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Roman à l’architecture en palais des glaces, où toute image en réfracte d’autres, plus ou moins déformées, Luna-Park (1959) propose, comme Roses à crédit (1959), le premier tome du triptyque L’Âge de nylon dont il forme le centre[1], une réflexion sur les répercussions de la modernisation technique de la France, qui s’accélère durant l’après-guerre. Dans une partition découlant d’une interprétation marxiste de l’organisation sociale — mais non schématique dans les oeuvres de fiction d’Elsa Triolet, où des visions crédibles du futur et des éclairs d’imagination percent de plus en plus la diégèse réaliste —, le roman représente des rapports de domination dans lesquels un puissant s’efforce de s’approprier le monde qui l’entoure. Cette entreprise de domination vise autant les biens et les espaces que les personnes, souvent des femmes. Le récit progresse depuis les relations intimes entre des individus jusqu’à la dynamique de classe au sein d’un village puis, dans une éversion politique quelque peu inattendue, d’un empire colonial.

Claudia Bouliane, Luna-Park 1 (2020), Photographie numérique réalisée en Ontario, juillet 2020

Avec l’aimable permission de l’auteure

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Il s’agit d’abord d’une femme, objet évanescent de l’amour désespéré de maints hommes, dont les lettres retrouvées dans la maison qu’elle a vendue meublée ponctuent la narration, ouvrent des brèches sur son existence riche en rebondissements rocambolesques, comme c’est souvent le cas des personnages de Triolet. Pilote d’essai à la retraite, elle abandonne son projet de voyage interplanétaire pour aller constater « la souffrance humiliée de l’homme[2] » (1973 [1959]: 143) dans des pays d’Afrique transformés en vastes champs de bataille par les rois du pétrole, les dominants du capitalisme triomphant. C’est à l’assemblage de ce puzzle biographique aux contours flous que s’adonne le protagoniste du roman, acquéreur de cette demeure hantée par la « présence vivante » (14) de celle qui l’avait aménagée avec soin et qui l’a précipitamment quittée. Galatée aux innombrables facettes » (Perry, 2010), selon qu’on se fie au portrait qu’en dresse le physicien, le journaliste ou l’homme d’État, qui écrivent chacun son nom d’une encre différente mais avec un émoi semblable, Blanche Hauteville se métamorphose au fil de cette correspondance polyphonique. Si la teneur du propos, la tonalité et le style varient, une constante saillit : cet être idéal semble pourvu de tout ce dont une personne peut rêver pour une partenaire amoureuse. Elle se révèle tour à tour séduisante, réfléchie, savante, capable, audacieuse et libre, libre surtout, libre au point de se volatiliser quand on croit la tenir. Cette femme lunaire obsède Justin Merlin, cinéaste en vue qui, au sortir d’un tournage exigeant, fuit Paris à tombeau ouvert et se retrouve dans un village où il achète sur un coup de tête sa maison meublée aux volets fermés. Il tente avec passion de démêler les fils de la trame d’une vie autre que la sienne et une abondance d’indices décuple les pistes conduisant au coeur de l’aventurière d’exception. Cette révélation progressive achève de convertir l’enquête quasi policière en quête amoureuse et artistique pour le célèbre réalisateur. Celui-ci envisage désormais lui aussi de témoigner de son amour pour Blanche, non pas dans une missive éplorée comme ses prédécesseurs, mais dans son prochain film, ainsi qu’il l’annonce à la presse dans le dernier chapitre : dans une manière de documentaire romancé, il pistera la femme qui, comme l’astre auquel elle s’identifie, s’éclipse périodiquement et dont les traces se sont cette fois perdues en Afrique. Celle qu’il n’a connue pratiquement que par les éloges qu’en ont faits les soupirants auxquels elle a cessé de répondre l’occupe alors entièrement et le replonge dans son travail, lui qui ne devait habiter cette résidence que pour quelques semaines de vacances.

Faire d’un lieu un site

Ce roman ironique à plusieurs égards, outre cette structure narrative, retrace par ailleurs la transformation d’un autre objet, lui aussi support de fantasmes pour quantité de gens : une colline boisée qui capte l’attention d’un riche investisseur percevant dans cet espace naturel le potentiel d’un site touristique en tous points supérieur. Le destin de ce lieu constitue l’un des nombreux récits en arrière-plan des découvertes du cinéaste devenu enquêteur au sujet de l’ancienne propriétaire de sa demeure. C’est à partir de ce fil narratif que sera dévidée ici une portion du vertigineux écheveau qui compose le deuxième tome de la trilogie L’Âge de nylon. Le but est de comprendre ce qu’y cristallise le terrain aménagé pour les loisirs modernes, projet dont la faillite en plein essor s’est avérée d’autant plus dure que son envol avait été prodigieux.

