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L’individu contemporain est amené à se concevoir de plus en plus comme un être responsable et d’initiative dont le sort social dépend essentiellement de sa capacité individuelle d’adaptation aux « environnements sociaux » où il évolue (famille, travail, école, etc.).

Otero (2005)

Détenteur d’un doctorat en sociologie depuis 2017, mes travaux sur la judiciarisation de personnes dites vulnérables se sont toutefois amorcés dix ans auparavant, alors que j’étais coordonnateur de recherche. Dans cet article, je propose d’explorer la manière dont divers projets de recherche m’ont conduit à mener une sociologie empirique composée d’expériences de terrain qui ont eu un impact sur ma manière de concevoir la société et, éventuellement, sur ma manière de faire de la sociologie. Après avoir présenté mes intérêts sociologiques initiaux, je décrirai mon incursion dans l’univers de la judiciarisation des personnes composant avec une déficience intellectuelle. Je reviendrai alors sur le projet qui m’a conduit à faire des études doctorales et qui a ouvert sur des questionnements qui, encore aujourd’hui, alimentent ma programmation de recherche. Chemin faisant, je décrirai la manière dont je me suis approprié le thème du traitement pénal des personnes qui composent avec une déficience intellectuelle, qui était essentiellement un sujet pris en compte par les sciences « psy », pour explorer comment l’intervention pénale est traversée par la normativité contemporaine.

Le choix de vivre à la rue, les appels à l’autonomie et à la responsabilité individuelle

Mes premières expériences en recherche remontent à la maîtrise où j’ai l’occasion d’intégrer le Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) à titre d’auxiliaire de recherche. Alors dirigé par Shirley Roy (UQAM) et Roch Hurtubise (Université de Sherbrooke), le CRI conduisait plusieurs projets dans lesquels j’ai pu réaliser un grand nombre d’entretiens avec des personnes en situation d’itinérance. En écoutant ces personnes, tout au bas de l’échelle sociale, relater leurs origines familiales, leur parcours, les épreuves qu’elles ont affrontées et la dureté de la vie quotidienne dans la rue, je découvrais l’ampleur des inégalités, de la stigmatisation et de la violence subies au quotidien. J’étais aussi de plus en plus irrité par le discours selon lequel les gens qui se retrouvent à la rue en ont fait le choix et qu’avec de la bonne volonté ils et elles peuvent « s’en sortir ». Après plus d’une centaine d’entretiens avec des personnes en situation d’itinérance, aucune ne m’a confié avoir volontairement quitté un milieu sain pour vivre à la rue. Malgré la dureté du regard social posé sur elles, je découvrais chez ces personnes une force de vivre, un désir d’authenticité relationnelle, un regard critique de la société et un sens de la débrouillardise qui me laissaient admiratif.

C’est donc par « le mythe du choix » de l’itinérance que je me suis intéressé à la question de la normativité sociale et plus spécifiquement aux injonctions à l’autonomie et à la responsabilité individuelle. Appuyé sur la théorie de l’individu contemporain (Ehrenberg, 1998 ; Martuccelli, 2006 ; Otero, 2005), je me demandais s’il était possible de trouver une limite au discours responsabilisant. Existait-il des personnes exemptées du devoir de devenir autonomes, de s’activer (Astier, 2007), de s’en sortir (Pichon, Torch, 2007) ? Quel est le véritable pouvoir d’agir des individus sur les trajectoires d’exclusion (Paugam, 1998) ? Sans répondre directement à mes interrogations, mon mémoire de maîtrise, portant sur les stratégies identitaires dans le processus de désinsertion sociale (Ouellet, 2007), a été traversé par ces questionnements.

Après la maîtrise, je désirais poursuivre en recherche sans pour autant entreprendre des études doctorales. J’ai alors été agent de recherche à la TÉLUQ, sous la direction d’Yves Lecomte. J’ai eu l’occasion d’explorer des thèmes tels que la représentation de soi chez les femmes en situation d’itinérance (Lecomte et al., 2007), l’offre d’hébergement dédiée aux personnes en situation de précarité qui composent avec des problèmes de santé mentale (Lecomte et al., 2008). Toujours animé par l’idée de trouver une limite aux appels à l’autonomie et à la responsabilité individuelle, je constatais que les personnes situées au bas de l’échelle sociale, celles qui, à mes yeux, avaient les plus grands besoins de soutien, devaient, plus que toutes autres, faire preuve d’autonomie, d’activation et d’efforts pour « s’en sortir ».

