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Il suffit parfois d’un regard, d’une présence, d’un geste, pour que naisse l’amitié, par-delà les différences qui nous retiennent et nous effraient; il suffit d’une main tendue pour que s’imprime la mémoire d’un visage que jamais le temps n’effacera.

Marc Lévy

Les établissements d’enseignement supérieur des pays occidentaux font face à une croissance importante de personnes étudiantes ayant des besoins particuliers (Goodall et al., 2022; Le Roux et Marcellini, 2011; ministère de l’Enseignement supérieur [MES], 2021) et envers lesquelles ces établissements ont une obligation de non-discrimination (Charte canadienne des droits et libertés, 1982; Parlement de la communauté française, 2019). Cette dernière se traduit par des politiques institutionnelles d’offre de services adaptés. Au sein de cette population étudiante, on retrouve, entre autres, les étudiantes et étudiants internationaux et ceux issus de l’immigration récente, notamment des professionnelles et professionnels francophones formés à l’étranger, et qui s’inscrivent à l’université pour actualiser leurs compétences (Duchesne, 2020). On retrouve également les personnes étudiantes en situation de handicap (ESH), soit celles ayant une déficience physique (motrice, sensorielle, organique, de la parole et du langage) ou une déficience d’ordre psychologique ou neurologique (Fougeyrollas, 2016) associée à l’un ou l’autre des troubles suivants : trouble d’apprentissage, trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité, trouble de santé mentale ou, encore, trouble du spectre de l’autisme. Peu importe leurs caractéristiques, ces personnes étudiantes peuvent également présenter un rapport non traditionnel aux études, c’est-à-dire devoir travailler pendant leurs études, cheminer à temps partiel, assumer des responsabilités parentales ou, encore, composer « avec les effets d’un parcours de formation marqué par des changements, des interruptions et des retours aux études » (MES, 2021, p. 16).

Cette diversité de profils entraine des défis « en ce qui a trait, notamment, à l’adaptabilité et la flexibilité des parcours de formation, aux modes d’enseignement à privilégier ainsi qu’aux services à leur offrir » (MES, 2021, p. 16). Pour les personnes étudiantes inscrites à un programme professionnalisant (ex. : droit, enseignement, physiothérapie, soins infirmiers, travail social, etc.), les défis ou obstacles en cours de formation sont souvent exacerbés en stage (Duchesne, 2020; Provencher et al., 2016; Lebel et al., 2016), qui consiste en « une formation ou un apprentissage pratique, répondant à une intention pédagogique, qui est supervisé et qui permet l’observation, l’acquisition ou la mise en oeuvre de compétences dans un environnement de travail » (MES, 2020, p. 5). Inscrite dans une logique d’apprentissage expérientiel, la visée de cette formation pratique est de favoriser le développement professionnel des stagiaires, lequel suit un processus graduel d’acquisition et de transformation des compétences et des composantes identitaires (Maes et al., 2023; Maes et al., 2021; Mukamurera, 2014).

Bien que les stages ajoutent une valeur indéniable dans le parcours de formation des personnes étudiantes et qu’ils contribuent généralement à leur persévérance scolaire (MES, 2019; Monfette, 2018), ils peuvent également constituer une grande source de tensions, de stress, d’anxiété et de vulnérabilité (Boujut et Bruchon-Schweitzer, 2007; Duchesne, 2020; Dufour et al., 2019), notamment lorsque les stagiaires peinent à répondre aux exigences inhérentes au stage (Crouch, 2019; Philion et al., 2019). À cet effet, l’étude de Philion et al. (2019) a permis d’identifier six catégories de défis ou d’enjeux pouvant être rencontrés par les deux populations susmentionnées. Ces six catégories se déclinent comme suit : 1) qualité déficiente du langage écrit, un enjeu éthique particulièrement important en soins infirmiers; 2) adaptation aux défis posés par le milieu d’accueil qui s’explique notamment par « une absence de sensibilisation des formateurs aux différences entre les représentations du stagiaire, celle du milieu universitaire et celle du milieu de stage » (Philion et al., 2019, p. 63); 3) méconnaissance ou non-maitrise des savoirs et savoir-faire; 4) problèmes de savoir-être ou d’attitudes desquels peuvent découler des défis éthiques; 5) défis en régulation de leurs ressources personnelles et interpersonnelles, notamment savoir composer avec l’anxiété, le stress et les défis organisationnels; 6) défis relatifs à la responsabilisation professionnelle, ce qui implique pour la personne de savoir nommer les défis engendrés par sa situation singulière, de manière à obtenir un soutien ciblé.