Un baron achète le château délabré d’un petit village situé à une centaine de kilomètres de Paris et entreprend de le rénover : « C’était une vraie ruine, ce château, une vraie ruine… Tout le monde se disait, ce n’est pas possible, aucune fortune n’y suffirait. Eh bien, la vieille ruine était en passe de devenir un bijou! » (45) Vite absorbé par son personnage désuet de noble bienfaiteur de sa communauté rurale d’adoption, le baron est saisi d’idées de grandeur et souhaite étendre son royaume, dans un geste conquérant que lui-même présente comme altruiste : « C’était une entreprise d’utilité publique, la fortune pour la contrée tout entière… » (175) L’extension de son domaine et de son emprise sur les gens des environs prend la forme d’un jardin des plaisirs ouvert à tous, moyennant une jolie somme. À la fois camping moderne et parc d’attractions, il inclut tout ce dont on peut rêver pour un lieu de vacances :

Il voyait grand. Le camping là-haut devait donner aux campeurs le maximum de confort. Déjà, ils n’auraient pas besoin de trimbaler avec eux leur tente et tout le bazar, ils trouveraient le matériel sur place. […] Il y avait là-haut une piscine, un parquet de dancing, un tennis, un golf miniature… On pouvait y louer absolument tout, jusqu’au poste de radio.

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Claudia Bouliane, Luna-Park 2 (2020), Photographie numérique réalisée en Ontario, juillet 2020

Avec l’aimable permission de l’auteure

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Les passages consacrés à cet « hôtel en toile » (47), rappelant les Villages Vacances Familles et autres Club Med qui prolifèrent en France dans ces années d’après-guerre, consistent en des séries d’énumérations des merveilles qui s’y amoncèlent. C’est qu’on découvre alors la valeur touristique du pays en reconstruction, dont on vante à l’envi la diversité pittoresque : « Quel pays que la France! On fait trois pas et on tombe sur un paysage si différent qu’on se croirait dans un autre pays, et qui serait pourtant la France, et encore une fois la France. » (42) Ces nouveaux établissements misent autant sur l’attrait de ce charme familier, dont la permanence après le traumatisme récent rassure, que sur l’effort national pour relancer l’économie locale, plutôt que d’encourager d’anciens ennemis ou de visiter des destinations problématiques comme les plages de l’Espagne franquiste.

Leur succès rapide entraîne leur surpopulation, puis leur multiplication, laquelle a pour conséquence leur mise en compétition. Les campings se démarquent les uns des autres par la quantité des attractions qu’ils offrent, mais également par la qualité de leurs « sites » et par celle de leurs aménagements. C’est le cas du camping de Luna-Park, où la nature est reconfigurée en simple panorama marginal, que le baron prévoyait de spectaculariser dans le cadre d’un « Son et Lumière » orchestré par Pathé-Marconi (75), tandis que l’oeil du campeur est d’emblée capté par les installations sanitaires modernes. Naguère pimpantes sous le soleil, elles se sont toutefois précocement détériorées en raison de leur exposition inaccoutumée aux éléments naturels, comme si l’action de ceux-ci n’avait pas été prise en compte : « Les rangées de lavabos en plein air avaient la peinture écaillée et de la rouille partout où cela se pouvait. » (42) L’ambition commerciale de l’aristocrate capitaliste est représentative d’un mouvement d’investissements immobiliers en phase d’intensification durant la période où a été écrit le roman : le désir de nature des masses industrialisées et urbanisées implique paradoxalement sa transformation profonde, que des spécialistes de la question de l’aménagement du territoire à des fins touristiques appellent la « naturbanisation[3] ». L’aspiration au confort matériel et à l’hygiène traverse la trilogie de Triolet. Les romans montrent comment, poussée à l’obsession, elle peut s’avérer nuisible, depuis la monomanie consommatrice de Martine dans Roses à crédit, qui la conduira à sa perte, dévorée vive par la vermine dans la ruine de la cabane qui l’avait vue naître (1967 [1959]), jusqu’à la flamme de Christo pour les automates et les membres bioniques censés améliorer la qualité de vie des gens dans L’Âme, où la tocade technologique mène le jeune garçon à négliger son amie et protectrice qui se meurt du cancer, privée de contacts humains chaleureux (1968 [1963]). Dans le tome central, les conséquences de la modernisation des cadres de vie et des espaces naturels sont de deux ordres : environnementales et socioéconomiques.

