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Fragmentation de l’être. Mémoire et identité dans les mangas

Beaucoup de mangas comportent des robots géants, cyborgs et autres androïdes évoluant au sein d’univers futuristes, où la technologie tient une place de choix. De ce fait, certains robots ont une position importante dans le paysage culturel japonais. C’est le cas, par exemple, d’Atom, alias Astro Boy, d’Osamu Tesuka[1]. Une vision idyllique de la technologie, que David Morley et Kevin Robins ont qualifiée de « techno-orientaliste » (1995), est ainsi intégrée à la société.

Hiroshi Mori (scénario) et Yuka Suzuki (dessin), Le Labyrinthe de Morphée (2006), Couverture de Les chefs-d’oeuvre de Hiroshi Mori. 2. Le Labyrinthe de Morphée, Toulon, Soleil Manga, 2006, 182 p., Image numérique | 421 x 605 px

©2006 Productions Soleil

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Quelques oeuvres entrant dans ce cadre abordent plus particulièrement les rapports du corps avec la technologie, l’être et l’identité. Parmi celles-ci figurent Ghost in the Shell (Masamune Shirow, Kōkaku Kidōtai, 1989-1991), Serial Experiments Lain (Ryutaro Nakamura, Shiriaru ekusuperimentsu Rein, 1998), Gunnm (Yukito Kishiro, Ganmu, 1990-1995) ou encore God Save the Queen (Hiroshi Mori et Yuka Suzuki, Joo no Hyakunen Misshitsu, 2001) et Le labyrinthe de Morphée (Hiroshi Mori et Yuka Suzuki, Meikyū Hyakunen no Suima, 2004). À l’intérieur de ces mangas, les personnages sondent la notion de corps et tentent de la transcender à travers le cyborg. Ils explorent ainsi de nouveaux lieux, tels le cyberespace, et de nouvelles identités, grâce à la connexion entre le corps technologique et l’esprit. Ces corps augmentés participent à la séparation entre l’enveloppe matérielle et l’immatérielle, à l’abandon d’un corps limité. C’est une extension de l’être qui peut se fondre avec d’autres pour former un tout. Il s’agit là d’une quête de soi qui tend vers le spirituel.

Cette vision interroge les limites du corps, et nous amène à repenser les concepts d’humain et de vivant. Qu’est-ce qui fait que l’on est soi? La désunion ou la disparition du corps matériel entraînent-elles la suppression du « soi »? De la mémoire? De l’individualité? Est-ce que dépasser le corps organique, via la technologie, pour accéder à une nouvelle forme d’évolution de l’être, permet de vivre au-delà de celui-ci?

Dans cet article, nous cherchons notamment à voir de quelle manière les mangas sus-cités abordent les questions d’identité et de mémoire. Il s’agit de saisir comment les augmentations corporelles y tendent vers la recherche d’un absolu. Cependant, avant de développer ces questions, il nous faut d’abord revenir sur la notion de « techno-orientalisme ».

Le techno-orientalisme : une définition de l’Orient par l’Occident

Masamune Shirow, Ghost in the Shell (2017), Page tirée de Ghost in the Shell. Perfect Edition, tome 1, Grenoble, Éditions Glénat, 2017, p. 338, Image numérique | 591 x 843 px

©Shirow Masamune / Kodansha Ltd., Avec l’aimable permission des éditions Glénat

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La notion de techno-orientalisme pose la question de la différence du rapport aux machines entre l’Orient et l’Occident. Et cette distinction peut être perçue à travers le prisme religieux : une vision monothéiste s’opposerait donc à une autre, plus animiste ou philosophique. Le cinéma de science-fiction occidental nous a souvent présenté le robot, et plus largement la machine, en conflit avec l’humanité[2]. Dans ces films, le dispositif technologique est perçu comme un obstacle ou une menace. Le Japon, quant à lui, semble intégrer plus facilement la machine dans son mode de vie et sa culture. Cet état de fait peut être imputé en partie à la religion shinto qui considère que les choses ont un esprit. Les objets ont alors l’opportunité de s’élever pour devenir sujets. Il est effectivement possible d’attribuer des émotions aux robots, et d’accepter sans aversion ceux à figure humaine. Le shintoïsme s’oppose à une vision chrétienne, où seul Dieu est habilité à créer l’Homme à son image et où le robot n’est qu’une copie sans âme.