Daphné Morin, ancienne collègue du CRI, m’a alors invité à coordonner un projet de recherche au sein de l’équipe Intersectorialité, déficience intellectuelle et troubles envahissants du développement, sous la direction de Céline Mercier. Le projet portait sur les trajectoires pénales de personnes composant avec une déficience intellectuelle[1]. Daphné Morin, sociologue de formation, estimait que le traitement pénal des personnes ayant une déficience intellectuelle, condition de naissance ou émergeant dans la jeune enfance, était un cas de figure particulièrement riche pour explorer les frontières de la normativité contemporaine et plus particulièrement les limites du discours responsabilisant. En effet, si on pouvait reprocher aux personnes en situation d’itinérance d’avoir fait des mauvais choix ou aux personnes ayant des problèmes de santé mentale de ne pas bien prendre en charge leurs symptômes, on ne pouvait tout de même pas reprocher aux personnes déficientes intellectuelles d’être responsables de cette condition. Le processus de responsabilisation pénale prend-il en compte le handicap intellectuel ?

Une plongée dans une littérature asociologique

Premier constat, à l’époque, la littérature portant spécifiquement sur l’interaction entre le système pénal et les personnes composant avec une déficience intellectuelle ne comportait aucune étude sociologique. La littérature scientifique traitant du sujet était pour l’essentiel issue des champs disciplinaires de la psychologie, de la criminologie ou de la psychiatrie légale. Deuxième constat, majoritairement, ces études visaient à évaluer si le taux de personnes ayant une déficience intellectuelle dans le système pénal était supérieur au taux de personnes ayant une déficience intellectuelle dans la population en général (ex. Hayes et al., 2007). Comme on estime à 1 % le taux de prévalence de la déficience intellectuelle dans la population générale[2], un taux supérieur à 1 % dans le système pénal signifierait une surreprésentation des personnes dans cette filière. L’ensemble des études concluait à une surreprésentation de personnes composant avec une déficience intellectuelle dans le système pénal, mais avec des taux variant de 2 % à 40 % (Jones, 2008)[3]. En parallèle aux études de prévalence, d’autres recherches cherchaient à mettre en lien la spécificité de la déficience intellectuelle et les moments clés du processus judiciaire (délit, arrestation, cour, détention, probation, etc.). Il s’agissait, par exemple, d’explorer les liens entre l’adoption de comportements dits « agressifs » ou « antisociaux » chez ces personnes et la commission d’actes criminels (ex. Crocker et al., 2006) ou encore de voir en quoi les limitations intellectuelles brouillaient l’interrogatoire policier (Clare et Gudjonsson, 1995). En somme ces études exploraient la présence de ces personnes dans le système de justice pénal, les liens entre la déficience intellectuelle et l’adoption de comportements délictueux et les facteurs de vulnérabilité susceptibles d’être exacerbés dans le processus judiciaire.

Étant formé en sociologie, épistémologiquement situé dans une posture socioconstructiviste, la lecture de plusieurs centaines de pages de ce type d’études me laissait perplexe. Je découvrais qu’il existait une importante production scientifique positiviste qui, conséquemment, se présentait comme objective, apolitique et dont les analyses n’évoquaient pas les rapports sociaux inégalitaires et encore moins la construction sociale de la criminalité. Les articles consultés traitaient exclusivement des personnes judiciarisées à travers une grille de lecture psychoparamétrique (QI, mesure de l’impulsivité, évaluation de la dangerosité, trouble de comportement, facteurs de risques, etc.). Il se dégageait de ces études une vision psychologisante et pathologisante des personnes concernées. Enfin, à partir de cet angle, très peu d’articles remettaient en question le bien-fondé de la judiciarisation de ces personnes. Plusieurs études concluaient qu’une meilleure identification de la déficience intellectuelle dans le processus judiciaire permettrait éventuellement de contrer la surjudiciarisation, et qu’il y avait lieu de prendre en compte la vulnérabilité des personnes de sorte à leur offrir un accueil et un traitement judiciaire plus juste et équitable (ex. AMDI, 2002).

