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Depuis quelques années, Facebook a mis en place, puis élargi[1], une fonctionnalité permettant à une personne y possédant un compte de télécharger en quelques clics l’ensemble des données qu’elle a générées depuis son inscription, en alimentant son profil et à travers ses actions et interactions, sous la forme d’un « méga-bio-data-fichier[2] ». Enclencher la procédure est relativement simple et l’onglet pour le faire est facile d’accès (il s’agit du troisième onglet sous la rubrique « Paramètres »), mais le téléchargement ne s’effectue pas instantanément : la préparation du méga-bio-data-fichier peut prendre plusieurs minutes, selon l’ampleur des données de fréquentation de l’usager qui souhaite télécharger son historique complet[3]. On a pu observer, depuis le début de 2018, une recrudescence d’intérêt pour cette fonctionnalité, notamment en raison du scandale de partage de données lié à la firme de recherche Cambridge Analytica[4]. Curieuses du résultat que pourrait produire cette opération, plusieurs journalistes et chroniqueuses de l’actualité technologique se sont prêtées au jeu; Katie Day Good, de Slate, a poussé la démarche jusqu’à imprimer le volumineux fichier, qui a pris la forme d’une pile imposante de 2723 pages (2019).

Fabrice Masson-Goulet, Anamnèse (2018), Image publicitaire pour l'exposition à la galerie Popop, Image numérique | 1197 x 798 px

©Galerie Popop

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Le résultat massif de la démarche de Good pourrait être considéré comme une forme autobiographique involontaire. De fait, certains artistes ont, par le passé, exploité leurs propres données mises en ligne sur des médias sociaux ou celles d’autrui afin de confectionner des « objets littéraires » que l’on pourrait qualifier de romanesques. Par exemple, en 2014, Addie Wagenknecht a téléchargé l’intégralité du contenu de sa page Livejournal publié entre juin 2004 et avril 2005. Une erreur s’est produite lors du téléchargement de ses données, et elle a choisi de publier la version « corrompue » de cette opération sous forme de livre dans la collection « In My Computer » chez Link Editions. Le résultat, paru sous le titre évocateur de Technological Selection of Fate, est fragmentaire, bigarré et difficile à lire en raison de la taille réduite du texte. Il réifie en quelque sorte le travail de remémoration; les souvenirs vieux d’une dizaine d’années surgissant également à la surface de la conscience sous forme de bribes disparates, incomplètes et défaillantes. L’année suivante, chez le même éditeur, Florian Freier publie une portion de son projet Profile Page (2015), où il juxtapose, en une double page et sur le mode de l’iconotextualité de coprésence[5], une photographie d’une chambre de résidence étudiante en Allemagne et la page d’accueil du profil Facebook de l’habitant de cette même chambre; l’opération de lecture prescrite par ce rapprochement livresque consiste à chercher les similarités entre les informations affichées sur les « murs » des profils et celles sur ceux des chambres de leurs détenteurs. Finalement, en 2014, Cory Arcangel a publié chez Penguin Books le livre Working On My Novel, composé d’une sélection de tweets où des aspirants-écrivains déclaraient à leurs abonnés qu’ils étaient actuellement en train de travailler à l’écriture de leur roman (bien que, dans les faits, ces gens semblaient surtout occupés à utiliser Twitter[6]).

Ces trois projets, que l’on classerait davantage dans la catégorie de la littérature expérimentale que dans celle du roman classique, démontrent tout de même qu’il y a en quelque sorte « matière à lire » sur les médias sociaux, qu’un agencement particulier du contenu que l’on peut y trouver permettrait d’en faire l’objet d’un projet littéraire. Il faut cependant remarquer que, si les projets évoqués ci-dessus ne font pas un usage intégral du contenu à leur disposition sur les médias sociaux — Wagenknecht ayant choisi de maintenir les conséquences du glitch encouru dans le téléchargement de sa page Livejournal, Freier se limitant aux sommet et seuil du profil Facebook des utilisateurs retenus pour son projet et Arcangel ayant effectué une sélection parmi tous les tweets recueillis sous le mot-clic #workingonmynovel —, aucun de ces artistes n’a poussé l’appropriation de ce matériau jusqu’à en modifier l’apparence ou à en agencer la sélection dans un ordre engendrant une forme de narrativité délibérée. Or, comme nous le verrons, le méga-bio-data-fichier de Facebook ainsi que l’impulsion qu’il provoque de consulter et de retracer ses propres archives socionumériques ouvrent, pour leur part, la voie à une réappropriation littéraire de son contenu.