La chute d’Icare

La conversion du petit mont planté d’arbres en site panoramique touristique suppose à l’évidence sa déforestation partielle, mais implique aussi un exploit technique : « le manque d’eau empêchait les campeurs d’aller sur les hauteurs, où la vue est splendide et où il y a moins de moustiques… […] Aller sur les hauteurs, c’était le rêve de tout le monde, on en parlait, on en parlait, mais il y avait toujours cette question de l’eau… » (45) Cette opération de canalisation laborieuse et, surtout, coûteuse nécessite l’augmentation des prix pour les vacanciers, puis cause ultimement la faillite du camping et la chute de l’investisseur principal, le baron qui ambitionnait de substituer à l’immémorial environnement naturel les prodiges culturels dernier cri : « J’ai fait établir un devis pour un cinéma à toit ouvrant… J’avais l’intention de créer une bibliothèque […]. Vous imaginez, Monsieur, le centre culturel que cela aurait pu devenir? » (75) Son projet, interrompu tout près de son apogée, aurait culminé en une église, qui aurait constitué un chef-d’oeuvre élevé à la gloire du progrès technique :

Un édifice en ciment armé, ultra-moderne… pourquoi la foi doit-elle rester prisonnière du Moyen Age, esthétiquement parlant? En quoi le gris du ciment est-il moins beau que le gris des pierres? On finira bien par admettre la beauté de ce matériau décrié… […] Mais de ce choc, du contraste entre le site et cette église en ciment armé, Monsieur, saisissant, extraordinaire, il ne pouvait pas ne pas naître un miracle, des miracles!

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Dans les plans mirobolants de celui que Blanche Hauteville surnomme affectueusement « le baron de Münchhausen », le matériel domine sans contredit le spirituel, ce qui déplace le « miracle » du côté de la prouesse ingénierique. Il n’est donc pas étonnant que le mythe d’Icare surplombe tout le roman, liant au moyen non de cire d’abeille mais d’une plume étourdissante de polysémie les destins du seigneur retiré devenu promoteur immobilier et de la pilote d’essai retraitée maintenant tentée par l’aventure interstellaire : « Blanche avait donc en elle assez de folie pour imiter celle d’Icare? De nos jours, Icare était femme et c’était très bien ainsi. » (66) L’allégorie mythologique influe sur la narration jusqu’à la fin du récit, où Justin analyse une lettre nébuleuse, décrivant le fameux tableau de Brueghel l’Ancien, La Chute d’Icare, signée de la main même de la femme qui semble envahir tous les aspects de sa vie, la bien nommée Hauteville (144). La conquête des cieux de cette dernière, de la stratosphère en avion à la mésosphère en fusée, fait ainsi écho au déploiement spatial du baron, grâce à l’adduction de l’eau par un complexe réseau de tuyaux jusqu’à son jardin des délices estivaux : toujours plus haut. Le mythe d’Icare est prédominant dans les épisodes qui touchent au camping. La division de l’espace y fait même référence : un dédale de routes goudronnées s’élève jusqu’à un promontoire ensoleillé, ainsi que Justin en fait l’expérience : « Il […] retrouvait [l’auberge] au vrai sens de ce mot, car plusieurs fois il s’était trompé de direction à cause de toutes ces routes neuves, pareilles » (44); « [c]’était un véritable labyrinthe » (72); « [l]e soleil devenait de plus en plus chaud, comme si en montant Justin s’en rapprochait réellement. » (41)

Mais l’hôtel de toile qui trône au sommet n’est déjà plus qu’une ruine au moment où le protagoniste en fait la découverte, quelques années à peine après son élévation, et ce, alors même que le baron providentiel prétendait qu’il enrichirait la région, à l’instar des nombreux promoteurs de stations balnéaires de l’époque, qui échafaudent des projets d’une envergure de plus en plus colossale et à la rentabilité toujours moins probable[4]. Sa banqueroute signifie également celle de « centaines de petites gens » (49) des environs, victimes de la « vaste escroquerie » (72) d’une société anonyme l’ayant assisté dans la récolte des capitaux : « Les petits commerçants allongeaient leurs sous et devenaient actionnaires d’une affaire déjà morte… » (49) La démesure entrepreneuriale et technologique finit par avoir raison de ceux dont la condition était au départ déjà modeste; les rêves de grandeur des puissants accablent ces « petits ». Et l’homme à l’origine du projet est lui-même floué par ses partenaires à qui il n’a servi que de prête-nom. Au terme du récit, Justin comprend que le baron désargenté, qui a perdu son château rénové, puis hypothéqué pour sa chimère, est désormais « positivement un clochard » (113) et qu’il squatte ironiquement son camping désolé.