Le choc de la réalité carcérale

J’ai donc entrepris une cueillette de données dans trois centres de détention provinciaux[4] (deux établissements pour hommes et un pour femmes) et qui s’étirerait sur un peu plus de huit mois. Ma tâche consistait à sélectionner parmi les dossiers de personnes identifiées par les agents carcéraux comme ayant potentiellement une déficience intellectuelle. Si tel était le cas, je devais saisir le plus d’informations possibles pour pouvoir brosser un portrait de la trajectoire pénale des personnes (délits, condamnations, type de sentence, etc.). Je devais également saisir des informations qualitatives qui me permettraient de raconter sommairement l’histoire de vie de la personne, le contexte dans lequel se développaient ses contacts avec le système pénal et la manière dont elle était perçue en milieu carcéral (Mercier et Ouellet, 2010).

En arrivant sur les lieux, j’ai rapidement constaté que rien de ce que j’avais lu ne m’avait préparé à cette incursion dans l’univers carcéral. Certains agents étaient accueillants, alors que d’autres, malgré mes autorisations d’accès aux dossiers, me laissaient entendre que je n’avais « rien à faire là ». Dans un des centres, on m’installait dans les bureaux administratifs et on m’apportait des dossiers. Mais dans les deux autres établissements, vétustes et surpeuplés, on me confinait avec les dossiers, dans un local au coeur même de la prison. Je procédais à la saisie de données en tentant de ne pas me laisser déconcentrer par les bruits de grilles métalliques qui claquent en se refermant, les cris, les pleurs, l’odeur des corps d’humains entassés, le puissant éclairage et la vigilance constante qu’implique le fait d’être physiquement dans un tel milieu. Malgré mon privilège de citoyen libre, qui rentrait à la maison en fin de journée, je pouvais entrevoir à quel point le milieu carcéral devait être anxiogène et épuisant émotivement et physiquement pour les détenus.

La violence ordinaire de la normativité contemporaine

Si la revue de littérature sur le contact pénal de personnes ayant une déficience intellectuelle dans le système pénal m’avait tenu à l’écart de l’analyse sociologique, la lecture des dossiers carcéraux m’y ramenait radicalement. Je prenais connaissance de la mécanique pénale qui consiste à interpréter les actes délictueux en fonction de la théorie du choix rationnel et à faire du délinquant de petite envergure un criminel multirécidiviste. Dans la lunette pénale, si le contrevenant commet un délit, il le fait en fonction d’un calcul coûts/bénéfices. Suivant cette lecture, les juges se doivent d’imposer des peines dissuasives, c’est-à-dire des peines supérieures aux bénéfices obtenus par le contrevenant en commettant un délit. Dans une optique de prévention de la récidive, la sentence se doit d’être plus lourde à chaque nouvel épisode de judiciarisation. Ainsi , pour un contrevenant qui en est à plusieurs condamnations, un vol à l’étalage (ex. une barre de chocolat[5]) se traduit dans le Code criminel par l’infraction « vol de moins de 5000 $ » et peut conduire à une sentence de détention. Il en va de même pour le non-respect des conditions de probation, par exemple, un toxicomane qui brise une interdiction de consommer peut se retrouver derrière les barreaux. Dans les faits, je constatais que la prison était ainsi surpeuplée de personnes ayant commis des délits anodins qui témoignaient davantage de conditions de pauvreté, d’isolement social, de besoins de soutien que de criminalité. À ce sujet, le directeur d’un des établissements de détention me confiait qu’à ses yeux « 70 % des personnes incarcérées ne devraient pas être ici ». Le tableau 1 présente un exemple type des informations se retrouvant au dossier de personnes incarcérées.

Après avoir lu et analysé une centaine de dossiers concernant des personnes ayant une déficience intellectuelle et presque tout autant concernant des personnes sans déficience intellectuelle, je ne pouvais que constater l’inefficacité de la responsabilisation pénale (taux de récidive à l’appui) et les effets délétères de la judiciarisation répétée sur les possibilités de réinsertion sociale de ces personnes.

Ce projet de recherche, mené dans les prisons montréalaises, m’a permis de voir à l’oeuvre la manière dont les acteurs impliqués dans le traitement pénal mobilisent explicitement les injonctions normatives de l’autonomie et de la responsabilité individuelle (Ouellet et al., 2012). Je le rappelle, si le mythe du choix de l’itinérance persiste, on ne peut reprocher aux personnes qui composent avec une déficience intellectuelle d’avoir une déficience intellectuelle. Pourtant, la présence d’un handicap intellectuel n’entraînait aucune adaptation et ne dispensait pas la personne de se prendre en main. Comme l’écrit un psychiatre dans un rapport d’évaluation de la responsabilité criminelle, la personne qui compose avec une déficience intellectuelle et qui commet des délits se voit recadrée par la justice pénale :

Monsieur souffre principalement d’une déficience intellectuelle avec trouble du comportement. La psychiatrisation de la délinquance a entraîné chez monsieur un sentiment d’impunité, d’immunité et d’ayant droit. [...] Tout écart de conduite devrait d’ailleurs être judiciarisé de façon répétitive dans le but de lui faire intégrer les limites.

