Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 30, Number 2, Spring 2023 Mémoires cinématographiques de la Révolution portugaise et de la décolonisation Guest-edited by Benjamin Léon, Mickaël Robert-Gonçalves and Raquel Schefer
Table of contents (9 articles)
Dossier
Mémoires cinématographiques de la Révolution portugaise et de la décolonisation
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Présentation
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Le traitement de la crise au Portugal sur l’ORTF (1969-1974), une nécrologie du colonialisme : Point-contrepoint, Magazine 52 et Au Rendez-vous des grands reporters
Johanna Cappi
pp. 11–31
AbstractFR:
En France, le traitement télévisé des événements portugais survient en 1969 sur l’ORTF, sous les « feux de l’actualité », puis régulièrement à la fin de l’année 1973 jusqu’au printemps 1975. De janvier à avril 1974, une dizaine de reportages informent sur la crise au Portugal – journaux télévisés et magazines confondus. Au cours des années de crise, comment la presse française « libre » perçoit-elle et décrypte-t-elle l’histoire sociopolitique en cours du Portugal censuré ? Dans quelle mesure les représentations médiatiques interagissent-elles avec l’histoire ? Notre réflexion explore les modalités de l’observation chez les journalistes et les grands reporters. Nous analysons les représentations des événements portugais retransmises par les formats télévisés Point-contrepoint, Magazine 52 et Au Rendez-vous des grands reporters. Si ces magazines français constituent des objets médiatiques qui racontent la couverture des événements politiques et sociaux au Portugal, sous le joug de la dictature du salazarisme et de la censure de presse, ils témoignent également des partis-pris qui divisent les médias et les intellectuels français sur le sujet des luttes anticoloniales.
EN:
In France, the events in Portugal began to come under the spotlight on television news in 1969 and then regularly from late 1973 to spring 1975. From January to April 1974, a dozen in-depth news reports on television newscasts and newsmagazines informed the public about the crisis in Portugal. How did the “free” French press perceive and decipher the socio-political history unfolding in censored Portugal during these years of crisis? To what extent did media depictions interact with history? This article will explore the ways journalists and special correspondents observed events, and will analyse the depictions of developments in Portugal on the television programs Point-contrepoint, Magazine 52 and Au Rendez-vous des grands reporters. While these French television newsmagazines were media objects covering political and social events in Portugal under the yoke of the Salazar dictatorship and press censorship, they also illustrate the positions which divided the French media and French intellectuals on the topic of anti-colonial struggles.
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Subjectivité et engagement dans Scènes de lutte de classe au Portugal de Robert Kramer et Philip J. Spinelli
Benjamin Léon
pp. 33–59
AbstractFR:
C’est au milieu des années 1970 que les cinéastes américains Robert Kramer et Philip J. Spinelli quittent une Amérique en transition – celle de l’après-Vietnam – pour un territoire non moins en transition : le Portugal de l’après-révolution des Oeillets. Ne cherchant pas à inscrire l’événement historique sur les semaines qui suivirent avril 1974 et qui menèrent à la chute de l’Estado Novo (Deuxième République), les réalisateurs se concentrent sur un temps plus long, soit jusqu’en 1976. Ainsi, ils interrogent de façon linéaire la tension fulgurante et chaotique de la Révolution, tout autant que les potentialités politiques réelles du mouvement pour le pouvoir populaire. À travers un travail de montage fragmentaire des événements, Kramer et Spinelli établissent, dans Scènes de lutte de classe au Portugal (1977), un contrepoint analytique distancié mais non moins ambigu d’une écriture de l’histoire in situ. Sans minorer la place de Spinelli en tant que coréalisateur, nous chercherons à recentrer notre propos sur la subjectivité assumée de Kramer dans l’énonciation des faits – la chronique d’une révolution –, laquelle est indissociable de son engagement politique – le positionnement marxiste.
EN:
In the mid-1970s, the American filmmakers Robert Kramer and Philip J. Spinelli left a country in transition—the United States after the Vietnam War—for another country no less in transition: Portugal following the Carnation Revolution. Not wishing to limit this historic event to the weeks following April 1974 and the fall of the Estado Novo (the Second Republic), the filmmakers focused instead on a longer period of time, up to 1976. In so doing they interrogated in a linear manner the fast-moving and chaotic tension of the Revolution, as well as the real political possibilities of the movement for popular power. Through a fragmentary montage of events, Kramer and Spinelli’s film Scenes from the Class Struggle in Portugal (1977) creates an analytical counterpoint that is distanced but no less ambiguous than writing history on site. Without underestimating Spinelli’s role as co-director, this article attempts to re-focus attention on the subjectivity adopted by Kramer in setting out events—the chronicle of a revolution—something that is inseparable from his political commitment and Marxist stance.