« Tout cela était immense et entièrement abandonné »

Claudia Bouliane, Luna-Park 3 (2020), Photographie numérique réalisée en Ontario, juillet 2020

Avec l’aimable permission de l’auteure

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La ruine financière du baron a des répercussions rapides et concrètes, telles que la ruine immobilière du projet de camping tout-inclus, laquelle avait déjà causé la ruine environnementale d’une région choisie pour ses attraits naturels et pittoresques. Poussée brusquement dans la modernité avec sa colonisation interne, puis laissée tout aussi brutalement à son sort une fois le projet échoué, la zone se trouve non seulement abîmée par le déboisement initial, mais surtout gangrénée par les vestiges de l’entreprise, vaste monument mortuaire de son échec, comme un rappel persistant de l’impossibilité pour certains types d’espace et pour les gens qui y habitent de survivre au progrès technique : « Tout cela était macabre, macabre. » (72) C’est dans cet état que la découvre Justin Merlin alors qu’il passe lui-même ses vacances dans une manière de tout-inclus, maison meublée, entretenue par une voisine et remplie de livres ainsi que d’une abondante correspondance privée qui stimulent sa créativité en lui fournissant des idées de films. Revigoré par les environs bucoliques, il s’adonne également à la randonnée. Il étend son rayonnement à bord de sa DS blanche, allusion voilée à l’ancienne propriétaire de sa demeure, la « déesse » Blanche Hauteville, avide d’ascensions vertigineuses comme de vitesse. C’est lors de l’une de ces équipées qu’il aborde le paysage lunaire du « Camping du Cheval Mort ». Ce nom « macabre », qui s’est imposé par l’usage en remplacement du plus traditionnel quoique tout aussi équestre « Aux trois chevaliers du Roi » (47), revient à plusieurs reprises dans le texte alors qu’il est question de moyens de transport modernes, comme pour marquer, là aussi, le passage d’un état de société à un autre, de l’exploitation agricole de la nature à la domination technologique de l’environnement terrestre, puis, bientôt, de l’espace intersidéral. Est ainsi associée aux montures la fusée dans laquelle Blanche planifie d’atteindre avec une équipe d’astrophysiciens la Lune, un objectif dont certains correspondants se moquent gentiment tout en en reconnaissant la faisabilité :

Je vous entends chantonner comme vous le faites souvent pour me taquiner :
Il attendait son carrosse,
Il attendait ses chevaux…
La fusée de Madame est avancée!

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Un même rapprochement est fait, dans les dernières pages, dystopiques, du récit, avec les fantomatiques camions de livraison se conduisant automatiquement — préfiguration étonnamment juste des véhicules autonomes actuels —, qui bloquent la voie à Justin, en fuite effrénée, cette fois en sens inverse de celle de l’incipit, vers « le nouveau Paris » en pleine réfection fictive : « Ils marchaient seuls! Justin sortit la tête par la portière… Il aimait encore mieux le galop des chevaux morts! » (170)

Or il n’est pas que ces animaux domestiqués qui rencontrent pour la plupart leur fin abrupte dans ce contexte de modernisation de la France : les installations touristiques construites en hâte à la suite de la récente instauration des congés payés ont une durée d’exploitation limitée, quelques années à peine parfois. Ces espaces de loisirs sont conçus de manière à se conserver longtemps, mais se détériorent rapidement, comme tant de parcs d’attractions et fêtes foraines communément désignés dans un certain langage populaire comme des « Luna Park », d’après le modèle américain transposé à Paris par Gaston Akoun, un producteur de spectacles d’envergure tournants, dont le plus connu est A Street in Cairo (1893), qui offrait dès la fin du XIXe siècle le tourisme à domicile. Y était recréé, au moyen de carton-pâte et de bois compressé, le décor d’une ville égyptienne. Le spectacle circulait et était monté dans les grandes capitales du monde. Au XXe siècle, les attractions de ce genre sont produites de plus en plus facilement grâce à la modernité technique, en particulier grâce à la création de matériaux révolutionnaires, sur lesquels se focalise la narration matérialiste historique de L’Âge de nylon. La clef de ce miracle : le plastique, nouveauté technologique de cette époque d’après-guerre où le formica et le polyester, pour n’évoquer que ces deux dérivés, envahissent le marché et changent durablement la texture de la France. Le plastique, reconnu pour son faible coût de production ainsi que pour sa malléabilité, se décline en plusieurs matériaux lesquels composent l’essentiel des installations garantissant le confort et l’hygiène à prix compétitifs. Et c’est cet aspect qui importe le plus pour l’industrie naissante du tourisme français, où aux engouements subits responsables de surpopulation tels qu’évoqués plus haut font pendant des désaffections soudaines. Au fur et à mesure du développement du territoire, des auberges, campings, complexes hôteliers, parcs d’attractions et restaurants se délabrent le long des autoroutes des vacances. Leurs ruines de plastique pullulent en France comme ailleurs, au point de devenir, dans l’imaginaire collectif, un trope de civilisation déchue[5].

