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« Voilà un peu pourquoi

un fleuve se sent un peu à l’étroit

dans les mots proposés par d’autres fleuves

et d’autres géographies et par les dictionnaires d’un Ancien-Monde

qui s’emparent à leur usage du langage

pour l’accréditer à leur mesure »

Perrault, Le visage humain d’un fleuve sans estuaire.

Quels sont l’intérêt et la valeur du déplacement, de ce changement de lieu qui rend chacun un peu « étranger », comme cet homme qui « […] doit remettre en question à peu près tout ce qui semble aller de soi aux membres du groupe qu’il aborde. », selon les mots de l’expérience de Schütz (2003 : 19), mais qui, aussi, doit remettre en cause ses propres évidences, à commencer par celles qui semblent les plus acquises ?

Qu’est-ce donc un fleuve ? Dans le Nord-Est atlantique européen, en France particulièrement, un fleuve est un « cours d’eau important collectant de nombreux affluents et qui se jette dans la mer », comme le verrouille Pierre George (1970 : 184). Classique ! Et pourtant, autre évidence, dans le Nord-Ouest atlantique, au Québec particulièrement, le « fleuve » n’a pas tout à fait le même sens. Et ce n’est pas un géographe qui le remarque, mais le Pierre Perrault dont l’exergue ouvre ce texte. Le mot, faux ami, est donc identique : déplacé, sa signification géographique n’est plus la même.

C’est toute la portée d’un déplacement qui se trouve ainsi qualifiée, comme invitation à penser l’autre, à se penser soi-même et, ce faisant, à penser ce avec quoi l’on pense : la science géographique, en l’occurrence. Une telle démarche n’engage pas tant l’examen de l’apport de la géographie européenne à la géographie québécoise, s’il y en a eu, que la différence entre les géographies des deux mondes qui sont aussi deux mondes de la géographie. Plus précisément, c’est dans le rapport de différences entre les deux qu’on trouvera matière à s’intéresser.

Les propos et remarques qui vont suivre sont indissociables de la perspective de ce rapport de différences. Celui-ci met en jeu non seulement la relation entre les sciences géographiques française et québécoise, et réciproquement, mais implique aussi celui qui en parle. Qu’inspire la géographie québécoise à un géographe de tradition française ? Quelle tradition ? Quelle géographie québécoise ? Pourquoi retenir plus particulièrement tel ou tel aspect ? En l’occurrence, le parcours, scientifique et personnel qui est le mien, me pousse plutôt à évaluer ce que la géographie au Québec et la science géographique des Québécois ont pu apporter aux réflexions géographiques françaises d’aujourd’hui. Quel est ce chemin ?

Déplacement : le Québec et moi…

Le géographe fait partie de la science géographique. L’homme fait partie du géographe et l’expérience personnelle du monde fait partie de son expérience scientifique. Le propos ne sera pas autobiographique. Il sera plutôt de donner quelques clés de compréhension aux analyses scientifiques qui suivront. Qu’est-ce qui passe en moi, qui se passe et me dépasse ? Comment l’expérience et le profit scientifiques se composent avec l’expérience personnelle ?

Car avant d’être scientifique, le déplacement est personnel. Il est celui d’un homme porteur d’une histoire et d’une géographie. Petit-fils d’immigré, c’est avec ces bagages que je suis arrivé au Québec, pour la première fois en septembre 1999. Traverser ses horizons, dépasser les limites des savoirs géographiques qu’on croyait les plus « naturels », s’éprouver dans son enfance géographique et palper, mètre par mètre, les lieux et les territoires du monde : voilà donc une expérience à laquelle je ne suis jamais indifférent.

Et pourtant, cette expérience de l’altérité est largement amortie, au Québec, du moins dans un premier temps. Bien sûr, je parle français. Élevé dans l’imaginaire d’un catholicisme enfantin et infantile, également pressé à l’âge de l’enfance chérie dans toutes sortes de messes, je ne fus donc pas totalement dépaysé en me retrouvant à l’office dominical de Notre-Dame-des-Victoires, seule manière de visiter un peu l’église. Le passé et le présent de mes géographies se télescopèrent donc au Québec, dans une de ces curieuses pirouettes de l’histoire et de la géographie qui laissent, à l’occasion, cul par-dessus tête… Car, au moment même où je pensai retrouver un passé, je me demandai ce qui pouvait bien en rester : peut-être une sensibilité à certains problèmes ? Une manière de lire et de voir le monde ? Un angle de vue, d’approche de ses questions ? Une manière de l’interroger et, avec elle, l’idée que le passé est, précisément, ce qui est passé ? Et, avec tout cela, la cécité réciproque de ce que je ne vois pas…

Le Québec me touche. J’en retiens, aujourd’hui, qu’il était bien installé dans mon imaginaire géographique; qu’il m’habitait déjà, à ma manière, avant même d’y être arrivé; ou, plus exactement, que mes dispositions géographiques d’habitant me faisaient partager quelque chose des mesures du Québec, ou du moins le pensais-je. Quant à mon travail scientifique, en plein accord avec les conseils de Louis Dupont – Québécois de France –, il m’apprenait à n’y être que comme un « étranger » : le plus possible, dans le confort de la distanciation, qui est aussi celui de ses responsabilités donc de ses risques.