De fait, c’est en stage que les personnes étudiantes expérimentent, complètent et élargissent leurs apprentissages « par la réflexion sur leurs découvertes, leurs réussites et leurs erreurs » (Glaymann, 2014, p. 63), ce qui nécessite un recul critique. Ce recul gagne à être accompagné par une personne expérimentée (Maes et al., 2023), de manière à ce que les stagiaires sachent profiter de la complémentarité « entre la théorie (née de la confrontation à des problèmes pratiques et visant à les solutionner) et la pratique (source de difficultés et d’imprévus appelant des réponses théoriques efficaces et actualisées) » (Glaymann, 2014, p. 63).

Au sein de chaque établissement, c’est à chacun des programmes de formation professionnelle de règlementer le nombre de stages à effectuer, la durée de chacun, les objectifs ou les compétences à atteindre, les moments où ils sont prévus à l’intérieur de la formation ainsi que les modalités d’évaluation (Glaymann, 2014). On constate cependant que ces règles nécessaires au bon fonctionnement des stages ne définissent pas l’encadrement à offrir aux stagiaires pour les guider dans une disposition psychique et cognitive d’apprentissage favorable à un enrichissement et à un élargissement de leur formation (Glaymann, 2014). Ces règles ne définissent pas davantage l’accompagnement et les mesures de soutien à offrir aux personnes étudiantes ayant des besoins particuliers, ce qui créer une pression sur les personnes impliquées dans la formation des stagiaires (McIntyre, 2009; Lebel et al, 2016; Philion et Bourassa, 2023). Or, différentes études (Baldwin, 2007; Csoli, et al., 2014; Duchesne, 2010; Philion et al., 2019) proposent que les mesures d’accompagnement et les mesures de soutien soient déployées avant, pendant et après le stage, ce qui peut nécessiter de revoir les règles institutionnelles et les normes de stage. À titre d’exemple, en amont, il s’agirait de mieux préparer les stagiaires aux caractéristiques de leur milieu de stage tout en évaluant la disposition de ce même milieu à accompagner la personne stagiaire ayant des besoins spécifiques. Pendant le stage, il faudrait examiner la possibilité de mettre en place un contrat personnalisé d’apprentissage adapté aux besoins de chaque stagiaire. Enfin, après le stage, on pourrait permettre à la personne stagiaire en situation d’échec d’être accompagnée, lors de sa reprise, pour relever le ou les défis non résolus lors du stage. Par ailleurs, quelques études (Duchesne, 2010; Hill, 2016; King, 2019; Lund, 2020; Philion et al., 2019) soulignent que c’est l’accompagnement qui se révèle être la pierre angulaire pour relever les défis rencontrés par les stagiaires. Or, il semble que les contours de cet accompagnement demeurent complexes à définir et à opérationnaliser, le tout dans un climat de bienveillance et d’ouverture réciproque afin que les stagiaires osent s’y engager (Colognesi et al., 2018; Philion et Bourassa, 2023).

Incidemment, qu’il s’agisse de formatrices et formateurs (responsables de l’encadrement pédagogique des stagiaires) ou de terrain (désignés pour former et accompagner les stagiaires dans le milieu de stage), plusieurs se sentent peu outillés pour accompagner les personnes étudiantes ayant des besoins particuliers de manière à leur offrir des conditions de réussite équivalentes à celles offertes à leurs collègues sans besoins particuliers (Brau-Antony et Mieusset, 2013; Duchesne, 2010; Philion et al., 2019; Tang, 2008). Comment prendre en compte la singularité des personnes stagiaires afin de leur permettre d’acquérir de nouvelles capacités d’agir, tout en renforçant celles qu’elles possèdent déjà (Brugère, 2016; Duchesne, 2010)? Comment savoir accompagner en considérant la complexité, l’imprévisibilité et l’unicité de chaque situation (Boucenna, 2014) découlant du contexte social, culturel et éthique, et de la présence des personnes concernées (formatrices, stagiaires) qui, selon leurs savoirs expérientiels singuliers, ont des représentations différentes de leurs rôles et fonctions (Vivegnis, 2018)?

L’idée de ce numéro thématique est née du constat suivant : bien que les deux populations de stagiaires (en situation de handicap et immigrante) obligent, chacune à leur manière, les établissements d’enseignement supérieur à revoir leur mission, à redéfinir leurs rôles, et à repenser leur pédagogie et, plus récemment, le soutien à leur offrir en stage, peu de recherches francophones spécifiques au stage leur sont consacrées. Ainsi, devant la nécessité d’examiner la question des mesures d’accompagnement et du soutien à leur offrir, des chercheuses et chercheurs ont mené des études au sein de différents programmes de formations professionnalisantes, principalement au Québec et en Belgique.