Lors de l’une de ses sorties d’exploration du pays bucolique qui entoure sa résidence de repos, Justin s’arrête par hasard dans une « auberge de grand genre » (39) guère fréquentée hors saison et sise au pied d’une petite éminence qu’il décide de parcourir avant de déjeuner. Il monte « depuis une heure » (41) sur une « route neuve » de « goudron luisant, noir » (40), dont on peut supposer qu’il s’agit en fait de bitume, matériau fabriqué notamment à partir de pétrole et qui supplante ce dérivé du charbon depuis les années 1950 en Europe. Progressant au gré des écriteaux annonçant un mystérieux « Camping du Cheval Mort », il tombe sur un petit kiosque à la forme ancienne mais au matériau récent :

On dirait un kiosque de publicité, un petit pavillon d’Exposition… Qu’est-ce que c’était? Un objet usuel agrandi démesurément, quelque chose comme un sabot ou un fer à repasser. En quoi était-ce fait? En papier mâché? En matière plastique? Neuves, les couleurs avaient peut-être été vives, mais maintenant cela faisait sale, passé. De petites fenêtres avec de petits rideaux… Quels êtres de dessins animés pouvaient bien habiter l’étrange et vilaine petite maison?

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Cet éclat de disneylandisation[6] en plein coeur d’une forêt de la province française pose question, ainsi que le met en évidence la narration. D’autant plus qu’il est en fait le premier exemplaire d’une série de kiosques du même genre aux formes différentes : « Tous étaient faits en quelque matière plastique et ressemblaient à des chalets de nécessité conçus par un esprit déséquilibré. » (73) Et, une fois dépassé ce secteur demeuré peu développé, ce sont les équipements sanitaires que le promeneur aperçoit dès son arrivée sur le plateau dégagé, où les vestiges du camping se font les plus denses : « Le vent faisait battre les portes des w.-c. jumelés, accolés par dizaine, un vrai ballet! » (42) Au cours de sa visite ultérieure du site, à la nuit noire, il se rapproche de ces cabinets en plein air, symboles du triomphe de l’hygiène moderne sur la nature, ironiquement rouillés et souillés : « Les rangées des w.-c. aux portes béantes, battantes, sentaient mauvais et dégoûtèrent Justin encore un peu plus de cet Eldorado manqué. » (72)

Cette chute scatologique trouve un écho dans une lettre que Blanche a envoyée à son mari avant de disparaître au cours d’une mission en Afrique. La missive ne parvient pas à son destinataire et retourne à son point d’origine, soit entre les mains de Justin, qui a déjà lu une partie de la correspondance que l’aviatrice avait abandonnée dans un secrétaire de sa maison. La femme s’exprime en termes obscurs au sujet de ses périples à venir, d’abord celui qui devrait la conduire « dans la Lune » (63) avec une équipe de cosmonautes russes, puis celui qui la pousse sur les traces de « la Compagnie du Pétrole » (132) prospectant agressivement le territoire français, en métropole comme dans les colonies. Dans les dernières lignes que cette grande épistolière écrit à son époux au moment de son départ vers l’Algérie, elle se montre très agitée et acerbe, recourant à l’allégorie du parc d’attractions déserté pour signifier le rêve brisé, ainsi que le font d’ailleurs aussi certains de ses correspondants catastrophés de voir leur amour pour elle déçu : « [I]l m’est promis un voyage dans un Luna-Park encore sans visiteurs, je vis déjà à moitié dans la réalité des astres et de l’infini, et voilà que je glisse sur une merde. » (142) Les promesses de bienfaits que le progrès apporterait, encore célébrées dans Roses à crédit, s’affaissent lamentablement dans Luna-Park, tandis que L’Âme clôt le triptyque en proposant de revenir aux fondamentaux de l’humanité : l’amour, l’amitié, la solidarité. Suivant ce déroulement, qui coïncide dans une certaine mesure avec l’évolution historique, si les roses génétiquement modifiées de Daniel Donnelle poussent à crédit et sur le fumier dans le tome qui ouvre le cycle de L’Âge de nylon, les petits kiosques et autres installations colorées du Camping du Cheval Mort, qui symbolisent la modernité technique dans Luna-Park, poussent vers la faillite les mégalomanes qui croient pouvoir modeler un monde souriant en matières plastiques, lesquelles ne sont pas dotées des propriétés régénératrices des matières fécales. Les déchets permanents que constituent les ruines de plastique polluent le décor en aval de leur utilisation, mais, plus encore, en amont, leur production sérielle procède d’une destruction à l’échelle mondiale : les ravages environnementaux, financiers et politiques causés par l’exploitation du pétrole.