Par ailleurs, la compréhension du terme « robot » comme concept occidental[3] permet de distinguer une différence de sens. En Occident, le robot n’est qu’une imitation, alors qu’au Japon, ce dernier est vu comme un bel objet, un idéal d’expression artistique, dans lequel son auteur a insufflé ses intentions et auquel une charge animiste est ajoutée. En conséquence, la copie et la contrefaçon ne sont pas ressenties comme négatives, mais comme un moyen d’atteindre la perfection. Selon le philosophe et critique Masakazu Nakai, l’imitation fait partie de la culture japonaise et de son processus heuristique (Lucken, 2016). S’il est vrai que le Japon s’est robotisé, avec l’automatisation de certaines tâches (Paré, 2016: 63)[4], le robot n’a pas encore envahi toutes les sphères — bien qu’il se dirige progressivement vers le domestique et l’intime, comme le montrent les cas de Pepper, Asimo, ou le double de Hiroshi Ishiguro.

Si l’avenir est technologique, et si la technologie s’est « japonisée », alors le syllogisme suggérerait que l’avenir est désormais japonais. L’ère postmoderne sera l’ère du Pacifique. Le Japon est l’avenir, et c’est un avenir qui semble transcender et supplanter la modernité occidentale.

Morley, 1995: 168

Le rayonnement culturel japonais, à travers ses mangas et animes, diffuse l’image du robot comme allié de l’humanité, prêt à défendre des causes justes. Cette vision bienveillante, c’est ce que David Morley et Kevin Robins qualifient de « techno-orientalisme » : une forme d’« orientalisme 2.0 » qui représente en réalité une idée fantasmée du Japon et de son rapport avec la machine tels que l’Occident les perçoit (Morley, 1995: 169). Le techno-orientalisme fait ainsi du Japon un modèle pour l’avenir en matière de technologies, notamment dans la relation entre humains et robots, ainsi qu’un terrain propice à la réflexion, qui attire autant qu’il révulse.

Des identités multiples et fractionnées

Dans les mangas Ghost in the Shell, Serial Experiments Lain, Gunnm, God Save the Queen et Le labyrinthe de Morphée, les personnages principaux oscillent entre plusieurs identités. Ghost in the Shell et sa suite, Ghost in the Shell. Man Machine Interface (1991-1997), dépeignent un futur où la limite entre l’Homme et la machine est floue. En effet, il est désormais commun de substituer son corps de chair par un corps cybernétique dans lequel se loge le cerveau, et de nombreux personnages sont en réalité des cyborgs.

La première partie de l’oeuvre narre l’histoire de la section 9, une unité d’élite chargée de la cybercriminalité et du terrorisme, avec à sa tête le major cyborg Motoko Kusanagi. Le récit se termine sur la fusion du major avec le Marionnettiste, une nouvelle forme de vie et d’intelligence issue du réseau, qui possède un ghost (apparenté à la conscience).

Dans la seconde partie, Man Machine Interface[5], nous suivons Motoko Aramaki, agent de Poseidon Industrial, chargée d’enquêter sur la mort de porcs servant au clonage d’organes pour la société Meditech. Au cours de sa mission, l’héroïne utilise plusieurs corps cybernétiques, qu’elle possède ou pirate, en divers lieux. Certains de ces corps semblent détenir une identité spécifique, avec leur vécu et leur nom propre (Chroma, Clarice), alors que d’autres ne sont pas, ou à peine, identifiés (Unit 12). Motoko circule dans plusieurs espaces à la fois (réel et virtuel) et se télécharge dans des corps postés à des endroits stratégiques. L’identité de l’héroïne est multiple, et se complexifie lorsque l’auteur nous révèle qu’elle est en réalité Motoko 11, sous-entendant qu’il en existe au moins dix autres avant elle. Il ne s’agit donc pas de Motoko Kusanagi, l’héroïne de la première partie de Ghost in the Shell, après sa fusion.