Deux principaux axes permettent de dresser un portrait de l’état actuel de la recherche sur ces deux populations :

  1. Les enjeux et défis rencontrés par les personnes stagiaires, et les actions (stratégies) que ces mêmes personnes déploient pour composer avec eux.

  2. Le savoir accompagner, traité sous l’angle des responsabilités, des rôles et des postures des personnes formatrices.

Ces deux axes, non mutuellement exclusifs, sont abordés selon la perspective des stagiaires ou celle des personnes formatrices.

Perspective des personnes stagiaires

Les auteurs et autrices des trois premiers articles ont sollicité le point de vue des personnes stagiaires, dont deux en lien avec la formation des personnes immigrantes, et un portant sur les stagiaires en situation de handicap.

Un premier article, celui de Morissette, Malo, Larochelle, Mahjoubi et Youyou, intitulé Enjeux au coeur des stages de professionnelles et professionnels formés à l’étranger : les savoirs de référence et le rapport de places en droit, en enseignement et en physiothérapie, nous renseigne d’abord sur les raisons incitant les personnes professionnelles francophones formées à l’étranger à s’inscrire à des programmes universitaires d’actualisation de leurs compétences. Puis, à partir d’entretiens individuels et collectifs menés auprès de ces personnes inscrites à trois programmes les formant à des métiers relationnels, les autrices et auteurs documentent les enjeux découlant des interactions avec leur maitre de stage, lesquelles ont trait aux savoirs de référence pour l’action professionnelle et au rapport de places. La conclusion qui en résulte est qu’au vu des enjeux de réussite du stage et de leur légitimité professionnelle, les personnes formées à l’étranger n’ont d’autres choix que de s’ajuster à leur milieu d’accueil, ce qui ne se fait pas sans heurts pour plusieurs d’entre elles.

Toujours en lien avec la population des personnes immigrantes formées à l’étranger, Provencher, dans son article Négociations identitaires d’une enseignante immigrante et d’un enseignant immigrant en stage probatoire au Québec, s’intéresse plus spécifiquement aux personnes détentrices d’un diplôme en enseignement qui souhaitent obtenir leur brevet québécois d’enseignement. C’est par les récits de deux d’entre elles, analysés à l’aide des concepts d’acculturation et d’identité professionnelle, que l’autrice éclaire les postures de négociations identitaires des personnes enseignantes immigrantes au Québec, lesquelles sont empreintes de questionnements et de doutes affectant le développement de leurs compétences et leur autonomie professionnelle, d’où l’importance de leur offrir un accompagnement qui tient compte de leur bagage singulier et des besoins individuels qui en découlent.

Enfin, Philion, Bergeron-Leclerc, St-Pierre, Vivegnis et St-Jacques, dans leur article L’accompagnement en stage : point de vue d’étudiantes en situation de handicap de trois programmes universitaires formant à des professions relationnelles, présentent une étude ayant colligé des données obtenues par un questionnaire rempli par 50 personnes stagiaires en situation de handicap et issues de trois programmes (sciences de l’éducation, travail social, sciences infirmières). On y apprend que ces stagiaires vivent des défis analogues à ceux vécus par plusieurs de leurs collègues sans handicap (ex. : stress, anxiété, surcharge de travail), mais qu’ils sont amplifiés par des défis et des limitations spécifiques à leur condition (déficience ou trouble). L’analyse met également en évidence le besoin des stagiaires d’être soutenues par des formatrices démontrant une ouverture à la différence afin de pouvoir parler de leurs défis et de pouvoir identifier, avec celles-ci, les actions à poser pour réussir leur stage.

Perspective des formatrices et formateurs

Quatre articles portent sur l’accompagnement à offrir aux stagiaires en situation de handicap, selon la perspective des personnes formatrices, soit deux en lien avec la formation à l’enseignement et deux relatifs à la formation en travail social.

D’abord, Dondeyne, De Hoe et Van Nieuwenhoven, dans leur article Accompagner les stagiaires en situation de handicap : la position des superviseures et superviseurs, nous présentent l’évolution des croyances de personnes superviseures dans l’accompagnement de stagiaires de section fondamentale d’une Haute École Pédagogique bruxelloise. Il appert que, malgré la grande ouverture démontrée dans l’accompagnement des stagiaires en situation de handicap leur permettant d’adopter une posture correspondant au contexte et aux besoins, les personnes formatrices ont de la difficulté à s’adapter aux profils singuliers de ces stagiaires, et ce, malgré la formation et l’accompagnement qui leur sont offerts par le service inclusif chargé d’accompagner les personnes étudiantes en situation de handicap.