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« Clore Avril. » Le deuil de la révolution dans Bon peuple portugais de Rui Simões et Gestes et fragments d’Alberto Seixas Santos
Mickaël Robert-Gonçalves
pp. 61–71
AbstractFR:
Au début des années 1980, deux films, Bon peuple portugais (1981) de Rui Simões et Gestes et fragments (1982) d’Alberto Seixas Santos, sont finalisés au Portugal dans des circonstances difficiles ; quelques années seulement après la Révolution portugaise de 1974-1975, il semblait incomber à ces deux projets de représenter le « deuil » de cette période révolutionnaire. Ce texte interroge ainsi la place de ces deux films-essais dans le cinéma portugais de l’époque. Capables d’interroger la mémoire encore vive de l’événement et d’intervenir dans l’écriture possible de cette histoire, les deux projets mettent plus particulièrement en perspective la figure d’Otelo Saraiva de Carvalho, qui apparaît comme une icône ambiguë de cette dernière révolution romantique d’Europe.
EN:
In the early 1980s, two films, The Good People of Portugal (1981) by Rui Simões and Gestures and Fragments (1982) by Alberto Seixas Santos, were completed in Portugal in difficult conditions: just a few years after the Portuguese Revolution of 1974-75, it appeared to fall to these two films to represent the “mourning” for this revolutionary period. The present text interrogates the place held by these two essay films in Portuguese cinema of the day. These two projects, capable of interrogating the still-living memory of the event and to take part in the possible writing of this history, highlight in particular Otelo Saraiva de Carvalho, an ambiguous icon of this final Romantic European revolution.
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Processus mémoriel en cours. Sur Tabou de Miguel Gomes et La dernière fois que j’ai vu Macao de João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata
Mathias Lavin and António Preto
pp. 73–91
AbstractFR:
L’article interroge la façon dont la rupture représentée par la révolution des Oeillets oriente le rapport au passé et sa représentation dans Tabou (2012), de Miguel Gomes, et La dernière fois que j’ai vu Macao (2012), de João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata. Dans ces films, l’évocation du passé colonial implique une réflexion sur l’événement révolutionnaire et ses conséquences qui, même en partie implicite, voire déniée, ne saurait être négligée. Deux caractéristiques communes soulignent la relation entre le présent et le passé : la reprise distanciée d’une forme de narration populaire et codée ; et l’utilisation d’une voix off abondante qui creuse, selon des modalités singulières, l’écart entre le visible et le sonore pour interroger le lien entre connaissance historique et mémoire subjective. Le cinéma portugais contemporain essaie ainsi de se situer par rapport à un passé fragile, voué à un certain oubli, même s’il demeure toujours actuel.
EN:
The present article interrogates the way in which the rupture represented by the Carnation Revolution orients relations with the past and its depiction in Tabu, by Miguel Gomes, and The Last Time I Saw Macao by João Pedro Rodrigues and João Rui Guerra da Mata. In these films, the evocation of the colonial past involves thinking about the Revolution and its consequences which, even though partly implicit, even denied, cannot be overlooked. Two shared features in these films underscore the connection between past and present: the distanced use of a popular and coded form of narration; and the abundant use of voice-over which, in a singular manner, looks deeply into the difference between the visible and the aural in order to explore the connection between historical knowledge and subjective memory. In this way, contemporary Portuguese cinema is attempting to situate itself in relation to a fragile past that seeks a kind of forgetting, even though it is still present.
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Le pouvoir des images. Le regard mémoriel dans Tabou de Miguel Gomes
Federico Pierotti
pp. 93–106
AbstractFR:
Tabou (2012) repense la mémoire des événements historiques par le biais d’un exercice sur les formes de regard et d’écoute. En travaillant sur le temps et sur l’anachronisme, le film de Miguel Gomes élabore une réflexion sur le caractère contemporain des images et des sons en tant qu’archives de la mémoire individuelle et collective. Cette réflexion se développe à travers différentes stratégies visuelles et sonores. En particulier, dans la deuxième partie du film, la mémoire intime et secrète du souvenir individuel est mélangée à la mémoire collective des images du xxe siècle ; les images et les sons ne renvoient pas à une mémoire subjective ou à un processus cognitif, mais plutôt à une mémoire multiforme et multitemporelle. En prenant en compte ce mélange de regards et d’écoutes, l’article va tenter de résumer trois figures exemplaires : l’esthétique de la trace ; l’asynchronisme ; et le pouvoir des images et des sons.