De là à considérer que ma lecture scientifique de la géographie québécoise est en cause, il n’y a qu’un pas, que le lecteur devra aussi franchir s’il veut comprendre le sens scientifique de cette démarche. Pourquoi ai-je rencontré, et lu, les collègues de la géographie structurale et de la géographie culturelle, et pas d’autres ? Il y a pourtant les travaux de Courville qui traversent aussi bien l’histoire que la géographie. Et ceux de Villeneuve, lus à travers la Géographie Universelle dirigée par Roger Brunet. Mais un fait est : mon regard s’est davantage porté vers les géographies introduites par Ritchot et Bureau et, réciproquement, leur accueil – qui n’est pas nécessairement celui des personnes – l’accompagna. Peut-être sont-ils, eux aussi particulièrement sensibles à la France comme en témoigne, par exemple, la thèse de Desmarais (1995) consacrée à Paris ?

Quoi qu’il en soit, intuitivement d’abord, et de plus en plus consciemment, en particulier alors que j’écris ce texte, il me semble que ces deux oeuvres résonnaient profondément en moi, tant du point de vue personnel que scientifique. En quoi ? Sans doute parce que, au-delà de l’empathie, ce qu’elles disent et comment elles le disent faisaient écho à ce que je ressen(tai)s des blocages et autres frustrations d’une géographie française parfois dominante : « Singulière science au demeurant que cette géographie qui proclame volontiers n’avoir que l’homme comme seul objet d’étude et qui se comporte en castratrice à son égard » (Frémont, 1999 : 85).

Dans ce rapport de différences, un fait ne doit donc jamais être négligé : une part de la géographie française se joue, aussi, au Québec. Et cela fait, tout à la fois, l’ambiguïté et l’intérêt de ce déplacement. Il y a une histoire et une tradition de géographes français au Québec dont j’hérite aussi. Faut-il nommer un sommet ? Il n’y a qu’à puiser dans ce stock-là, et ce sera le mont… Raoul Blanchard. Dans cette lignée, des géographes français se « retrouvent » donc aujourd’hui au Québec et, avec ceux-là, tous les conflits scientifiques, mais aussi politiques, de la France que cristallise et, en même temps, libère l’effet du déplacement. Le rapport de différences est donc particulièrement compliqué : à travers les eaux glacées du Québec, la science géographique française se mire, s’y pense donc, s’y fait ou s’y gèle.

Il y a donc beaucoup de « nous » dans ce « moi » où l’héritage scientifique croise le capital culturel et géographique de l’habitant. Dans le brouhaha de ce noeud de relations de sens et de symboles, il nous faut choisir. Qu’est-ce qui, au passage, dérangeant les moeurs et les idées les plus répandues de la science géographique française, l’enrichit ?

Ce point de vue n’est pas seulement un renversement de position : ne plus considérer la géographie québécoise comme une marge de l’Europe, mais se demander ce qu’une pensée scientifique spécifique peut apporter à une autre. Il devient alors celui du regard dynamique et fertile : en quoi cette géographie du Québec participe-t-elle aux orientations de la géographie française, aujourd’hui ? En quoi participe-t-elle à son rajeunissement ? Logiquement, cela vaut également comme regard sur la géographie québécoise : laquelle agit ainsi. Pourquoi ? Et pourquoi la prendre en considération celle-là et pas une autre ?

Nous voici donc à ce carrefour, et l’on en sait désormais le pourquoi. Dans ce rapport de différences entre les deux rives de ce grand fleuve, – Océan quel est ton nom ? – les géographies québécoises de Ritchot et de Bureau semblent ouvrir deux brèches. Notre propos ne sera donc pas tant d’en faire le docte exposé accompagné de sa critique systématique, ce qui pourrait se faire, mais de les valoriser comme voies possibles. Comme celles de ce « chemin qui marche », elles sont celles de la transgression de l’interdit et du tabou.