Un « Eldorado manqué[7] »

La narration de Luna-Park, comme celle des autres tomes de la trilogie, précise presque systématiquement la matière dans laquelle les objets sont fabriqués. Justin Merlin, inspectant plus avant les ruines du Camping du Cheval Mort[8], pénètre dans un édifice décrépit qui servait encore de bar peu de temps auparavant : « Arrêté sur le seuil, il regardait la désolation poussiéreuse, toute de matière plastique… » (43) Les ruines de plastique rebutent Justin, qui les associe à des corps mutilés : « On avait essayé d’arracher le tapis en Gerflex, laissant ici et là comme des morceaux d’une peau sale sur de la chair blessée, dégoûtante. » (43) Cette comparaison inusitée, de plus en plus fréquente dans le roman, ne peut manquer d’évoquer les tortures des victimes du conflit pétrolier franco-algérien qui sévit depuis le début des années 1950, des premiers forages français en sous-sol saharien à l’éclatement de la guerre en 1954.

Roman Mikhailiuk, Bottles in the reservoir mountain (2017), Photographie numérique réalisée dans les Carpathes le 24 mars 2017

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C’est cette question de l’accaparement de l’or noir, qui se trouve en fait au coeur du livre d’Elsa Triolet, sous couvert de roman d’amour épistolaire et de récit d’aventures interplanétaires : plus Justin Merlin s’enfonce dans son enquête sur le passé et les projets de l’énigmatique Blanche Hauteville, plus il s’attarde au déchiffrement de sa correspondance absconse et lyrique, plus le thème de la colonie ravagée pour son pétrole prend de place dans le récit. Non seulement son esprit est-il obnubilé par la mission algérienne de l’aviatrice justicière, mais la réalité de l’exploitation pétrolière et ses conséquences sociopolitiques se rapprochent de son confort domestique, de son meublé tout-inclus acquis sur un coup de tête. Dès les premières pages, il est mentionné que le décor rural enjolivant le pourtour de la demeure où le cinéaste se terre a pour contrepoint une manufacture de cette « matière plastique » à la présence envahissante dans l’environnement du roman : « De l’autre côté du village, derrière les champs, loin, on voyait des cheminées d’usine. Les hommes du village y travaillaient, ils partaient très tôt le matin, en vélo ou scooter. » (11) Les répercussions de la domination pétrolière sur le territoire français ne se limitent toutefois pas à cette installation industrielle qui défigure le paysage, celle-ci mine par ailleurs la communauté agricole, dont la sociabilité a complètement disparu : « Les cheminées fumaient, sans quoi on aurait pu croire le village déserté, mort : c’était l’heure de la soupe. » (64) Les deux adjectifs reviennent constamment dans le roman, le premier pointant vers le désert éloigné dont on tire le pétrole, lequel entraîne ironiquement la désertification figurée des campagnes françaises, le second, vers le résultat de ces deux phénomènes : la mort d’une certaine culture, d’un mode de vie, mais surtout de gens réels, ces Algériens que la femme au coeur de L’Âme soutient activement dans leur lutte de libération.

Ces conséquences funestes, le riche artiste fuyant ses responsabilités aurait pu les ignorer. Mais ce mouvement de « colonialisme intérieur », dont Kristin Ross démontre judicieusement l’étendue dans la France des Trente Glorieuses (1996), sévit dans son propre jardin dès lors lui aussi « ruiné » (Triolet, 1973 [1959]: 133). Des agents en uniforme dynamitent son terrain et ses environs à la recherche de précieux gisements. Et, comme une nappe de pétrole, ce processus de prospection s’étend aux champs des agriculteurs voisins de sa maison. Dans une scène rattachée au « réalisme fantastique » de Triolet, qu’on serait maintenant tenté de qualifier de « prophétique », le réalisateur se trouve aux prises avec des envahisseurs tout-puissants, des « gangsters » (136) d’une société anonyme, la même vraisemblablement qui a contribué à la réunion des capitaux pour le projet de camping tout-inclus et « confort maximal » devenu ruine de plastique. À l’issue de cet épisode, alors qu’il constate les dégâts, des bribes de souvenirs reviennent à Justin, débris d’une autre vie déchirée entre un « Stalag… » et « un cimetière militaire tout frais… » : « Un paysage de guerre. » (133)

C’est en effet une guerre civile qui, depuis le début du roman, se fomente aux alentours de sa douillette demeure provinciale. La narration signale à quelques reprises des tensions entre les résidents du village. D’un côté, les « messieurs-dames du château » craignent

tous les ouvriers qui travaill[ent] à l’usine, sauf les paysans de la grosse ferme, mais ici les ouvriers agricoles ne sont pas plus commodes que les ouvriers d’usine. Le châtelain [est] le président du Conseil d’administration de l’usine.

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Le conflit de classe est ici exposé suivant un schéma de domination féodale potiche, où le noble du bourg, le baron, vend son nom insolvable mais rassurant à une société anonyme qui désire conquérir le territoire ayant appartenu à sa famille : simple passation de pouvoir sur le fief. De l’autre côté, l’asservissement des travailleurs va croissant et attise leur sentiment d’indignation : « Il y a des choses qui ne tournent pas rond, à l’usine, des histoires de sécurité. L’autre semaine, on avait encore emmené à l’hôpital un gosse de seize ans avec la main coupée au ras du poignet. » (18) Mais dans la société capitaliste que Luna-Park dépeint, sortir de la poigne d’une franchise impérialiste force à se jeter dans les bras tendus d’une autre, peut-être la même.