Que penser de son activité Facebook, et comment la penser?

Que penser de la nature exacte de ce méga-bio-data-fichier « gracieusement offert » par Facebook à partir de ce qu’on y a déversé? Plusieurs réponses sont envisageables. Dans son article « Des techniques de soi ambivalentes », Alexandre Coutant tente d’appliquer aux médias socionumériques les outils analytiques proposés par Michel Foucault à propos des « arts de soi-même » afin de déterminer dans quelle catégorie il serait possible de classer l’activité d’un usager de ces plateformes. Il commence par mentionner le cas de l’hypomnemata :

[O]n y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées.

Foucault, 2001 [1983]: 1237, cité dans Coutant, 2011: 54

Coutant poursuit en expliquant en quoi cette description pourrait correspondre à certains égards à un profil Facebook :

La vocation des techniques de soi à « amasser des contenus disparates pour en faire une unité » […] ne peut manquer non plus d’évoquer les profils des utilisateurs, amassant statuts, liens, vidéos, photos, tests, affirmation de goûts dans multiples domaines pour constituer une présentation de soi fine. On retrouve sur les réseaux socionumériques la même narration de soi permettant de s’approprier ces contenus disparates pour les transformer « en forces et en sang », en corps de notre identité : « le rôle de l’écriture est de constituer, avec tout ce que la lecture a constitué, un “corps”. »

Coutant, 2011: 54, l’auteur cite Foucault, 2001 [1983]: 1241

Or, plus loin dans son texte, Coutant explique que toutes les interpellations et suggestions à l’attention des usagers des médias socionumériques entraîneraient une sursollicitation nuisible, voire nocive. Il compare alors ces plateformes à la stultitia, citant de nouveau Foucault :

La stultitia se définit par l’agitation de l’esprit, l’instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés, et par conséquent la fragilité devant tous les événements qui peuvent se produire; elle se caractérise aussi par le fait qu’elle tourne l’esprit vers l’avenir, le rend curieux de nouveautés et l’empêche de se donner un point fixe dans la possession d’une vérité acquise.

Foucault 2001 [1983]: 1239, cité dans Coutant, 2011: 55

Ce faisant, comme le précise Coutant, l’effet pourrait-on dire « stultitiant » des médias sociaux empêcherait de faire de ceux-ci un dépositaire d’informations à partir desquelles opérer une réelle technique de soi constructive, dont il fournit la description suivante :

Les techniques de soi se donnent pour objectif une meilleure administration de soi, passant notamment par la capacitation à effectuer une sélection des faits vécus dignes d’intérêt. Elles reflètent des visions plus ou moins rationalisantes du sujet, des inclinaisons morales diverses et des conceptions plus ou moins immanentistes du soi selon les périodes. Il n’en demeure pas moins que, dans tous les cas, elles visent à donner au sujet un recul réflexif sur lui-même et à lui procurer la capacité d’évaluer et sélectionner des éléments de son expérience.

Coutant, 2011: 55

Nonobstant l’usage prescriptif inscrit à même les modalités d’interaction et d’interactivité proposées par Facebook, qui cherche à nous faire agir autant que possible sur et à travers son site afin d’alimenter sa collecte d’informations, l’option de télécharger l’historique de son activité et de le consulter à l’extérieur du site offre une ressource considérable pour mettre en oeuvre les techniques de soi mentionnées par Coutant. C’est ce qu’a choisi de faire Fabrice Masson-Goulet, suivant une démarche qui tient à la fois de la réappropriation et de la destruction, de l’art conceptuel et de la performance in situ, de l’action directe et de l’écriture incréative, une anamnèse pour le moins atypique.

Présentation de l’artiste incomplet et de sa démarche

Fabrice Masson-Goulet se définit lui-même, sur sa page Facebook, comme un « artiste incomplet ». Cette autodésignation inusitée fait autant référence à son statut financier et professionnel précaire — le plaçant dans une situation de « compromis temporel » (Heinich, 2000: 47) face à sa pratique artistique —, qu’à une blague pour initiés renvoyant à l’époque où la limite imposée de 5000 amis Facebook contraignait certaines personnalités publiques à ajouter la mention « complet » à leur nom afin de limiter le nombre de demandes d’amitié virtuelle.