L’affirmation d’une scientificité géographique

Dans le contexte scientifique d’une postmodernité plus favorable à la culture des diversités humaines qu’à la recherche des principes communs de leur compréhension, la géographie structurale inaugurée par Ritchot se pose en véritable singularité. Issu, non sans cette ambiguïté de vocabulaire que soulignait déjà Reynaud (1971), de la géographie physique, son structuralisme géographique (Ritchot, 1975) semble plus inspiré par le courant anthropologique que par celui, venu de la linguistique, que développait Brunet en France à peu près dans le même temps. D’emblée, la démarche de l’auteur s’inscrit dans un projet global, conçu comme gage même de la scientificité géographique. C’est celui-là qui force, aujourd’hui, l’attention.

Autonome, la géographie ?

Si la qualité qui définit toute science est, entre autres, de fonctionner dans l’autonomie de ses principes, on peut alors dire que l’ambition de la géomorphologie « structurale » (structuraliste ?) de Ritchot oeuvre à ce projet. Concernant l’explication des formes du relief, Ritchot rejette, en effet, les causalités extérieures, de type géologique par exemple, pour chercher dans la géomorphologie elle-même ses propres déterminants. Il trouve ce principe de structuration interne dans : « […] une notion d’espace invariant perçu comme générateur de causalités intrinsèques à la nature de l’objet géomorphologique » (1975 : 4). Sa méthode consiste à valoriser l’analyse des relations horizontales entre les types de relief, celles qui dans la logique du structuralisme et selon les termes du dictionnaire de Lévy et Lussault « […] privilégie[nt] l’espace aux dépens du temps […] » (2003 : 876). Quant au projet global, car il y en a un, il va bien au-delà, puisqu’il porte sur la nature même des connaissances scientifiques et sur les possibilités d’y avoir accès : « L’hypothèse structurale en géomorphologie insiste sur le langage géographique des formes et la possibilité d’y déceler un réseau de signifiances qui donne accès à la connaissance scientifique » (Ritchot, 1975 : 144).

Étendue à l’ensemble de la géographie, conçue généralement comme analyse des formes, cette quête d’autonomie imprègne l’ensemble de la démarche. Elle est une tentative pour rapporter la diversité empirique des phénomènes géographiques à une unité fondamentale. Et là, les tenants kantiens d’un positivisme pur peuvent se régaler. Les développements qu’en donne Desmarais (2001) le confirment amplement. Le primat du théorique est affirmé, de même que celui de l’a priori comme fondement du geste scientifique. Logiquement, ces positions s’accordent bien avec une conception objective du savoir ou, plus exactement, contribuent à « […] introduire en sciences humaines un concept d’objectivité […] » (2001 : 9), selon les termes du même auteur.

Un modèle de l’espace anisotrope

La géographie structurale propose un modèle d’ensemble et cohérent de compréhension de l’organisation de l’espace géographique. Celui-ci repose sur le concept de « parcours morphogénétique de l’établissement humain » (Desmarais, 1995 : 73). L’« engendrement » formel trouve son origine dans un imaginaire anthropologique du manque, de la privation. Il est celui de l’interdit de propriété (Mercier, 1990) et de résidence. Cet interdit se trouve, quant à lui, dans une « mise à mort d’une victime sacrificielle » (Desmarais, 2001 : 8) sensée engendrer le Sacré (Mercier et Ritchot, 1997) et fonder la culture. Il faut donc clairement distinguer les valeurs « profondes » des formes superficielles pour attribuer aux premières tout le poids de la compréhension des phénomènes géographiques.

On peut voir dans l’hypothèse de ce récit fondateur une tentative pour articuler la double dimension, toujours problématique, de la géographie : quel rapport établir entre les habitants, d’une part, et l’espace habité, de l’autre ? De ce point de vue, la géographie structurale affiche ouvertement les intentions, le projet et la portée de ce que pourrait, idéalement, être toute science géographique.

Elle se veut, d’une part, anthropologique, quitte à convoquer René Girard. Le meurtre fondateur inaugure une forme abstraite, un vaccuum à la fois attractif et répulsif qui fonde un « modèle d’espace anisotrope », intrinsèquement structural. Elle se veut, d’autre part, politique en développant la théorie du « contrôle politique de la mobilité », distinguant les mobilités contrôlées, « endorégulées », et celles qui, « exorégulées », ne le sont pas.

La question de la relation entre mobilité et immobilité est ainsi formulée géographiquement en termes de « positions » et de « trajectoires ». Et, par elle, on arrive à une redéfinition tout à fait stimulante du rural (comme mobilités exorégulées) et de l’urbain (comme mobilités endorégulées) parce qu’elle offre la possibilité d’un découplage entre urbanité et présence physique en ville, et réciproquement avec le rural.