EN:
Tabu (2012) rethinks the memory of historical events by means of an exercise in the ways of seeing and hearing. This film, by working on time and anachronism, develops a way of thinking about the contemporary nature of images and sounds as archives of individual and collective memory. These ideas are developed through various visual and aural strategies. In particular, in the film’s second part the private and secret memory of individual remembrance is mixed with the collective memory of twentieth-century images; the images and sounds are not a reference to subjective memory or to a cognitive process, but rather to a multi-form and multi-temporal memory. By taking this mix of viewing and listening into account, the present article will attempt to summarize three exemplary figures: the aesthetic of the trace; non-synchronism ; and the power of images and sounds.
Hors dossier / Miscellaneous
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De l’éthique dans la fiction. Regard rétrospectif sur le souci d’autrui chez Bernard Émond
Mélissa Thériault
pp. 109–122
AbstractFR:
Au fil des dernières décennies, le cinéaste montréalais Bernard Émond s’est imposé en tant que réalisateur marquant du septième art québécois par une filmographie à contrecourant des tendances dominantes, laquelle jouit d’un indéniable succès critique et d’une reconnaissance internationale. Ce texte propose de porter attention à un phénomène singulier dans l’oeuvre, à savoir une porosité générique qui a permis au réalisateur d’expérimenter différents moyens de défendre l’importance de développer une posture éthique à travers le geste de création. L’hypothèse de départ est que le cinéaste s’est détourné du documentaire au profit de la fiction parce que ce genre est celui qui permet le mieux de répondre à cette exigence éthique. C’est dans cette optique que nous pouvons interroger rétrospectivement les moyens que peut déployer un créateur pour partager un point de vue éthique par le truchement d’une oeuvre de fiction.
EN:
Over the past few decades, Montreal filmmaker Bernard Émond has established himself as a leading Quebec film director with a body of work that goes against the grain of dominant trends, earning him undeniable critical success and international recognition. The present article will focus on a singular phenomenon in his work, namely a generic porosity which has enabled Émond to try out different ways of championing the importance of developing an ethical stance through the creative act. The article’s initial hypothesis is that Émond has turned from documentary to fiction because the latter is best suited to responding to this ethical demand. From this perspective, we can look back on the means a creator uses to share an ethical point of view in a work of fiction.
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Non au père ! La paternité défaillante dans la transcréation québécoise
Marie Pascal
pp. 123–144
AbstractFR:
Si la figure de la mère est abjecte – à en croire sa propension à emprisonner sa progéniture dans une dyade mortifère –, elle a parfois aussi des conséquences sur un autre angle du triangle familial : le père. Démis de ses fonctions, violeur ou surpuissant, ce dernier pèche soit par le « trop-peu » (absence, indifférence), soit par le « trop-plein » (abus d’autorité, inceste), pour reprendre les termes de Lori Saint-Martin. Afin de définir les impacts de sa défaillance, nous tiendrons compte de quatre paires textes/films portant sur la figure du père, souvent éludée avant que ne s’ouvrent ces récits de filiation. À travers Littoral (Mouawad 1999 ; 2004) ; Le sexe des étoiles (Proulx 1987 ; Baillargeon 1993) ; La petite fille qui aimait trop les allumettes (Soucy 1998 ; Lavoie 2017) et C’est le coeur qui meurt en dernier (Lalonde 2013 ; Durand-Brault 2017), nous étudions différentes strates de la narration filmique, en deçà ou au-delà de ce qui est offert par les hypotextes, cernant les contours du père défaillant ainsi que ses conséquences sur l’identité des narrateurs et narratrices.
EN:
Whereas the figure of the mother is abject, if we are to believe her propensity to imprison her offspring in a deadly dyad, this also sometimes has an effect on another side of the family triangle: the father. Removed from his functions, a rapist or all-powerful, the father sins by providing either “too little” (absence, indifference) or “too much” (abuse of authority, incest), to adopt the terms used by Lori Saint-Martin. To define the effects of his deficiency, the present article will examine four pairs of films and texts on the figure of the father, a figure often avoided before these family stories begin. Through a discussion of Littoral (Mouawad 1999 ; 2004); Le sexe des étoiles (Proulx 1987 ; Baillargeon 1993) ; The Little Girl Who Was Too Fond of Matches (Soucy 1998 ; Lavoie 2017) and C’est le coeur qui meurt en dernier (Lalonde 2013 ; Durand-Brault 2017), the article will examine different strata of filmic narrative short of or beyond what is offered by hypotexts and identify the contours of the deficient father and their effects on the narrator’s identity.