Cependant, le personnage principal de Man Machine Interface avoue posséder en elle des morceaux de la véritable Motoko Kusanagi (Shirow, 2003 [2001]: 77). Elle serait donc une descendante virtuelle de la fusion entre Motoko et le Marionnettiste. Et Motoko Aramaki, qui crée du trouble en assimilant d’autres esprits, va être confrontée à son original lorsqu’elle tente de pirater le cerveau de Motoko Kusanagi (77). Il existe donc plusieurs « Motoko » (Motoko 11, n°20/Millenium, Arès, Spica...) qui contiennent chacune une partie de la Motoko d’origine. Chaque nouvelle entité décide de fusionner, ou non, avec d’autres qui deviennent des « sous-espèces » ou des parties de Kusanagi. La véritable nature de Motoko est ainsi révélée : elle est à la fois unique et multiple, elle est présente en chacune de ses versions. Le concept de copie fait partie intégrante de l’identité du personnage. Bien qu’il soit question de créer un être unique par la fusion, la problématique autour du « moi » demeure. En effet, lors de son union avec le Marionnettiste à la fin de Ghost in the Shell, l’héroïne l’interroge afin de savoir s’il subsistera un « moi/Motoko Kusanagi » une fois l’assimilation faite. Ce à quoi le Marionnettiste répond qu’elle restera elle-même, tout en étant autre, et que Motoko Kusanagi, ce qu’elle est, survivra à l’intérieur des personnes qu’elle côtoie (Shirow, 1996b [1991]: 151). La Motoko présente en elle atteste déjà l’existence d’une multitude de Motoko, toutes différentes mais étant, en même temps, chacune l’héroïne.

Yukito Kishiro, Gunnm (2017), Couverture de Gunnm. Battle Angel Alita, tome 1, Buenos Aires, Editorial Ivrea, 2017 [1990], 200 p., Image numérique | 1424 x 2000 px

©2017 Editorial Ivrea

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Dans le manga Gunnm, l’héroïne est une cyborg amnésique dont la tête est retrouvée dans « la décharge » par Daisuke Ido, un cybernéticien chasseur de prime. Ce dernier la répare, lui donne un nouveau corps et la nomme Gally. Tout au long de la série (de Gunnm à Gunnm Last Order), Gally va évoluer, mûrir et changer de corps. Le premier, esthétique et fragile, est rapidement détruit et remplacé par un autre, le « Berserker ». Celui-ci est plus fonctionnel, adapté au combat, ainsi qu’à l’activité de chasseuse de primes de Gally. Le suivant accompagne sa phase « Motor Ball », il marque le passage de l’adolescence et sa quête identitaire. Le dernier corps enfin, « l’Imaginos », est forgé à partir de ses lames fétiches et peut être modifié pour se plier à ses envies. Le corps de Gally change à chaque fois qu’il est détruit et s’adapte à ses nouvelles identités (chasseuse de prime, joueuse de Motor Ball, musicienne, agent TUNED). Il est un outil, mais aussi une partie d’elle-même qu’elle s’efforce de reconquérir, voire de transcender. Les douze versions de Gally qui coexistent au cours de l’histoire tentent en vain de surpasser l’originale. Certaines — comme numéros 6, 11 et 12 — finissent tout de même par s’en détacher et acquérir une indépendance, symbolisée par leurs changements de nom (Sechs, Elf et Zwölf) et de corps. Sechs, par exemple, troque son corps de cyborg féminin pour un masculin, et adopte une attitude plus virile.

L’histoire de Serial Experiments Lain[6], quant à elle, débute lorsque l’héroïne, une collégienne prénommée Lain, apprend le suicide de l’une de ses camarades, et que ladite camarade annonce, par le biais de courriels, que seul son corps est mort et qu’elle vit désormais au côté de Dieu dans le Wired, un monde virtuel. Cet événement va pousser Lain à se plonger dans cet univers virtuel à la recherche d’elle-même. Le doujinshi (manga amateur) de Yoshitoshi ABe, produit en 1999 et intitulé The Nightmare of Fabrication, décrit la rencontre entre la Lain du monde réel et Eiri Masami, un savant ayant délaissé son corps pour devenir Dieu dans le Wired. Dans cet univers, il existe différentes Lain qui oscillent entre la réalité et le Wired. Celle de la sphère matérielle, naïve et innocente, souhaite rester dans l’univers de l’enfance; la Lain du Wired est plus agressive; celle de la discorde désire prendre la place de ses alter ego; et, enfin, une quatrième Lain, plus mature, apparaît à la toute fin de l’intrigue de la série. L’identité de Lain est là aussi multiple. Bien que le corps soit similaire, chaque alter ego de l’héroïne possède une personnalité différente. L’identité affirmée agit dans le Wired et semble être le total opposé de celle de la réalité, plus apathique et détachée. Cette Lain virtuelle est comme un avatar qu’il est possible de se créer sur Internet, une vision différente de nous-même ou de ce que nous souhaiterions être. Le Wired, comme le net en général, offre la possibilité d’être une autre personne et chaque avatar créé renvoie l’utilisateur à sa relation avec la technologie.