En même temps qu’elle se consolide, la théorie de la géographie structurale s’ouvre à d’autres champs : la ville et le tourisme en font pleinement partie (Beaudet et Gagnon, 1999). Dans tous les cas, elle permet une critique rafraîchissante des approches classiques. Puis, ce fut au tour de la vieille géographie régionale d’être régénérée, si l’on peut dire et s’il se peut (Ritchot, 1999). Puis, elle se penche aussi sur la question des dynamiques, en particulier comme le fait Desmarais (1998a) en s’agrégeant les modèles morphodynamiques de Thom et la théorie de la sémiotique de Greimas. Et le voilà bâtisseur du « structuralisme dynamique », selon la reconnaissance de Ritchot lui-même (1998 : 8).

Cette lecture est sans doute trop rapide, sommaire, voire caricaturale. Mais au fond, une idée s’en dégage, qui semble bien résumer le renversement de perspective que consacre la géographie structurale et qui suffit à faire réfléchir qui l’aborde. Anticipant alors sur Ritchot, Desmarais le présente ainsi : « Le Québec ne serait pas différent du Canada parce que francophone. Il serait francophone parce que différent du Canada » (1998 : 331).

Au bonheur de l’écriture

La Terre et Moi de Bureau (1990) n’est ni une version québécoise ni une lointaine parodie du fameux L’homme et la Terre de Dardel (1990 [1952]). Du reste, ce titre ne figure pas dans une bibliographie qui, pourtant, en dit long sur l’ouverture scientifique et intellectuelle que propose Bureau, à sa manière. Ici, pas de quête de l’Être de l’Étant, mais une solide hypothèse de travail : l’homme est lui-même l’instrument qui perçoit et construit ce qu’il sait du monde. En outre, cette hypothèse n’est que le chemin qui ouvre la voie d’une interrogation qui pourrait bien donner à la géographie toute sa dimension : si les hommes savent des choses sur le monde, c’est à partir de leur propre existence qu’ils le savent; et ce qu’ils en savent donne, réflexivement donc, accès à ce qu’ils sont.

Résonance

L’architecture de la pensée de Bureau trouve, dans la notion de « résonance », sa pierre angulaire en même temps que son outil heuristique. Elle est, dans cette logique, le tiers médiateur qui permet de penser la relation entre la Terre et les hommes et lui donne sa perspective interprétative.

« La résonance est la méthode générale du monde » (Bureau, 1991 : 16). Elle vibre dans cette réflexion de l’homme et de la terre qui, réciproquement, fait que l’homme est aussi habité par elle. « Les lieux se nourrissent des empreintes de l’homme, et ce dernier est habité par les lieux » (Ibid.). Et la géographie devient alors la pensée du monde à travers l’expérience humaine, tout autant que la pensée de l’homme à travers son expérience géographique du monde. Ainsi, la résonance donne un sens à la géographie et, même si l’auteur pourrait s’en défendre, lui inspire une belle scientificité.

Telle résonance ne peut être comprise que comme phénomène total. Elle met en cause aussi bien la pensée des hommes que leurs sensibilités. Et l’on retrouve alors toute l’importance de l’imaginaire, même si celui de Bureau est formulé dans des termes bien différents de l’imaginaire anthropologique de la géographie structurale. L’expérience géographique y est privilégiée comme expérience sensible, c’est-à-dire comme expérience du corps et comme celle de l’imaginaire, où le sens est confronté aux sens. La géographie apporte alors sa propre contribution à l’un des problèmes les plus anciens et les plus constants de la pensée philosophique occidentale, soit le rapport entre le corps, la pensée et les mots. Somme toute, comment le sensible nous fait-il penser ? Quel beau programme pour une géographie !

L’imagination est donc la méthode et le matériau de cette expérience sensible du monde. Elle est celui de l’analyse de la résonance. Elle peut être nourrie par une expérience directe, mais elle opère aussi indirectement et intervient alors sur les hommes par les mots de la terre. Et cela évoque une des définitions que Lacan (1973) donne de l’inconscient comme « […] la somme des effets de la parole sur un sujet […] » (1973 : 142). Et l’on peut penser à une autre remarque du même auteur : « […] dans son rapport au désir, la réalité n’apparaît que marginale » (Ibid. : 123). On comprend mieux ainsi la portée de l’imaginaire de Bureau : « Ça prend peu de choses pour faire une ville » (1990 : 69). Ce « peu de choses », parfois quelques détails, finalement, fait autant dans la perception et le savoir des hommes que les grandes régularités et les normes répétitives de l’approche scientifique positiviste. La contradiction avec la géographie structuraliste qui en résulte trouve ici une sorte d’acmé pouvant difficilement être dépassée.