Psychiatre S

Le fait que l’homme en question soit sous la protection du curateur public et qu’il ait déjà fait l’objet de 43 condamnations et de 37 passages en détention n’évoque pas de doute chez le psychiatre quant au bien-fondé du traitement pénal. Contrairement à la littérature, où l’on supposait qu’une meilleure identification de la déficience intellectuelle permettrait de réduire la surreprésentation des personnes concernées dans le processus pénal, la déficience intellectuelle était explicitement identifiée dans les dossiers analysés, sans que cela ne change le cours des choses où rende plus visibles les besoins de soutien des personnes concernées. L’identification d’une déficience intellectuelle chez une personne judiciarisée était une occasion de plus de rappeler au contrevenant l’importance de devenir plus responsable :

Monsieur a reçu un diagnostic de déficience intellectuelle légère donc il est difficile pour lui d’intégrer les différents programmes en milieu carcéral. Toutefois, il devrait prendre ce temps pour se questionner davantage sur ses inconduites et des moyens à privilégier afin d’éviter une récidive.

Agent correctionnel M

En somme, dans ce passage, l’agent correctionnel identifie la déficience intellectuelle, souligne le caractère inadapté des programmes offerts en milieu carcéral pour les personnes qui composent avec cette condition, mais considère que, du fond de sa cellule, l’homme devrait trouver en lui les ressources internes lui permettant de se prendre en main.

Tableau 1

Informations Dossier type

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L’essor d’un programme de recherche

À la suite de ce projet, qui m’a profondément marqué, j’ai pris la décision de quitter mon poste d’agent de recherche pour poursuivre des études doctorales. Mon but était d’apporter un éclairage sociologique dans un champ de recherche quasi inexploré par les sociologues. Mon terrain doctoral (2012-2014) a été l’occasion d’explorer les discours des différents acteurs mobilisés par les situations de judiciarisation des personnes ayant une déficience intellectuelle : policiers, travailleuses sociales, juristes, sexologues, parents, agents du curateur public, gestionnaires du réseau de la santé et des services sociaux, etc. Par là, je souhaitais comprendre comment, dans une logique officielle d’inclusion sociale, dans une société dite de droits et au nom du principe de « citoyen à part entière », on en arrivait à justifier la judiciarisation des personnes concernées. J’y ai analysé également la double conception de l’individu (Ouellet, 2018) qui émerge du discours des agents oeuvrant au sein de différents dispositifs de régulation (Ouellet, Corbin-Charland, Morin, 2017). En me détournant des approches psychologisantes, j’ai cherché à faire de la déficience intellectuelle un cas limite permettant de révéler la mécanique de la judiciarisation des problèmes sociaux (Ouellet, Bernheim, Morin, 2021).

Du constat à l’action

Après la thèse, j’ai reçu une proposition des services correctionnels pour évaluer une pratique visant à offrir un suivi probatoire spécialisé[6] dédiée aux personnes autistes ou ayant une déficience intellectuelle. Avant de m’engager dans ce projet, je me devais, pour moi-même, de répondre positivement à trois questions fondamentales : cette pratique peut-elle contribuer à réduire les rapports sociaux inégalitaires vécus par les personnes concernées ? Est-elle susceptible de contribuer à la déjudiciarisation des personnes concernées ? Favorise-t-elle une meilleure réponse aux besoins des personnes concernées ? Comme la pratique d’un suivi probatoire spécialisé visait explicitement la déjudiciarisation des personnes ciblées, une évaluation de leurs besoins en matière de services et un accompagnement individualisé favorisant le maintien dans la communauté, j’ai accepté de conduire l’évaluation.