Masson-Goulet utilise parfois Facebook pour solliciter les contributions d’autrui dans le cadre de ses projets[7] et publie de la poésie (notamment la suite « l’autoconservation ») sur un compte Instagram. En ce sens, sa démarche est résolument celle de « l’écranvain », que Gilles Bonnet définit comme « l’auteur qui ne se contentera pas d’une représentation et d’une médiation de soi grâce aux technologies numériques, mais qui les investira comme un véritable environnement doté de ses contraintes et potentialités spécifiques. » (2017: 8)

Avant de passer à la description et à l’analyse du projet Anamnèse (2018-en cours), il est important de préciser que Masson-Goulet se réclame du travail de Kenneth Goldsmith, poète américain polémique, notamment connu et reconnu pour sa pratique de l’uncreative writing — que je propose de traduire par « écriture incréative »  qui consiste en ceci :

In 1969 the conceptual artist Douglas Huebler wrote, “The world is full of objects, more or less interesting; I do not wish to add any more.” I’ve come to embrace Huebler’s ideas, though it might be retooled as “The world is full of texts, more or less interesting; I do not wish to add any more.” It seems an appropriate response to a new condition in writing today: faced with an unprecedented amount of available text, the problem is not needing to write more of it; instead, we must learn to negotiate the vast quantity that exists.

Goldsmith, 2011: 1

The previous forms of borrowing in literature, collage and pastiche — taking a word from here, a sentence from there — were partially developed based on the amount of labor involved. Having to manually retype or hand-copy an entire book on a typewriter is one thing; cutting and pasting an entire book with three keystrokes — select all / copy / paste — is another.

3

Having moved from the traditional position of being solely generative entities to information managers with organizational capacities, writers are potentially poised to assume the tasks once thought to belong only to programmers, database minders, and librarians, thus blurring the distinction between archivists, writers, producers, and consumers.

28

In uncreative writing, new meaning is created by repurposing preexisting texts.

35

Ainsi, l’écriture incréative substitue à l’invention de nouveaux textes la reproduction de textes préexistants, qui peuvent maintenant être puisés dans des archives d’une taille démesurée. On se plaît souvent à dire que « the Internet is Forever »; de fait, pratiquement tout ce qui se trouve ou s’est déjà trouvé sur le Web est consultable, au moins en partie. Il est à cet effet significatif que la Wayback Machine, qui permet d’accéder à des captures d’écran de sites actuellement indisponibles, soit accessible à l’adresse archive.org, altérant de manière profonde le statut de l’archive à l’ère numérique.

Fabrice Masson-Goulet, Anamnèse (2018), Photographie de l'exposition à la Galerie Popop par Raphaël Thibodeau, Photographie numérique | 4000 x 2667 px

Avec l’aimable autorisation de Raphaël Thibodeau

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Pour son travail dans le cadre d’Anamnèse, Masson-Goulet a puisé dans une archive qui est à la fois personnelle, publique et partiellement collaborative, puisque son matériau de création était exclusivement extrait de son profil Facebook. Produire un résultat intéressant à partir de ce point de départ n’est pas un mince exploit, si on en croit le théoricien Geert Lovink, qui déclarait en 2016 :

We’d need a next to impossible alien perspective to regain the wonder of a Facebook page. […] We want to see artists struggling with social clay, but in the end, it’s going to be bloody hard to produce something meaningful and sustainable with that material.

dans Malloy, 2016: 216

C’est pourtant ce à quoi Masson-Goulet est parvenu grâce à une démarche qu’on pourrait qualifier de uncreative self-writing (auto-écriture incréative).

Anamnèse

Dans le cadre d’Anamnèse, Masson-Goulet a occupé la galerie montréalaise Popop pendant six jours, du 27 février au 5 mars 2018, à raison de douze heures par jour, durant lesquelles il s’est employé à reproduire, en consultant son profil, certains des statuts Facebook qu’il a mis en ligne depuis la création de son compte, en 2007, ainsi que les commentaires laissés par ses amis; une fois la retranscription d’un statut terminée, il l’effaçait définitivement de son profil[8]. L’objectif, qu’il n’a pas atteint lors de sa performance, était, à terme, de retranscrire l’ensemble de son profil de manière à ce qu’il disparaisse complètement de la plateforme du média social et qu’il n’existe désormais qu’en un seul exemplaire matériel, sur le long rouleau de papier construction où il effectuait sa retranscription.