En même temps et ironiquement, c’est peut-être sur ce point précis que les deux approches se retrouvent, le cas échéant dos-à-dos. Car la quête de Bureau, à partir de sa propre expérience, est celle d’« un » homme, c’est-à-dire de tous. Il l’exprime clairement à propos du Canada : « […] le portrait que je trace, […], n’est pas celui du Canada, mais de moi-même : un autoportrait jeté sur un subjectile de 10 000 km2 […] » (1991 : 176). Que sais-je de moi-même à partir de ce que je sais du monde et comment je le sais ? Cette question qui vaut pour un homme vaut bien aussi pour tous. Elle a cette valeur universelle qui, seule, donne à la géographie sa portée véridique, scientifique certes, mais aussi sensible, et par conséquent fragile.

Écriture

Si l’imagination touche aux effets du monde sur les hommes, elle est aussi, comme « émotion » c’est-à-dire comme ce qui met en mouvement, les mots, paroles et écrits, libérés par le sensible du monde sur les hommes. Dans cette logique, Bureau attribue aux écritures un rôle privilégié, comme accès à l’imaginaire géographique des hommes, et donc à eux-mêmes : « Ça doit être ça l’écriture : re-créer la Terre pour en faire sa demeure. Toute écriture est geo-graphein : écriture de la Terre » (Bureau, 1990 : 266).

L’écriture, c’est donc, d’une part, l’écriture de l’espace habité par les hommes et sa nomination : comment nommer… ? Les lieux et les territoires, par leurs noms, donnent à imaginer, comme cela a déjà été dit. Et c’est ainsi que s’élabore cette « géosymbolique » de la Terre qui fait de l’imagination le « […] principe de structuration des lieux » (Ibid. : 195). Écrire, ça fait rêver… Mais ça fait aussi compter, à l’occasion, quand l’opportunité d’une analyse quantitative se présente : la science passe aussi par les chiffres.

Écrire, c’est encore mettre la Terre en mots et en textes. De ce point de vue, alors, c’est bien le statut même du texte « géographique » qui est en cause. Dans une telle perspective, et comme attestation même de ce qui se dit, le texte ne peut simplement être un modèle d’exposition. Il n’est pas une rédaction, mode d’expression neutre, mais participe du contenu même de la démonstration, comme l’une de ses pièces à conviction. Du coup, Bureau n’est pas seulement l’instituteur de la résonance; il en est le montreur, l’auteur, le principal exemple, le premier cas impliqué et, ce faisant, la chair même du propos. Le « je », puis le « nous » ne sont donc pas de trop. Les hésitations, les doutes, les sarcasmes aussi, ne sont pas des traits de genre, mais font partie de la sensibilité de l’homme qui écrit. Ils sont des éléments de vérification du propos autant que des arguments de sa propre critique. Ils ne choquent pas, mais confirment. L’irruption du penseur dans la pensée n’est pas une intrusion, mais le coeur même de l’enseignement ; il n’est pas impudique, mais véridique, et ce, à l’occasion, a contrario de toute une tradition d’écriture scientifique, ou qui prétend l’être : ruse de la raison ?

Les géographes ont, au fond et paradoxalement, peu écrit et, encore moins peut-être, réfléchi sur leur propre écriture. Pourtant, les idées ne manquent pas. Leduc (1999), à propos de l’histoire, fait en quelque sorte le point. Il pose la question du récit et de la narration, qui est aussi celle de l’écriture poétique et scientifique, mieux celle de l’écriture poétique comme forme du scientifique. Il relève de l’honnêteté et de la conscience scientifiques de penser, en même temps que le rapport général des autres hommes au monde, son propre rapport au monde et à l’inscrire comme propos interne au discours général. C’est précisément là que se joue la différence entre cas singulier et expérience universelle : en quoi ce qui passe en moi et qui s’y passe, me dépasse-t-il ?

Si toute écriture peut être geo-graphein, c’est donc que l’écriture ne se limite pas à sa forme textuelle. Précisément, la géographie nous enseigne qu’il existe au moins une forme d’écriture qui ne l’est pas : celle de la Terre. Et cela incite à regarder au-delà même de ces écritures, ce qui revient à les prendre en compte comme autant de langages. Les effets de la Terre sur les hommes sont ceux d’un langage. On peut faire l’hypothèse que ce langage a son champ propre d’expressivité, mais que, à lui seul, il n’englobe pas l’ensemble du sens, pas plus qu’il ne l’épuise. Saisir le sens de la géographie et, à travers lui, accéder à la plénitude de l’homme, s’il se peut, impose alors la mise en perspective des langages qui, parlant de l’écriture des hommes sur la terre, nous parlent de nous.