Dans la même perspective, l’article de Dufour, Philion, Dubé et Vivegnis, intitulé L’accompagnement en formation à l’enseignement de stagiaires en situation de handicap : perspectives d’enseignantes associées, porte sur l’accompagnement offert du point de vue de 53 enseignantes associées (formatrices de terrain) ayant répondu à un questionnaire en ligne. Il en ressort que ces formatrices misent sur l’établissement d’une relation positive et sécurisante, tout en adoptant une posture de conseillère, en opposition à une posture personnalisée visant leur autonomie, laquelle s’avèrerait, selon Colognesi et al. (2021), plus favorable à l’émancipation des stagiaires. On y apprend également qu’au vu de la complexité d’accompagner certaines stagiaires en situation de handicap, les enseignantes associées reconnaissent avoir besoin d’information, de formation et de soutien.

Par la suite, l’article de Bergeron-Leclerc et Le Tellier, intitulé Optimiser l’accompagnement des stagiaires en situation de handicap : apprentissages issus d’une communauté de formatrices en travail social, présente l’évolution d’une communauté d’apprentissage (CA) ayant comme visée de soutenir les personnes formatrices à développer leur savoir accompagner les stagiaires en situation de handicap. Les résultats soutiennent que cette CA a contribué à la coconstruction de savoirs liés aux principaux défis rencontrés par les stagiaires, aux balises éthiques et légales liées à l’accompagnement et aux actions à déployer afin de mieux accompagner les stagiaires. Malgré les limites du format virtuel, cette étude démontre la pertinence et l’utilité de ce type de communauté pour répondre aux besoins des formatrices.

Enfin, un dernier article, celui de Jolette et Godard, intitulé Regard sur les mesures d’inclusion et les pratiques d’accompagnement des stagiaires ayant des besoins sociopédagogiques en travail social, montre, à l’instar d’autres études de ce numéro thématique, l’importance de la création du lien dans la relation d’accompagnement en stage, en mettant toutefois l’accent sur l’équilibre à trouver entre l’autodétermination chez les stagiaires ayant des besoins sociopédagogiques et la posture d’accompagnement à préconiser pour en favoriser l’expression. Cela suppose savoir accompagner les stagiaires dans leurs parcours non pas pour qu’elles s’adaptent à un milieu de pratique, mais plutôt pour qu’elles puissent construire du sens en lien avec leur vécu et leurs expériences en stage.

Conclusion

Le peu d’articles présentés dans ce numéro thématique est certainement un indicateur que la recherche portant sur les deux populations ciblées en est, à tout le moins au Québec et en Belgique, à ses débuts. Il n’en demeure pas moins que les conclusions de ces articles contribuent à offrir un éclairage prometteur face à l’importance de favoriser une plus grande inclusion et intégration socioprofessionnelle des stagiaires à besoins particuliers, dans une logique de responsabilité partagée de la part de tous les acteurs, incluant les personnes stagiaires et les personnes formatrices. Les constats et les réflexions qui en découlent nous apparaissent d’autant plus importants qu’ils concernent tous les établissements de l’enseignement supérieur des pays occidentaux, et qu’ils ont une incidence sur l’insertion professionnelle de ces stagiaires (UNESCO, 2020).

De fait, les études mettent en exergue, d’une part, la complexité du métier des personnes formatrices confrontées à la transformation identitaire des stagiaires qui tentent de composer avec des défis relevant de leur situation ou condition singulière. D’autre part, elles soulèvent la complexité du métier de stagiaires qui tentent de faire reconnaitre leur altérité tout en étant souvent confrontées à des défis personnels et à d’importantes disparités contextuelles et épistémologiques des milieux.

À l’instar de ce qui est proposé par Fougeyrollas (2016), il apparait impératif de porter attention à la fois aux facteurs individuels et aux facteurs environnementaux qui entrainent des difficultés en stage. Ces facteurs qui s’apprécient selon qu’ils facilitent ou restreignent la participation sociale des stagiaires sont constitués de barrières sociales liées aux attentes et aux biais de représentation des personnes formatrices qui ont la responsabilité d’accompagner le développement des compétences professionnelles des stagiaires. Or, toutes les autrices et tous les auteurs reconnaissent le pouvoir d’agir des milieux, incluant les personnes formatrices, sur les facteurs environnementaux, et en arrivent à la conclusion qu’il y a nécessité de développer un savoir accompagner qui installe un savoir réfléchir ensemble pour construire, de façon éthique et responsable (Legault, 2016), une intelligibilité de la situation (Cifali, 2019), ouverte aux possibles, à l’émergent, au changement et à l’innovation, le tout de manière à favoriser une réelle inclusion et intégration de toutes les personnes étudiantes ayant des besoins particuliers.