God Save the Queen et Le labyrinthe de Morphée, mangas de Hiroshi Mori dessinés par Yuka Suzuki, évoquent également ces questions d’identité. Les deux oeuvres, qui se font suite, relatent les pérégrinations de Michiru Saeba, être énigmatique et androgyne, accompagné de son wokalon Roidy, sorte de robot à l’apparence humaine. Les deux récits décrivent des personnages troubles, évoluant dans un monde étrange, techniquement très avancé et où les problèmes de ressources ont disparu.

À la fin de God Save the Queen, le lecteur découvre que Michiru Saeba est en réalité sa fiancée, Akira Kuji. Cependant, la réalité est plus complexe, tous deux ayant été assassinés bien avant le début de l’histoire : Michiru Saeba est mort d’une balle dans le dos et Akira Kuji, d’un tir dans l’oeil. Le cerveau de Michiru est resté intact, bien que son coeur se soit arrêté, tandis que c’est le corps qui a été épargné dans le cas d’Akira. Akira Kuji est ainsi devenue l’enveloppe du héros, alors que son cerveau est contenu par Roidy qui l’aide à contrôler ce corps de chair dont la tête est une machine. En fusionnant ces amants, le récit fait se confondre leurs identités, tout en reliant l’être humain et la machine.

Le second tome, Le labyrinthe de Morphée, apporte une complexité supplémentaire lorsque le héros découvre qu’il est en réalité un clone. Tout au long du récit, il ne cesse de se questionner sur qui il est réellement : Michiru ou Akira? Est-il vivant? Est-il encore humain? Michiru n’habite plus son propre corps et se demande donc ce qui fait son essence. Son identité se combine avec celle d’Akira, et les gens qui ont connu la défunte la reconnaissent en lui.

Dans Le labyrinthe de Morphée, les habitants de l’île où se déroule l’histoire, victimes de maladie, ont vu leurs corps remplacés par des machines et leurs cerveaux conservés en un lieu sûr. Au fil du temps, certains d’entre eux commencent à développer une seconde individualité qui est ensuite séparée du corps qu’elle occupe pour en intégrer un autre. Cette séparation d’entités est également présente dans Gunnm : Desty Nova, savant déchu de la cité de Zalem, travaillant sur le cerveau et obsédé par Gally, sépare son fils Kaos de sa nature plus violente Den, et donne à ce dernier son propre corps fait d’acier. Les deux personnalités vivent ainsi indépendamment l’une de l’autre tout en étant liées.

Mémoire et corps mémoire

Ryutaro Nakamura, Serial Experiments Lain (1998), Image de promotion du disque Bluray de Serial Experiments Lain, NBCUniversal Entertainment Japan, 1998, Image numérique | 807 x 1000 px

Disponible sur IMDb

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L’identité et la mémoire sont deux constantes essentielles dans ces oeuvres. Dans l’univers de Ghost in the Shell, il est aisé de pirater des cerveaux afin de leur implanter de faux souvenirs ou de prendre possession d’un corps. Les effets de ces possessions sur la psyché sont irréversibles, comme le montre l’exemple d’un homme qui s’imagine une famille et un divorce qui n’ont jamais existé (Shirow, 1996a [1991]: 91). Néanmoins, cela ne touche pas les personnages principaux qui semblent avoir gardé leurs mémoires intactes. Ce qui n’est pas le cas de l’héroïne de Gunnm, qui, au début du récit, n’est qu’une tête sans corps et sans souvenirs. C’est là, pour Gally, le prétexte d’une quête visant à retrouver sa mémoire et à reconstruire son « moi » au travers de ses interactions avec autrui.