C’est cette perspective « translangagière » que suggèrent encore les mises en pages que propose Bureau. Les formes des villes croisent alors les mots de leurs expériences singulières : Paris et Miller, New York et Céline, etc. Plus classiquement, les reproductions de gravures et de tableaux offrent d’autres perspectives de croisements : que montre une image qu’elle ne dit pas ? Que dit un mot qu’il ne montre pas, etc. ?

Voilà de quoi instaurer une interprétation de la métaphore, particulièrement quand elle est géographique. Comme « sensibilisation » d’une pensée, elle offre cette possibilité de croisement des langages qui amplifie le sens du propos. Les figurations de la pensée ne sont pas seulement son illustration. Elles ne sont pas en effet un jeu rhétorique et une élégance de style, mais bien l’essence même de la pensée, ce sans quoi celle-ci ne pourrait être. Ainsi, on peut concevoir la métaphore géographique comme passage, autrement dit comme possibilité de sens multiples dont les ambiguïtés relèvent davantage de la richesse que du défaut.

Cela dit et malgré tout, on ne peut faire comme si tout était dit. Et il n’est pas possible de ne pas envisager qu’il demeure « structurellement », si l’on peut dire, un « manque » insondable, mais structurant, le « cadavre » de la résonance ?

Absence et présence : l’autre

L’homme n’est pas seul face à la Terre. Et si cette réalité n’émerge pas comme une évidence dans La Terre et Moi (1991), elle apparaît on ne peut plus clairement dans d’autres travaux de Bureau. L’écriture est aussi une « question d’adresse » (1996), et ce, au double sens du mot : adresse dans le choix de mots, adresse à laquelle ils sont destinés et qui lie, entre eux, « […] l’auteur qui lit et le premier lecteur qui dicte » pour reprendre les termes de Derrida (2003 : 335).

« Nul pays n’existe par lui-même; sa réalité est toujours fonction de la reconnaissance ou du témoignage de l’autre » (Bureau, 1990 : 122). Les choses sont donc dites : le rapport à la Terre implique le rapport aux autres et c’est une raison supplémentaire pour considérer l’écriture comme centrale dans cette saisie réciproque de l’une, des autres aussi bien que de soi. Tout indique qu’il n’y a pas plus d’identité « en soi » que d’altérité « en soi », mais qu’identité et altérité s’élaborent, réciproquement, comme relation de soi à soi qui, passant par la Terre, implique les autres. Et voilà, finalement, la géographie dotée d’une définition dynamique et ouverte de l’identité, ce qui, à bien y regarder, n’est peut-être pas si banal.

Le travail associé à Pays et mensonges (Bureau, 1999) n’est donc pas seulement une compilation érudite et truculente, mais aussi le prolongement scientifique de la résonance, cette quête de soi à travers les regards des autres, jamais complètement sûre, jamais totalement fausse, sur sa propre « Terre » : « Quel puissant sentiment d’existence ne tire-t-on pas du regard de l’autre » (Ibid. : 11). Ainsi est donc installée, dans toute sa vigueur, la figure de l’autre, comme ce « sujet supposant savoir » de Lacan, qui sait parfois, ou qui n’en sait rien; que l’on rencontre parfois, ou que l’on rate, etc. Soit, en quelque sorte, une autre application du concept de résonance.

Québec, vous avez dit Québec ?

Vu d’ici, et encore plus de là-bas, « tout » sépare la géographie structurale de Ritchot de la géographie culturelle de Bureau. La résonance s’oppose au parcours morphologique; le sensible et le subjectif à la raison et à l’objectif; la géosymbolique au signe et à la forme; l’homme comme créateur à l’homme comme agent; le rapport à l’autre et à l’écrit à la quête des profondeurs, etc. À chacun son lieu de vérité…

Ce qui frappe le Candide que je suis est le jeu d’ignorance que se jouent ces deux géographies. Un peu comme si Ritchot ignorait les travaux de Bureau, et vice versa. Les deux ont pourtant longtemps appartenu à la même université et, ironie biographique, sont nés la même année… Ce qui frappe, encore, est aussi l’intense tension psychodramatique qui se joue, à l’occasion, autour de ces enjeux, en particulier dans le monde des géographes structuraux. Mais tout cela fait partie de la vie scientifique courante. Le privilège de l’étranger est de s’en moquer. De-ci, de-là, il puise, attrape, pense et, finalement, se pense : tout le bénéfice serait-il pour lui ?