Comme il me l’a expliqué, plutôt que de procéder de manière chronologique, Masson-Goulet a préféré opter pour un « va et vient [sic] : retourner vers le passé — reprendre contact avec la publication — ce qu’elle évoquait — ce qu’elle évoque en la lisant, la retranscrire et puis l’effacer. » (Masson-Goulet, 2018) Ce retour dans les archives de ses publications Facebook est antinomique de l’utilisation courante des médias sociaux puisque, comme le mentionne Coutant, « [p]our l’individu souhaitant exister sur ces réseaux, il faut renouveler sans cesse sa participation, quitte à accorder peu d’attention aux traces passées » (2011: 55). Ce faisant, un volet de la pratique d’anamnèse de Masson-Goulet visait à répondre à la question mise de l’avant par Giselle Beiguelman : « What memories are we building on networks, where the more immediate present seems to be our essential time? » (2015: 67)

En ce sens, Anamnèse constitue un acte de résistance face au régime de présentisme (Santini, 2010) qui serait la norme sur les médias sociaux. Cette démarche fait écho à ce qu’explique Arnaud Regnauld :

[L]e nouveau régime de temporalité ouvert par la diffusion de flux en « temps réel » emprisonne paradoxalement l’utilisateur dans un présent sans mémoire qui n’autorise pas une vision synoptique de l’ensemble des données archivées. Au contraire, il n’est possible d’y accéder que par échantillonnage.

2015: 182

Beiguelman abonde dans ce sens lorsqu’elle affirme :

Networks have no time. A system of permanent urgency prevails over them. The most recent publication is supposedly more relevant than the previous one. Now is what counts. And this ‘now’ has an increasing intensity. Try to find that very important comment posted by your friend thirty days ago on Facebook, that photo you ‘liked’ in some remote day of 2012, or that remarkable event in which you shared a video back in 2008. Don’t even try it. You won’t find them.

2015: 67

Cela, comme Giselle Beiguelman le fait observer, a quelque chose de paradoxal, puisque « [i]t is common sense to say that the Internet never forgets, but the digital culture does not allow us to remember. » (67)

Fabrice Masson-Goulet, Anamnèse (2018), Photographie de l'exposition à la Galerie Popop par Raphaël Thibodeau, Photographie numérique | 4000 x 2676 px

Avec l’aimable autorisation de Raphaël Thibodeau

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Il faut toutefois amender l’affirmation de Beiguelman en rappelant l’existence de fonctionnalités, mentionnées plus tôt, permettant de retracer des publications antérieures. Cela dit, en dépit de la disponibilité de ces outils, force est de constater que l’utilisation la plus usuelle de Facebook consiste à consulter seulement ce qui a été publié depuis notre dernière visite sur le site, donc au cours des dernières heures, voire des dernières minutes.

Un certain travail de mémoire n’est pas découragé par les médias sociaux : pensons par exemple à la fonction de Facebook « Ce jour-là » introduite le 24 mars 2015, qui fait remonter à la surface une publication enfouie dans notre profil, bien que ce souvenir soit fourni par Facebook et ait été sélectionné par son algorithme probablement davantage en fonction de sa popularité que de la signification personnelle qu’il peut avoir pour ses usagers. Toutefois, à l’exception de cette fonction, l’acte de remémoration n’est possible que grâce à une démarche personnelle et volontaire. L’approche à visée systématique au coeur de la performance de Masson-Goulet s’érige donc contre cette logique de la publication continue, irrémédiablement dirigée vers l’avant en ajoutant toujours plus de contenu. Elle s’appuie plutôt sur ce qui est disponible dans la « mémoire externalisée » que constitue sa page Facebook afin de se ressaisir de son historique de publication tout en se dessaisissant du flux informationnel continuellement alimenté par les usagers et par les entreprises qui publient des nouvelles sur la plateforme, sans parler de celles qui payent pour y afficher des publicités.

