer la possibilité d’une transmission intergénérationnelle du trauma. Tout comme les études de Bombay et al. (2011) et de Elias et al. (2012), les résultats de notre étude ont révélé que la fréquentation des pensionnats par au moins un des parents était associée à une probabilité plus élevée d’être victime de traumas dans l’enfance ou de violence conjugale.
La transmission intergénérationnelle de la violence a fait l’objet de plusieurs études. Pourtant, relativement peu de recherches ont exploré les mécanismes par lesquels cette transmission s’exerce. Un des mécanismes pouvant expliquer la transmission intergénérationnelle du trauma tiendrait au fait que les enfants de parents ayant vécu des traumas ne bénéficient pas forcément du même soutien parental que les enfants de parents n’ayant pas vécu de trauma (Baril et Tourigny, 2015 ; Bombay et al., 2009). Les résultats d’études ayant révélé des comportements parentaux inadéquats chez les survivants des pensionnats (Corrado et Cohen, 2003 ; FNIGC et al., 2007), à l’instar d’autres études sur la transmission intergénérationnelle (voir Dixon et al., 2009), laissent supposer que les mauvais traitements vécus dans les pensionnats pourraient avoir eu un impact négatif sur les aptitudes parentales des survivants et sur la qualité du soutien donné à leurs propres enfants. Bombay et ses collègues (2009 ; 2014) suggèrent d’ailleurs des facteurs pouvant expliquer les lacunes dans les pratiques parentales des survivants, notamment en lien avec les conséquences des mauvais traitements qu’ils auraient subis pendant la fréquentation des pensionnats. Les survivants des pensionnats, comme plusieurs personnes ayant vécu des expériences d’abus et de maltraitance, développeraient des modes de pensées dysfonctionnels et des mauvaises stratégies d’adaptation qui, en retour, les rendraient plus réactifs aux stresseurs, les mettraient plus à risque d’être exposés à d’autres stresseurs et de vivre des problèmes de santé mentale (et l’ensemble de ces difficultés ne peut qu’influencer négativement les aptitudes parentales) (Bombay et al., 2009 et 2014). Dans le cadre de cette étude, les mécanismes expliquant cette transmission n’ont pas été explorés, mais il serait important que les études futures s’y attardent, afin de mieux comprendre la trajectoire complexe pouvant mener au cycle intergénérationnel.
Traumas et problèmes psychologiques à l’âge adulte
En plus des mauvais traitements vécus dans l’enfance, un nombre élevé de participants a rapporté avoir vécu plusieurs traumas à l’âge adulte, vivre de la détresse psychologique et présenter des problèmes de dépendances. Ces difficultés étaient également associées à la fréquentation des pensionnats par le participant ou ses parents. Plus précisément, les résultats des analyses univariées ont révélé que les participants ayant fréquenté les pensionnats présentaient plus de consommation problématique d’alcool, plus de jeu pathologique et plus de détresse psychologique, ce qui s’apparente aux résultats obtenus dans d’autres études réalisées chez les peuples autochtones (voir Dion et al., 2010 ; Elia et Jacobs, 1993 ; Koss et al., 2003). De plus, la fréquentation des pensionnats par les parents était associée à une consommation problématique d’alcool chez les participants. Si on revient à la théorie énoncée précédemment par Bombay et ses collègues (2009 ; 2014) en ce qui a trait à la transmission intergénérationnelle du trauma, on peut suggérer que les survivants des pensionnats ainsi que leurs descendants vivent une cascade de conséquences négatives similaires, qu’ils aient vécu les pensionnats ou d’autres types d’expériences difficiles dans l’enfance. Ils seraient ainsi plus à risque de revivre d’autres évènements de vie stressants à l’âge adulte et plus à risque de vivre des difficultés psychologiques ou sociales. Des études futures sont nécessaires afin de mieux comprendre cette cascade de conséquences, mais également pour mieux comprendre les facteurs de protection. Par exemple, dans le cadre de cette étude, avoir complété ses études secondaires était relié à moins de consommation problématique de drogue. L’éducation pourrait donc s’avérer un facteur de protection, tel que démontré dans des études antérieures (Erickson et al., 2016) ; ce qui pourrait être examiné plus amplement dans d’autres études chez les peuples autochtones.
Forces et limites de l’étude
Une des principales limites de cette étude concerne son devis transversal et rétrospectif. Aucun lien causal ne peut donc être établi. De plus, comme les données ont été obtenues de façon rétrospective, elles peuvent sous-estimer ou surestimer les problèmes rapportés, selon la qualité de la mémoire et des traumatismes vécus par les participants. Une autre limite a trait aux mesures de traumas et à celle de la fréquentation des pensionnats, qui n’ont pas permis d’en faire un inventaire exhaustif ou encore d’en évaluer les caractéristiques. Notamment, il ne nous a pas été possible d’évaluer à quels moments sont survenus les traumas dans l’enfance (avant ou après la fréquentation des pensionnats chez les participants les ayant fréquentés). Enfin, un faible taux de participation des membres des Premières Nations a été obtenu dans l’une des deux communautés ayant participé à cette recherche. En effet, il a été difficile de réaliser la collecte de données à cet endroit, notamment en raison de l’éloignement géographique et du roulement de personnel chez les intervenants qui conduisaient la collecte de données. Ainsi, les résultats obtenus ne nous permettent pas nécessairement d’améliorer notre compréhension de la situation des membres des Premières Nations vivant en communauté éloignée. Une attention particulière devrait donc être portée aux membres des Premières Nations vivant dans des communautés éloignées afin de mieux comprendre leur réalité.