Le manga de Yukito Kishiro évoque la mémoire à travers l’individu et la chair. Gally n’a pas de souvenirs, mais son corps réagit lors de combats, notamment lorsqu’elle pratique le « Panzer Kunst », un art martial cyborg martien. Le combat, la douleur du corps, qu’il soit de chair ou de métal, lui permettent d’être elle-même. Par ailleurs, le cerveau et la mémoire prennent une importance nouvelle lorsqu’est révélé le secret de la cité de Zalem, ville flottant au-dessus de la décharge où vit Gally. À l’adolescence, afin de devenir des citoyens modèles, dépourvus de tout stress et non déviants, les habitants voient leur cerveau remplacé par une puce à leur insu. Cette réalité est trop dure à supporter pour certains, qui préfèrent se tuer ou effacer eux-mêmes leurs souvenirs, à l’image de Daisuke Ido, le mentor de Gally. La mémoire devient également un enjeu, lorsque le personnage de Desty Nova modifie celle de l’héroïne, altérant ainsi sa personnalité (Kishiro, 2002: 194). Gally adopte alors un autre nom, Alita, devient plus douce et arbore des attributs plus féminins (robe bouffante et noeud dans les cheveux). En changeant sa mémoire, Desty Nova tente de transformer l’identité de Gally, de la rendre moins combative. Cependant, c’est en se rappelant qu’elle doit se battre, avec et pour les autres, que Gally échappe à l’emprise du savant (205). Son identité guerrière est donc partie intégrante d’elle-même.

Dans Serial Experiments Lain (1998), le traitement de la mémoire est différent puisque Lain n’a que quelques semaines d’existence. Cependant, l’héroïne dupe les personnes de son entourage en modifiant leurs souvenirs afin de les convaincre de sa réalité. D’autre part, elle ne cesse d’effacer ses erreurs pour se faire aimer du monde réel. Ici, la mémoire n’est qu’un enregistrement qu’il est possible de modifier à sa guise, au point de devenir le leitmotiv même de l’oeuvre : « si personne ne s’en souvient, alors ça n’a jamais existé. » (ABe, 2006 [1998]) Cependant, jouer avec la mémoire des gens a pour conséquence de leur faire perdre pied avec la réalité. Ils finissent par douter d’eux-mêmes et de leur existence, ne savent plus distinguer le réel du virtuel et sombrent, pour certains, dans la folie. Lain, comme le savant Eiri Masami, réécrit la réalité afin de la modeler suivant son désir. Dans l’oeuvre, la mémoire est la gardienne de l’identité, elle permet aux gens de se souvenir de leurs proches, leur évitant de vivre une seconde mort. Si tout au long du récit l’héroïne cherche désespérément son véritable « moi », celui-ci n’existe pas, car elle ne vit qu’au travers des personnes qui se souviennent d’elle. Et son choix final de s’effacer elle-même de la mémoire de tous lui permet d’endiguer le flux de virtuel qui se déverse dans le monde réel.

L’exploration de nouveaux espaces

Masamune Shirow, Ghost in the Shell (2017), Page tirée de Ghost in the Shell. Perfect Edition, tome 2, Grenoble, Éditions Glénat, 2017, p. 292, Image numérique | 651 x 931 px

©Shirow Masamune / Kodansha Ltd., Avec l’aimable permission des éditions Glénat

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Dans ces oeuvres, la quête de soi s’accompagne de l’exploration d’espaces virtuels, dans lesquels les divers personnages évoluent au point de s’en trouver parfois modifiés. Vers la fin de la première partie de Ghost in the shell, Masamune Shirow commence à exprimer graphiquement sa vision de l’univers virtuel dans lequel ses personnages plongent. Cette représentation est plus développée dans Man Machine Interface, ce qui permet à l’auteur d’en explorer les possibilités. Il décrit ainsi les pérégrinations de son héroïne cyborg dans les cyber-cerveaux et les réseaux informatiques, de même qu’il dessine les virus et barrières qu’il était impossible de voir dans le premier Ghost in the Shell. Ce monde virtuel est ici chatoyant, abstrait, débordant de lumières et de couleurs bleues ou vertes au sein desquelles les personnages semblent flotter. De plus, l’apparence de Motoko se modifie lorsque, par exemple, elle pirate un cerveau en devenant un virus, jusqu’à reprendre l’aspect de la Motoko d’origine (85). Dans Serial Experiments Lain, le personnage de Lain explore aussi progressivement de nouveaux espaces, à travers le Wired dans lequel elle s’immerge de plus en plus, au point de délaisser la réalité.