La reprise de ses publications a amené Masson-Goulet à constituer une sorte de récit de soi à partir de ses traces autobiographiques et socionumériques, et à les aménager en forme de « cartographie narrative », concept introduit par Stephen Mamber pour désigner

an attempt to represent visually events which unfold over time. This would be mapping (rather than just presenting a picture), because space, time, and perhaps other components of the events would be accounted for. A visual information space is constructed that provides a formulation of complex activities.

2003: 146

Sur les plans plastique et iconique, la reproduction de publications Facebook a contraint Masson-Goulet à réorganiser les informations visuelles se trouvant sur et surtout sous ses publications, certaines ayant généré de nombreux commentaires et débats. Restructurer les dialogues a ainsi impliqué une réflexion autour du travail cartographique que cela supposait; reprenons encore une fois le concept de cartographie narrative de Mamber :

To map narrative is to model an information space, or in part to construct an underlying database which is then visually represented. [Thus,] [a] mapping can itself be a means of theorizing, a way of isolating and exploring specific activities of narrative, particularly those which are not immediately evident. (148)

Ainsi, alors que, hormis lors de sa mise à jour, l’interface de Facebook nous est si familière qu’elle nous est devenue transparente, le déploiement du discours collectif engendré par ses publications a amené Masson-Goulet à rendre perceptible la manière dont se structurent et s’organisent visuellement les échanges sur les médias sociaux.

Le travail d’anamnèse effectué par Masson-Goulet consiste donc en un redéploiement des données de son fil Facebook. Il transpose l’esthétique antéchronologique, linéaire et lisse déployée à l’écran sur un axe vertical en une organisation visuelle fourmillante, brouillonne et horizontale, qui affiche des données sous un jour nouveau et dont la consultation en galerie lors de la performance poussait à une lecture plus attentive, renouvelant de cette façon notre perception tant de la forme que du contenu de ces publications. Le déploiement horizontal, rappelant les fresques narratives comme la Tapisserie de Bayeux (XIe siècle), induit un mode de réception qui invite à la lecture plutôt qu’à la contemplation, ce qui déjoue les codes de sémiotisation suggérés par l’espace de la galerie.

Fabrice Masson-Goulet, Anamnèse (2018), Photographie de l'exposition à la Galerie Popop par Raphaël Thibodeau, Photographie numérique | 2667 x 4000 px

Avec l’aimable autorisation de Raphaël Thibodeau

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Or, si Anamnèse constitue bel et bien un rejet de l’immédiateté par l’exercice d’un rapport temporel alternatif aux médias sociaux auquel se livre l’artiste et auquel il convie le public, il y a aussi une démarche de l’ordre de la commémoration, entendue autant comme mémoire partagée que comme ode à la disparition. C’est que parallèlement au redéploiement sur une nouvelle surface de son activité Facebook passée, Masson-Goulet a effacé progressivement les statuts recopiés, supprimant ainsi des données et informations qui étaient déjà ensevelies sous de nouvelles publications. Celles-ci étaient donc rendues définitivement inaccessibles au terme de la performance et n’étaient consultables par le public une dernière fois qu’entre les murs de la galerie où s’est tenu l’événement. Le caractère éphémère de la disponibilité de ce contenu ne s’arrêtait pas aux contraintes spatiales et temporelles de l’expérience : le dispositif accentuait cet effet de « fenêtre d’opportunité » puisque l’entassement de la surface papier engendré par la poursuite du travail de l’artiste en est venu à soustraire au regard les premières publications redéployées sur son rouleau.

Si, à terme, on peut voir dans le geste de Masson-Goulet un exercice du droit à l’oubli, le fait d’inviter le public à assister à cette disparition progressive conférait à l’ensemble des allures de funérailles. À ce sujet, Theodor Adorno disait d’ailleurs : « Museum and mausoleum are connected by more than phonetic association. […] They testify to the neutralization of culture » (1988 [1967]: 173). Masson-Goulet nous convoquait à la disparition graduelle de sa présence numérique et nous donnait à voir le spectre de son identité socionumérique. Le choix du noir comme couleur d’arrière-plan de son oeuvre, en contraste avec le blanc favorisé alors par Facebook, renforçait d’ailleurs cette connotation funeste.