De la géographie, comme interrogation identitaire

Au-delà des brisures, des transgressions et des interdits, quelque chose de commun traverse ces deux mondes et les partage. Et c’est cela même qui en fait toute la richesse et l’intérêt.

Qu’est-ce à vous dire ? Québec… et pourquoi pas « Laurentie » ? Pourquoi ce mot indien : « […] le bout de la mer, là où l’eau se rétrécit » (Bureau, 1990 : 203) ? Pourquoi ce passé mis au présent, après tant de détours : Bas-Canada, Canada-français, etc. ? Qu’est-ce qui se joue dans cet « entre »-là : entre l’Europe et l’Amérique; le Français et l’Anglais, le sauvage et le civilisé, le paysan et le commerçant, le rural et l’urbain, le sacrifice et le héros, etc. ?

Ce qui s’énonce, également, à travers ces deux approches si opposées de la géographie, la première comme rationalisation de l’expérience du monde et la seconde comme son analyse, est la même interrogation : qui suis-je ? Qui sommes-nous ? La question émerge dans un contexte spécifique à ce territoire, qui est celui de la « Révolution (trop ?) tranquille » et de la conscience du « vide » créé par l’effondrement de certains fondements traditionnels de cette société : les masques de Duplessis. Et la « déjésufication » bat son plein. L’État providence est à bout de souffle, ou du moins le dit-on. Le refus se fait global.

Quand le ciment des consciences se fragmente, on peut s’attendre à ce que les mêmes consciences s’interrogent. Or, dans une société occidentale encore dominée par les modèles géographiques de la sédentarité triomphante, la question de la légitime présence géographique, qui côtoie de très près celle de l’identité, du moins comme on a pu la définir, se pose crûment. Car, dans ce cas, l’enracinement fondateur ne peut que remémorer, du même coup, le traumatisme de la rupture et du départ. De fait, sur une échelle de temps tout à fait inhabituelle aujourd’hui, le Québec pose le problème d’une construction identitaire postmigratoire, ancienne certes, mais dont l’imaginaire serait loin d’être effacé.

On peut comprendre la géographie structurale comme une double tentative, de ce point de vue-là : comment intégrer, au nom de l’enracinement, les populations présentes antérieurement à la colonisation ? Cette démarche est amplement partagée par Racine et Villeneuve (1992). Ces lectures marquent une rupture forte avec les récits précédents, notamment ceux de Blanchard, par exemple, qui faisait de l’arrivée de Champlain le temps zéro de l’histoire de cette partie du monde : « Nous partons du vide humain à peu près total, qui affectait le territoire de la Province avant l’établissement des Européens » (1960 : 65). Deux yeux suffisent amplement, quand on ne veut pas voir…

Cela dit, tout se passe comme si le déterminisme structural affranchissait, au fond, les colons de leurs histoires : tabula rasa. Plus subtil encore, les indigènes auraient fait le lit des eurogènes : « Nous comprenons ainsi que les Français aient pris pied dans la vallée du Saint-Laurent, malgré l’incapacité de leur métropole à les y soutenir, parce qu’une coalition aborigène locale a réussi à les mobiliser comme alliés stratégiques » (Ritchot, 1999 : 142). Et cela est cohérent car « la forme d’établissement préexiste à l’institution des subjectivités individuelles et collectives » (Ibid. : 30).

Finalement, la vie et la mort se côtoient peut-être plus sensiblement au Québec qu’ailleurs ou, du moins, ces termes y prennent une tournure spécifiquement géographique : présence ou absence dans le territoire ? Mobilité ou immobilité des hommes ? La question de la survivance ne se joue-t-elle pas comme enjeu de l’espace habité ? C’est en tout cas ce que clame, avec ses mots, le roman de Savard, dans la réitération un peu pathétique d’une folie et d’une mort annoncées, de cette « race qui ne sait pas mourir ! » (1992 [1937] : 22) et qui ne veut pas, non plus, apprendre à changer : grandeur et misère du structuralisme ! Dès lors, on croit comprendre la figure du porte-à-faux que développe encore Bureau (1990), quand elle ne tourne pas à la schizophrénie : Wolf et Montcalm ? Chacune à sa manière, les géographies de Ritchot et de Bureau conduisent à ces réflexions, et elles n’en prennent que plus de portée.