Pour le philosophe Andy Clark, l’avènement du cyborg fait qu’« il devient de plus en plus difficile de dire où s’arrête le monde et où commence la personne » (2003: 18). Ce qui amène à se demander également : où s’arrête l’esprit et où commence le monde? Dans les autres oeuvres à l’étude, la séparation du corps permet l’exploration, et l’évolution du sujet se fait en se séparant de son corps. Dans le cas du manga Le labyrinthe de Morphée, la séparation du corps et du cerveau s’opère pour deux raisons : autoriser le cerveau à rester dans l’environnement sain dont il a besoin, et faire en sorte que les Wokalons, et les machines en général, se rapprochent de l’homme. Dans l’oeuvre de Hiroshi Mori, le corps est considéré comme une simple enveloppe : qu’il soit de chair ou de métal ne fait pas de différence. Plusieurs protagonistes de l’histoire (Claude Leitz, Oscar), en s’apercevant que leur esprit fonctionne très bien sans corps, décident de se supprimer afin de se détacher de leur enveloppe charnelle et d’atteindre ainsi une liberté totale (Suzuki, 2006 [2004]: n.p). De plus, pour certains d’entre eux, cette mort est un moyen de se rapprocher de Dieu.

Nous retrouvons cette même volonté de délivrance chez la camarade suicidée de Lain. Dans Serial Experiments Lain, la tentative de fusion entre le Wired et le monde réel est liée à un désir d’évolution de l’humanité : les gens, connectés entre eux, deviendront des applications et n’ont donc pas besoin de corps. Lain reprend ainsi le concept de « Noosphère » de Pierre Teilhard de Chardin, qui indique qu’il existe une conscience globale dont les humains sont les neurones (2007 [1955]: 177). Le cyberespace dans Lain donne liberté à l’esprit alors que le corps physique en censure les possibilités. L’oeuvre (doujinshi et série) s’adresse en quelque sorte à son audience en lui parlant de cette sensation omniprésente de la conscience de soi prisonnière dans un environnement restrictif. L’oeuvre interroge les effets des technologies sur nos vies quotidiennes et intimes, ainsi que la dissipation du corps humain vers le monde virtuel. La mémoire et l’expérience de l’héroïne sont limitées, l’accès au Wired lui permet d’atteindre de plus grandes connaissances et d’évoluer, car le cyberespace de Lain est toujours en mutation.

Vers une quête spirituelle de soi

Masamune Shirow, Ghost in the Shell (2017), Page tirée de Ghost in the Shell. Perfect Edition, tome 1, Grenoble, Éditions Glénat, 2017, p. 273, Image numérique | 575 x 882 px

©Shirow Masamune / Kodansha Ltd., Avec l’aimable permission des éditions Glénat

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Par ailleurs, les oeuvres étudiées ici ne traitent pas uniquement d’évolution, mais aussi de tout ce qui accompagne celle-ci. Religion et spiritualité sont ainsi au coeur de ces récits, principalement dans la recherche de ce « moi », vers et à travers de nouveaux espaces. Cette vision de la technologie, plus particulièrement du cyborg, atteste d’une différence entre l’Orient et l’Occident, liée en partie au religieux et que nous retrouvons dans le techno-orientalisme évoqué en amont. En effet, dans l’esprit shinto japonais, chaque chose, chaque objet, peut acquérir une âme au fil du temps. Il n’y a donc aucune difficulté à concevoir que le robot ou le cyborg en ait une. Atom est ainsi l’un des premiers robots de la bande dessinée japonaise à posséder une âme. Le syncrétisme shinto-bouddhique fait de l’âme une composante présente en toute chose, connectant les éléments entre eux, tout en étant impermanente. En cela, il s’oppose à la vision chrétienne d’une âme immortelle, conférée seulement aux Hommes et définissant leur appartenance à l’humanité. Cette pensée distingue ainsi l’humain (avec âme) du non-humain (sans âme) par hiérarchisation et instrumentalisation en imposant un rapport de domination. De ce fait, l’acceptation sociale de la machine s’opère de manière plus naturelle au Japon qu’en Occident, où le robot est saisi comme différent et en opposition avec l’être humain (s.a., 2019).

Dans Gunnm, Dieu à proprement parler n’est pas le sujet central, toutefois la symbolique religieuse est présente. Elle se retrouve à travers divers éléments égrenés au fil des tomes, comme une Gally surnommée « ange de la mort » dans sa robe de mariée d’un blanc virginal (Kishiro, 2001:135), ou la cité de Zalem qui est vue comme un paradis par plusieurs habitants de la décharge et que beaucoup cherchent à atteindre au prix de nombreux efforts (107). Cependant, Zalem est en réalité un Eden fictif. Une cité mystérieuse certes, mais qui tombera dans la déchéance une fois son secret révélé dans Gunnm Last Order. Ses habitants vouent d’ailleurs un culte à la chair biologique, aux corps originels, et dédaignent ceux venus de la décharge qui compensent leurs carences avec des membres mécaniques. Dans leur quête d’immortalité, ils leur préfèrent l’utilisation des nanomachines, car il est possible d’être entièrement reconstruit tant qu’il reste quelques cellules du corps ou du cerveau.

