Élise Domenach est maître de conférences en études cinématographiques à l’École normale supérieure de Lyon et membre du comité de rédaction de deux revues d’importance dans le paysage intellectuel, Positif et Esprit. Nous attarder ici à sa première monographie, qui a déjà suscité en France un certain nombre de recensions, ne permettra pas que de redire en quoi son ouvrage enrichit de façon notable les études cavelliennes ; cela contribuera aussi — tel est du moins notre dessein — à diffuser en sol québécois la pensée d’un auteur américain qui, ironiquement, est plus connu en France que dans l’Amérique française, et à dégager quelques pistes de réflexion sur les croisements possibles, mais insoupçonnés, entre l’oeuvre cavellienne et le cinéma québécois. Le premier des nombreux mérites du livre de Domenach tient à son objectif central, formulé dès l’incipit : interroger « les premières années de [l]a production philosophique [de Cavell], le premier temps de sa réinterprétation du scepticisme fixé dans un “trio” de livres : Dire et vouloir dire (1969), La projection du monde (1971) et Sens de Walden (1972) ». On a souvent mentionné, et Stanley Cavell (2001, p. 39) l’a lui-même confirmé, que les thèmes de prédilection du philosophe se trouvent préfigurés dès le début de sa réflexion. Ainsi Sandra Laugier (2009, p. 7-8) fait-elle observer qu’« on peut tirer rétrospectivement toute son oeuvre […] de [s]es premiers écrits, qui ont posé sa voix comme singulière et inimitable ». Aussi connue que soit cette préfiguration, c’est à Domenach, précisément, qu’il revient d’avoir expliqué en détail comment la plupart des préoccupations de Cavell hantent déjà ses premières oeuvres. L’auteure rappelle tout d’abord que la visée du philosophe est moins de se pencher sur l’essence du cinéma et de proposer une philosophie du cinéma que de voir de quoi est capable philosophiquement le septième art pour nous, dans nos vies, en tant qu’« éducateur des adultes ». Non pas que Cavell renonce à forger une ontologie du cinéma (expression qu’il emploie volontiers lui-même lorsqu’il définit les spécificités du médium) ; mais il examine ce qui fait du cinéma un art important à nos yeux et pertinent aux fins de notre perfectionnement moral. En cela, le professeur de Harvard nous invite à nous détourner de la question de l’auteur et du mode de production technique, afin de repartir de la position du spectateur. Quelle importance le septième art peut-il avoir pour nous ? Comment nous amène-t-il à transformer nos vies ? L’un des nerfs moteurs de la réflexion cavellienne est le problème, majeur entre tous, du scepticisme. Avant d’aborder cette question de front, Domenach se penche sur la catégorie critique de médium et contredit l’interprétation de Noël Carroll selon laquelle Cavell, à l’instar de Bazin, estime que le film reproduit automatiquement le passé. Non, Cavell ne se borne pas à défendre une ontologie réaliste du médium cinématographique : il complique ce champ d’interrogation au moyen de catégories nouvelles. Alliant une réflexion sur l’ontologie à « une enquête sur la manière dont certains films donnent sens et importance (significance) aux possibilités et aux propriétés du médium » (p. 89), Cavell s’interroge à la fois sur le mode de présence des objets au cinéma et sur les possibilités esthétiques du médium telles qu’elles s’expriment dans les oeuvres elles-mêmes. Ici, la question n’est plus de savoir si le cinéma représente ou non la réalité, mais plutôt : « qu’arrive-t-il à la réalité quand elle est projetée sur un écran ? » (p. 94). Cavell remplace dès lors la question de la représentation par celle de la projection. Dans un chapitre qui a …
Appendices
Bibliographie
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- Cavell 1989 : Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable. De Wittgenstein à Emerson [1989], traduit de l’anglais par Sandra Laugier, Combas, L’Éclat, 1991, repris dans Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, Paris, Gallimard, 2009, p. 1-151.
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