Roman Mikhailiuk, Bottles in the reservoir mountain (2017), Photographie numérique réalisée dans les Carpathes le 24 mars 2017

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D’abord abusée par l’usine de matière plastique, puis arnaquée par des promoteurs touristiques, la communauté rurale fait ensuite face à l’exploitation de prospecteurs pétroliers — tous appartenant à une société anonyme, « toujours des Sociétés anonymes », explique sa femme d’entretien à Justin peu après son arrivée (18). C’est à l’occasion de cet affrontement pour le sol qu’ils ont cultivé que les agriculteurs s’arment et se soulèvent dans une reconstitution grotesque de révolte de sans-culottes, dont l’exagération esthétique est commune à certaines scènes de luttes armées populaires dans Week-end et La Chinoise, deux films de Jean-Luc Godard parus en 1967, que Justin Merlin aurait pu réaliser en 1959 : « Au premier plan, un groupe compact de ces mêmes gaillards bottés qui avaient saccagé le jardin, se tenait d’un côté du champ; en face, déployés en rang, des paysans armés de fourches… » (135); « Ces silhouettes à sabots, les piques des fourches, une véritable scène de révolte paysanne… » (136) Le rapprochement avec les bouillonnements politiques de la fin du XVIIIe siècle est renforcé par la mention comique du buste de Diderot dont s’est muni le protagoniste au son des cris approchants, idole brandie dans un geste impuissant. L’effigie de l’écrivain des Lumières s’opposant à la propriété capitaliste et à la colonisation qui en découle achève de politiser les vacances en province du cinéaste parisien.

Sur un autre plan narratif, la correspondance de Blanche Hauteville, que Justin Merlin, convaincu de tenir son prochain film, n’a plus de scrupule à parcourir, raconte son engagement politique dans une narration diffractée et imagée selon les lubies des épistoliers. La pilote audacieuse se détourne subitement d’un projet de mission lunaire qui l’enchantait pour traquer les pétroliers « dans les parages où le désert vient lécher les frontières de la Libye et de la Tunisie… Dans le désert où naviguent les nomades, des tribus secouées par la guerre, dans le sable sans frontière. » (143) L’Algérie n’est jamais désignée clairement dans ce roman où le nom a pourtant un rôle si important, prédestinateur : « [E]st-ce le nom qui suit le destin de celui qui le porte ou est-ce le destin qui s’arrange pour suivre un nom? » (66) Le sort de la colonie en voie de libération pèse spécialement sur l’intrigue du troisième tome de L’Âge de nylon, L’Âme, dans lequel les personnages évoluent au sein d’un réseau d’aide au mouvement indépendantiste algérien, cette fois nommé en toutes lettres. Si ce dernier roman contient davantage d’espoir en ce qu’il peint le tableau (animé) d’une communauté positive s’aimant et s’entraidant, Luna-Park se concentre sur l’angoisse suscitée par la mainmise de sociétés anonymes sur les biens et le labeur de millions de « petites gens ». La trame parallèle de l’aviatrice en déroute permet d’envisager à l’échelle internationale la dynamique de domination à l’oeuvre dans le village. Sa correspondance révèle dans un premier temps, au moyen d’indices aisés à colliger, que Blanche a pris part aux manifestations anticolonialistes de 1958 à Paris; dans un second temps, elle expose son intention de rendre compte des « olympiques des souffrances » (142), expression ironique employée entre guillemets dans la seule lettre signée par Blanche. Elle évoque par là le retournement négatif de l’esprit des jeux, dont la vertu pacificatrice avait été exaltée en 1948, durant la première édition des rencontres internationales depuis celle de Berlin en 1936. Les pays ayant composé la Triple-Alliance continuent malgré tout d’exercer leur contrôle sur leurs colonies et n’hésitent pas à faire usage de violence pour maintenir leurs empires. Tous prétendent être l’Olympe moderne et leurs capitalistes, des demi-dieux aux noms inconnus. Blanche Hauteville veut plus que tout démasquer ses concitoyens qui sont responsables de tant de misère au nom de la France, ces « tortionnaires » qu’elle dit ne pas pouvoir discerner en dehors de leurs fonctions, tant ils ressemblent au Français moyen, à tout un chacun, au tout-venant vacancier dans un tout-inclus :

Ils doivent avoir des visages. J’essaie de les reconnaître dans la rue. Mais ils ne sont pas marqués au front. […] Ils mangent, se lavent, vont au théâtre, achètent des timbres-poste… Il y en a sûrement qui ont sauvé une petite fille qui se noyait pendant une baignade, en villégiature.Ils vont en villégiature. 