Le religieux est plus présent dans les autres oeuvres, notamment dans Serial Experiments Lain, où il apparaît dès le début lorsque la camarade de l’héroïne annonce vivre dans le Wired au côté de Dieu (Nakamura, 2011 [1998], épisode 1). Ce dernier est en réalité Eiri Masami qui a préféré délaisser son corps pour les possibilités infinies de l’espace virtuel. Il modifie la réalité à sa guise et s’amuse avec les souvenirs de l’héroïne. Pour Eiri Masami, le Wired est un nouvel Eden, un monde superposé au nôtre et qui lui est supérieur (ABe, 2006 [1998]). Selon lui, l’humain doit évoluer et l’abandon du corps en est une étape. Il souhaite que l’Homme puisse se connecter directement au cyberespace (Nakamura, 2011 [1998], épisode 12). Cependant, comme il lui sera rappelé, il n’est qu’un être humain ayant abandonné son enveloppe corporelle et non un démiurge. Cet état de fait fera qu’il n’atteindra jamais les portes de ce paradis, alors que Lain en deviendra le dieu omniscient (épisode 13). Dans God Save the Queen, seul Dieu est apte à décider du sort des gens et à redonner la vie. Mais comme dans Lain, le lecteur comprend que Dieu n’est qu’un homme, en l’occurrence l’un des fondateurs de Lunatic City, ville où se déroule l’intrigue.

Ghost in the Shell ne propose pas d’approche aussi frontale du rapport à la religion. Si la première partie laisse apparaître plusieurs références chrétiennes — comme l’arbre de la connaissance —, l’oeuvre de Masamune Shirow est plus versée vers des concepts bouddhistes et shintoïstes : liens du karma (1996b [1991]: 152), amenomibashira[7] (147), amanojaku[8] (2003 [2001]: 126), présence d’un bureau des forces spirituelles[9], etc. Dans le récit, science et religion sont en miroir autant sur le fond que sur la forme. L’auteur intègre ainsi beaucoup de concepts philosophiques (Sanshaju, limitationniste), en plus de ceux informatiques, dont les clés de compréhension font appel à une certaine connaissance du folklore japonais. Cependant, ce qui caractérise l’oeuvre est ce que Shirow nomme le « ghost » :

Je pense pour ma part que chaque chose dans la nature possède un ghost. C’est une forme de panthéisme qu’on retrouve dans le shintoïsme et chez ceux qui croient au manitou. [...] Après tout, certains humains se conduisent plus comme des robots que les robots eux-mêmes, et pourtant on ne peut affirmer qu’ils ne possèdent pas de ghost.

1996a [1991]: 33

Masamune Shirow apporte tout au long du récit des précisions sur son concept qui s’apparente à une forme d’esprit lié aux humains. Le caractère spirituel du ghost est renforcé lorsqu’il souligne qu’il est supérieur à l’âme, tout en étant « impossible à démontrer scientifiquement » (1996a [1991]: 33).

Le Labyrinthe de Morphée incorpore et mélange également des références à diverses religions et allégories. L’île de Saint-Jacques, sur laquelle vivent des moines d’apparence bouddhiste confectionnant des mandalas afin de se rapprocher de Dieu, est une copie du Mont Saint-Michel et renvoie également à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle relie ainsi deux importants sanctuaires de pèlerinages chrétiens d’Occident. Les mandalas, leurs symboliques, ainsi que les formes concentriques sont présents tout au long du récit. On les retrouve dans la banque où sont conservés les cerveaux des individus, dans les motifs sur les tenues vestimentaires des personnages, dans leurs coiffures… jusqu’à faire tourner l’île sur elle-même à l’aide de dispositifs technologiques. Ces éléments parsèment les pages de l’oeuvre dont le cadre est une ville où tout se répète. Par ailleurs, la pratique du mandala n’est pas anodine dans la narration. Issus de l’hindouisme et du bouddhisme, les mandalas sont des objets de méditation qui permettent d’atteindre la délivrance. Ils matérialisent des labyrinthes spirituels dans lesquels diverses divinités, représentées par des symboles, sont groupées autour d’un dieu suprême avec lequel l’individu doit se confondre en parvenant au centre. C’est en confectionnant un mandala que le personnage du moine se rend compte qu’il sent son âme, son être continuer d’exister même en dehors de son corps (Suzuki, 2006 [2004]: n.p.).