J’ai alors proposé de mener un projet d’accompagnement-recherche inspiré de l’évaluation de 4e génération tel que proposée par Guba et Lincoln (1989). L’accompagnement-recherche consistait à documenter les spécificités de la pratique de suivi probatoire, le contexte dans lequel elle s’implante et à identifier les ajustements apportés en cours de route. Pour ce faire, j’ai constitué un groupe de travail composé du directeur de l’organisme communautaire Maison l’Intervalle, à l’origine de l’idéation de la pratique, d’une agente de probation issue des services correctionnels et, pour favoriser l’arrimage avec le réseau sociosanitaire, d’une psychologue spécialisée en autisme et en déficience intellectuelle. Lors des rencontres, j’assurais l’animation et je favorisais la mise en place d’un processus de construction itératif au sein d’un espace d’échange basé sur des discussions ouvertes et des postures non hiérarchiques entre les membres du groupe. Chaque idée, par exemple l’idée de faire le suivi dans le milieu de vie de la personne plutôt que dans les bureaux de l’organisme, donnait lieu à une discussion, à des critiques et faisait l’objet d’une approbation ou d’une abrogation de la part du groupe.

Le cycle de recherche a mené à la création d’un dossier Web[7] qui, par le biais d’une série de capsules vidéo, d’articles et d’outils d’intervention, vise à soutenir les intervenants auprès de la clientèle en situation de judiciarisation. La présentation de la pratique et le dossier Web qui l’accompagne ont été bien accueillis par les milieux de pratiques (correctionnels, communautaires, sociosanitaires). Toutefois, comme la pratique analysée avait le statut de projet-pilote, elle devait bénéficier de financement renouvelable annuellement par les services correctionnels, la question de sa pérennisation se posait. Il semblait que, pour influencer davantage les gestionnaires du réseau correctionnel à aller dans ce sens, on n’y arriverait pas par des activités de recherche traditionnelles (publications, conférences, élaboration du dossier Web, etc.). J’ai alors proposé au groupe de travail d’inscrire l’initiative à deux concours récompensant l’excellence et l’innovation. C’est ainsi qu’en juin 2023, le Service québécois d’expertise en troubles graves du comportement (SQETGC) saluait le caractère exceptionnel de cette pratique de suivi spécialisé en lui décernant le prix Pratiques innovantes dans l’organisation des services. Et puis, en octobre 2023, c’était au tour de l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec (ASRSQ) de remettre à la Maison l’Intervalle son prix Distinction. Par ce prix, qui récompense les projets qui s’inscrivent dans l’action communautaire en justice pénale, le jury de l’ASRSQ tenait à souligner le caractère unique et exceptionnel de l’initiative mise en place par la Maison l’Intervalle en matière de soutien à la réhabilitation sociale. À la suite de ces succès, les services correctionnels ont bonifié le nombre de places offertes au programme et en ont fait une pratique courante. Après des années à être témoin de l’injustice sociale subie par ces personnes dans le système pénal, j’étais heureux de constater qu’une démarche de recherche-action pouvait contribuer à soutenir la pérennisation d’une réponse mieux adaptée à la réalité des personnes composant avec une déficience intellectuelle.

Conclusion

Comme je l’ai relaté au fil de ce texte, mon incursion dans ce champ de recherche m’a permis de porter un regard sociologique sur un phénomène qui était jusqu’alors lu à travers une grille psycho-clinique. Au fil du temps, ma posture de chercheur engagé, reconnue par les milieux de pratiques, m’a permis de jouer un rôle modeste mais actif dans la poursuite d’une plus grande justice sociale pour les personnes concernées. Avec mes collègues, j’ai poursuivi le développement de mon programme de recherche sur la judiciarisation des problèmes sociaux. Nous étudions notamment la manière dont, depuis les années 2000, le système de justice québécois a amorcé un tournant thérapeutique qui, sur le principe, propose une justice de proximité, plus humaine et bienveillante (Bernheim, Ouellet, Silverman, 2019). Le tournant thérapeutique de la justice remplacerait-il le dilemme historique « aider ou punir ? » par la formule « punir pour aider » ? Nos recherches sur la Commission d’examen des troubles mentaux (https://www.adaj.ca/chantier-21), ou sur les décès dans les établissements de détention québécois (Chesnay, Chabot-Martin, Ouellet, 2024), nous amènent à porter un regard critique sur les soi-disant effets thérapeutiques des dispositifs judiciaires. Nous constatons effectivement que le discours sur l’intervention policière, le système judiciaire, la gestion de la sécurité publique, etc., tend à s’humaniser. Toutefois, nos enquêtes de terrain laissent voir que pour les individus moins aptes « à se prendre en main », les « laissés pour compte », les « inutiles au monde », les dispositifs de contrôle, de coercition, de punition, pourtant associés à une époque révolue, ne sont jamais bien loin.