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Du camping au champ de bataille

Luna-Park entremêle trois trames narratives principales : d’abord, l’hybris d’un ploutocrate qui a misé sa fortune sur un cheval mort et qui se clochardise au terme d’une association frauduleuse avec une société anonyme d’exploitation touristique; ensuite, l’éveil de conscience d’un touriste qui se dégage de l’emprise enveloppante du tout-inclus et qui découvre le désastre environnemental et social qu’elle engendre; enfin, la radicalisation anticapitaliste d’une femme qui sacrifie son destin d’héroïne de la conquête spatiale au profit de la lutte anticoloniale.

La description détaillée des ruines du Camping du Cheval Mort au moment où Justin Merlin les visite dans la première partie du roman agrège déjà plusieurs des éléments nodaux structurant cette narration complexe. D’une part, maints passages renvoient à deux guerres vécues bien différemment par la France, l’une récente, l’autre contemporaine, soit l’occupation militaire du territoire français et la colonisation, mélangeant ainsi mauvais souvenirs et mauvaise conscience : « Arrivé aux tentes marron, surplus de l’armée américaine, vastes dortoirs sinistres, Justin éprouva même comme un vague malaise. » (43) Et plus loin :

On dirait un bivouac abandonné de ses guerriers en fuite ou, peut-être, anéantis… On dirait des tombes anciennes que les archéologues viennent fouiller pour y chercher des civilisations mortes… On dirait un camp déserté pour une raison mystérieuse, l’exode, une épidémie…

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Cette litanie de suppositions entraîne la lecture dans le flot de pensées du cinéaste, lui-même profondément marqué par la guerre, qui s’émeut de plus en plus des iniquités économiques et politiques sévissant autour de lui et jusque dans sa cour, que la société anonyme prospecte en quête de pétrole. Le maître d’hôtel de l’auberge à proximité du camping, où retourne Justin à quelques reprises pour se renseigner sur la transformation des lieux, lui fournit des détails qui alimentent l’imaginaire guerrier déployé dans le récit : « D’abord l’administrateur du camping… on ne sait où ils sont allés le chercher, c’était plutôt un capo de camps allemands que le gérant d’un endroit pour le plaisir de gens chics. » (48)

Le lien établi ici comme ailleurs dans le texte entre les espaces de vacances estivales et les installations militaires préfigure le champ de bataille que deviendra la contrée environnante, offerte en pâture aux prospecteurs après l’échec de son développement en site touristique. Cette comparaison récurrente rend claire l’ironie critique à l’oeuvre dans la construction du roman, où l’entreprise de démocratisation de l’accès aux loisirs et aux biens de consommation cache mal la domination financière et territoriale du peuple par une élite d’oligarques sans nom ni visage. Des individus héroïques qui se donnent pour mission de les démasquer et de les confronter risquent, en approchant ces industriels de trop près, de voir brûler leurs ailes artisanales, comme Blanche elle-même y allude, donnant cette fois au mythe un accent politico-tragique plutôt qu’une tournure environnementaliste comme précédemment : « Peut-être serai-je le pauvre petit Icare qui tombe et disparaît dans l’eau ou le sable, parmi l’indifférence générale… » (143)

Le mécanisme de la conquête du territoire par les puissants capitalistes dénoncé dans ce roman prend une force allégorique lorsqu’il est appliqué à la conquête spatiale, celle de la Lune en particulier, qu’un regroupement international basé en U.R.S.S. s’apprête à transformer en une « nouvelle planète humanisée » (62). Tout espace, désormais, ou bien menace ruine (de plastique) ou bien pourrait se retrouver bientôt luna-parkisé :

[L]e monde n’est plus qu’un Luna-Park dans l’espace infini, avec les carrousels des planètes, les tirs des comètes, les étoiles qui se télescopent, les montagnes russes des montées et descentes vertigineuses…

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Il demeure néanmoins quelques lueurs d’espoir qui éclairent Luna-Park. Le récit se clôt, mais l’action révolutionnaire s’y poursuit tandis que l’usine est en proie aux flammes, sans que la cause de l’incendie soit précisée. Il serait possible d’en tirer l’interprétation d’une finale incitant à la révolte, de manière semblable à celle de Germinal. Surtout, l’influent cinéaste Justin Merlin veut diffuser aux masses populaires le message de Blanche Hauteville afin de déclencher l’indignation quant aux actions malfaisantes des dominants et au danger qu’elles constituent : « Ils sont là où il y a la guerre. Là où il y a la guerre, il y a toujours la souffrance humiliée de l’homme. Le sang appelle le sang et c’est le triomphe du plus fort. » (143)