L’une des forces de cette étude est sans aucun doute l’échantillon vaste (300 participants) et diversifié (provenant de deux communautés et de deux régions semi-urbaines), qui a permis de dresser un portrait des facteurs associés à la fréquentation des pensionnats. Toutefois, les résultats obtenus proviennent d’un échantillon de convenance qui est non représentatif de l’ensemble de la population autochtone. Ainsi, l’impact des pensionnats chez l’ensemble des Autochtones et les facteurs associés à ses conséquences demeurent à analyser auprès d’un échantillon plus large et encore plus diversifié.
Conclusion
Au cours des dernières années, plusieurs écrits ont porté sur les pensionnats (Aboriginal Healing Foundation, 2001 ; Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 ; Fast et Collin-Vezina, 2010), ce qui a conduit à une reconnaissance des nombreuses conséquences négatives reliées à la fréquentation de ces institutions. Néanmoins, peu d’études ont quantitativement étudié les séquelles associées aux pensionnats dans une perspective intergénérationnelle. Les résultats obtenus dans le cadre de cette étude ont révélé non seulement l’ampleur des difficultés actuelles chez les membres des Premières Nations, mais également une fréquence élevée de traumas. Une plus grande prévalence de ces traumas et difficultés psychologiques était associée à la fréquentation des pensionnats (les avoir soi-même fréquentés ou avoir un parent les ayant fréquentés). Ces résultats suggèrent la présence de transmission intergénérationnelle des traumas, celle-ci étant possiblement exacerbée par le contexte socioéconomique difficile de plusieurs membres des peuples autochtones au Canada, qui limite les possibilités de résilience et de guérison (FNIGC et al., 2007 ; Tourigny et al., 2007). Il est d’ailleurs possible que ce contexte joue un rôle dans plusieurs des difficultés rencontrées par les participants de la présente étude.
Ainsi, les résultats obtenus dans le cadre de cette étude indiquent l’importance de bien comprendre les réalités des peuples autochtones, incluant les conséquences liées aux traumatismes des pensionnats, mais également des autres traumatismes historiques, tels que ceux liés à la colonisation (Morency et Kistabish, 2001). Dans ce contexte, il importe de rappeler l’importance de la Commission de vérité et de réconciliation instaurée au Canada, qui vise à reconnaître publiquement les séquelles causées aux Autochtones qui ont fréquenté les pensionnats.
Par ailleurs, il importe de mettre sur pied des interventions visant à briser le cycle intergénérationnel et à favoriser la guérison. Ces interventions doivent inclure non seulement l’individu, mais également sa famille et sa communauté, selon une approche holistique et sensible aux dimensions à la fois historiques, sociales, politiques et culturelles des peuples autochtones (Muckle et Dion, 2008). En ce sens, les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation (2012b) devraient être mises de l’avant. Notamment, la Commission recommande de rétablir le financement des initiatives de guérison pour les Autochtones touchés par les pensionnats. Des services de soutien psychologique et culturel, axés sur la santé mentale avec une spécialisation dans le traitement des traumatismes vécus dans l’enfance et dans les deuils de longue durée devraient leur être offerts. La Commission (2012b) encourage également la création de programmes d’éducation de la petite enfance et de formation au rôle de parent pour aider les familles éprouvées par les séquelles des pensionnats à développer des connaissances et compétences parentales. Enfin, elle recommande d’instruire le grand public à propos de l’histoire des pensionnats autochtones et de leurs séquelles, ainsi que de promouvoir le patrimoine culturel autochtone. Enfin, souhaitons que les suites de cette commission contribuent à honorer la vérité et favorisent la guérison, en plus de conduire à une réconciliation visant à établir des relations respectueuses entre les peuples autochtones et non-autochtones, pour le futur de tous les enfants canadiens (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2010 et 2015).
Appendices
Notes
-
[1]
Selon Statistique Canada, un seuil de faible revenu est un seuil de revenu en deçà duquel une famille est susceptible de consacrer une part plus importante de son revenu à l’alimentation, au logement et à l’habillement qu’une famille moyenne (Ministre de l’industrie, 2012 : 7). Il varie selon la taille de la communauté et la taille de l’unité familiale. Dans les régions rurales, le seuil de faible revenu en 2009 variait de 12 271 $ (1 personne) à 32 182 $ (7 personnes ou plus).
-
[2]
Le niveau socio-économique n’a pas pu être inséré comme variable contrôle dans les analyses en raison d’un nombre élevé de données manquantes.
Bibliographie
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