Une leçon de géographie

Quelle est la nature du savoir géographique ? Quelle est sa spécificité ? Où le chercher ? Comment le trouver ? Avec quels outils ? Qui et quoi informe-t-il ? Que nous montre-t-il ? De quoi nous parle-t-il ? Et comment dire l’imaginaire ? Comment, par le passage aux mots, dévoiler l’intimité des êtres, ce qu’ils « connaissent sans le savoir » et qui, selon la définition qu’en donne Freud, nomme l’inconscient ? Les réponses divergent. La géographie structurale les cherche dans l’exploration des profondeurs mythiques, à l’horizon des inconscients collectifs, et dans la rationalisation de l’expérience du monde. La géographie de Bureau, dans l’analyse des langages, leur mise en perspective qui ouvre au champ de l’imaginaire humain, à la croisée de l’inconscient psychologique et du rapport aux autres.

Finalement, il faut en retenir que la géographie québécoise, comme exploration de la « […] manière originale d’habiter ce pays […] » (Bureau, 1990 : 197), suggère à toutes les autres de suivre le même chemin : chercher, à travers le monde, les composantes majeures qui font, tout à la fois, les identités et les altérités et comprendre, ainsi, le monde comme « lieu de l’autre », c’est-à-dire aussi comme celui de soi-même à travers les autres.

Cela ne fait-il qu’une énumération de différences ? Cela se peut, ou a pu se faire. Mais les travaux de la géographie québécoise suggèrent aussi que la science géographique ne progresse pas plus dans la nomenclature des diversités que dans l’obsession d’un principe unique, absolu et définitif.

Alors, ces précautions étant bien prises, les singularités de ces hommes et de leurs lieux deviennent la source même de leur intérêt. Nous leur devons l’affirmation de géographies pleines d’ambitions, à la fois anthropologiques et politiques, humaines au sens le plus plein du terme qui est aussi celui des plus grandes promesses. Les travaux qui, en France, ici et là, s’engagent autour de la question de l’habiter, considérée par nous comme construction réciproque des hommes et du monde, sont remplis de cette expérience, géographique, humaine et scientifique. On peut alors analyser, de manière disjointe, l’espace habité, l’habitant et la co-habitation. On peut alors comprendre leurs relations dans cette perspective triangulaire, si évidente aujourd’hui. Résolument, la géographie se pose comme interrogation humaine, comme accès aux autres et à soi-même, par le monde (Lazzarotti, 2006a et b).

Bien sûr, j’ai fait mes choix. Par conviction, mais aussi par raison, il me semble qu’il y a plus à considérer les habitants à travers leur part de liberté que comme des agents déterminés par quelques valeurs, de positions ou autres. Il me semble, encore, que la notion de « Monde » s’accorde mieux que celle de « Terre » avec l’importance du rapport à l’autre, fût-il médiatisé par l’espace habité, fondateur de toute interrogation humaine. L’intention n’est pas ici d’y revenir.

Car, malgré tout, il demeure que les voies ouvertes, qui sont autant de béances découvertes dans les fissures de la science géographique européenne – celle que colmate de moins en moins le jésuitisme rampant du système universitaire dominant et les interdits qui frappent, encore et peut-être plus particulièrement, la technostructure des géographes – invitent à aller de l’avant, quel qu’en soit le prix. Car l’enjeu est aussi celui de la vérité géographique, celle d’une science enfin ouverte aux questions fondamentales qu’elle a les moyens de poser et qui sont celles-là mêmes que soulevaient, parfois avant même que le mot « géographie » fût inventé, les périgètes de l’Antiquité occidentale, grecque et latine.

Que ce soit dans les profondeurs abstraites, déjà-là, ou aux marges des écritures et des rapports aux autres, la géographie, comme étude des hommes à travers le monde, est désormais inscrite comme telle : un projet intellectuel, exigeant et dérangeant, mais aussi tellement stimulant… Un projet scientifique largement ouvert non seulement sur le monde, mais aussi sur d’autres approches : la philosophie, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie, etc., et toutes les autres manières de parler du monde ou, plus exactement, des hommes à travers le monde. Que les inquiets soient bien rassurés : l’ouverture de la géographie aux autres sciences n’est pas sa disparition, mais l’exigence de sa fermeté comme gage de la spécificité de sa pensée.

Et ainsi, qu’est-ce donc que ce « chemin qui marche », un peu l’océan en plein coeur du continent, parfois liquide, parfois solide, mais toujours en route, si ce n’est celui de cette ligne de partage qui définit, dans un même courant, cela même qui différencie et unit ? Qu’est-ce, encore, que ce « chemin qui marche », si ce n’est la voie qui, dans le même courant, tend à faire de la géographie une science de l’habiter ? Qu’est-ce, enfin, que ce « chemin qui marche », si ce n’est, malgré ses tourbillons et turpitudes, une réflexion sur la science géographique comme expérience d’une manière d’habiter, d’être soi-même, soi-même dans le monde, c’est-à-dire parmi les autres ?

Une idée de l’aire du large ? Peut-être.