Malgré son application au cours des soixante-douze heures de travail étalées sur six jours, Masson-Goulet n’a évidemment pas atteint son objectif d’effacer complètement son profil; d’après ses estimations, il aurait eu besoin de six mois complets pour y parvenir (Masson-Goulet, 2018). Le travail de mémoire, évoqué par une des significations du titre de sa performance, a fait face à un obstacle de taille, à savoir la quantité impressionnante de données accumulées sur sa page Facebook depuis la création de son compte en 2007. Malgré la minutie dont a fait preuve Masson-Goulet, ce qui frappe à la lecture d’Anamnèse est le caractère faillible et humain de sa démarche, en opposition avec la publication automatisée, ordonnée et lisse prise en charge par l’interface et le code de Facebook. Travaillant dans les limites de ses capacités de plasticien, Masson-Goulet a redéployé l’organisation relativement complexe des conversations engendrées par ses publications, et a dû composer avec l’horizontalité de son support. De plus, bien qu’à terme la visée du projet était de retranscrire l’intégralité de ses publications, la sélection personnelle de ses statuts, à laquelle il a ainsi conféré une sorte de préséance parmi tous ceux qui étaient disponibles, convie à une attention plus soutenue que celle qu’on accorde en temps normal à la consultation de Facebook.

Un travail nécessaire et impossible à parachever

Ce qu’a fait Masson-Goulet à travers son Anamnèse incréative démontre que les archives personnelles construites de publication en publication par les usagers des médias sociaux peuvent donner lieu à une remise en récit (pour autant qu’on ait une semaine à y consacrer, au risque d’accumuler les courbatures). On peut ainsi rendre « plus concrète » notre activité socionumérique en l’inscrivant matériellement sur un support tangible et dans un cadre institutionnel qui décuplent son aura benjaminienne (Benjamin, 2013 [1935]) et déjouent la banalité supposée de ce contenu. C’est aussi par le choix de détruire celui-ci, d’effacer ses traces du support numérique où il l’avait initialement déposé, que Masson-Goulet se réapproprie les bribes de mémoire qu’il avait externalisées au cours de la dernière décennie.

Fabrice Masson-Goulet, Anamnèse (2019), Photographie prise par Gabriel Tremblay-Gaudette, Photographie numérique | 4141 x 5030 px

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Mentionnons également que dans le cadre de l’exposition La publication comme matière, qui s’est tenue au White Wall Studio à Montréal le 28 octobre 2018, Masson-Goulet a poursuivi sa performance. Il m’a été difficile, lors de ma consultation de l’oeuvre à la résidence de l’artiste en avril 2019, de déceler la frontière matérielle entre les deux séances de travail, signe qu’il a atteint dans sa pratique une constance lui permettant de simuler la continuité visuelle de l’interface de Facebook. La photographie ci-contre, prise au cours de cette consultation, correspond à l’emplacement où se trouve, selon moi, la démarcation entre les deux performances.

Pour finir, j’ajouterai qu’il m’apparaît indéniable que la démarche de Masson-Goulet constitue un usage productif du contenu accumulé sur Facebook selon les objectifs des techniques de soi introduites par Michel Foucault et abordées par Alexandre Coutant (2011). Je n’ai pas osé demander à l’artiste de me faire part des impressions et émotions qu’il a ressenties au cours de ses deux performances d’Anamnèse. Dans cette mesure, je ne peux connaître l’ampleur et la portée exactes du caractère thérapeutique de ces techniques de soi pour l’artiste.

Je sais toutefois qu’en me rendant à la galerie Popop lors de la première performance, et en voyant apparaître sur le rouleau de papier mon propre nom ainsi que mon commentaire inscrit sous une publication de Masson-Goulet des années plus tôt, j’ai pu faire l’expérience — certes limitée — de ce retour dans le passé, de la confrontation à mon activité en ligne qui, par l’entremise du travail de l’artiste, acquérait soudainement une importance et une densité nouvelles, bien différentes de celles de mon propre méga-bio-data-fichier. À défaut de me permettre un profond examen introspectif, cette rencontre inattendue avec une trace de mon passé numérique m’a à tout le moins fait réévaluer ma manière d’aborder mes agissements socionumériques. Comme je suis arrivé au terme de la présente réflexion et que l’espace me manque pour en lancer une seconde — qui serait par ailleurs plus intime —, je me garderai d’en dire davantage ici; je me permets toutefois de mentionner que je me demande précisément si la conclusion de cette nouvelle réflexion pourrait faire l’objet d’une publication sur Facebook et, le cas échéant, comment et pourquoi.