Rapport à la mort

Masamune Shirow, Ghost in the Shell (2017), Page tirée de Ghost in the Shell. Perfect Edition, tome 2, Grenoble, Éditions Glénat, 2017, p. 349, Image numérique | 660 x 942 px

©Shirow Masamune / Kodansha Ltd., Avec l’aimable permission des éditions Glénat

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Finalement, l’exploration de ces nouveaux espaces problématise les concepts de vie et de mort. Dans le cas de Lain, le rapport à la mort se cristallise surtout dans la perspective d’y échapper et de vivre une vie éternelle au sein d’un monde virtuel. Cependant, la mort y est aussi exposée dans la peur de disparaître, non pas physiquement, mais de la mémoire des gens. L’héroïne s’interroge sur le sens de sa vie, ses actions et sur ce qui restera d’elle (Nakamura, 2011 [1998], épisode 13). Elle meurt en s’effaçant par amour de l’humanité qu’elle ne souhaite pas voir disparaître. Néanmoins, elle continue à vivre dans le Wired, paradis auquel les Hommes n’ont plus accès.

Dans Ghost in the Shell, la fusion du Major Kusanagi avec le Marionnettiste est due à la volonté de ce dernier d’évoluer et de parvenir à la mortalité. La suite, Man Machine Interface, propose une nouvelle étape dans l’évolution par la création d’un être mortel sur base de silicone. Étant donné que les personnages peuvent se transférer dans d’autres corps, d’autres lieux, se dupliquer ou encore fusionner, le concept de mort semble ici obsolète.

Dans les oeuvres de Hiroshi Mori, les personnages nient la mort. Ceux de God Save the Queen préfèrent évoquer des périodes de longs sommeils jusqu’à oublier volontairement la notion même de mort et les termes qui lui sont associés, comme le mal ou la tristesse. Le mot ne doit d’ailleurs pas être prononcé, comme le souligne cette phrase répétée à plusieurs reprises dans le récit : « La regarder c’est perdre, en parler c’est mourir. » (Suzuki, 2006 [2001]: n.p.) Le manga reprend un des concepts de Lain : si personne ne se souvient de la mort, alors elle n’a jamais existé. Ainsi, les civilisations futuristes décrites par Hiroshi Mori tentent de créer des systèmes où toute imperfection est écartée.

Néanmoins, pour que les êtres et les sociétés évoluent, des défauts doivent y subsister. Les villes dans les mangas de Hiroshi Mori sont décadentes. Bien qu’avancées technologiquement, leurs populations n’évoluent plus, elles sont figées dans le temps et dans des boucles qui sans cesse se répètent. L’assassin de Michiru Saeba agit comme élément perturbateur au sein de Lunatic City, venant modifier un système trop parfait. Il en va de même dans Ghost in the Shell où le Marionnettiste est au départ considéré comme un virus, Motoko Kusanagi le compare même à une forme de cancer qui se propage (Shirow, 1996b [1991]: 150). Pour évoluer, le Marionnettiste a besoin de diversité, d’où sa volonté de fusionner avec le Major en vu d’engendrer un être nouveau et unique. La fusion intervient aussi dans Man Machine Interface entre l’héroïne et son amanojaku, créant ainsi de nouvelles branches dans l’arbre du réseau. Lain accepte également ses alter ego, dont certains peuvent être perçus comme les pendants négatifs de la version évoluant dans la réalité.

Les personnages de ces oeuvres cherchent tous, non seulement leur part d’humanité, mais aussi à transcender celle-ci. Ils doivent en accepter les imperfections et faire coexister vie et mort, bien et mal. Ils sondent ainsi ces utopies cybernétiques à la poursuite de la vérité et de leur moi. Plus encore, il est nécessaire qu’ils consentent à faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux, de ne faire qu’un avec un tout.

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Les mangas ici présentés ont en commun des héroïnes en quête d’eux-mêmes, évoluant dans des univers techniquement avancés qui ressemblent à notre monde. À travers leurs identités multiples, ils questionnent les notions d’humain, de corps, de mémoire, et ce qui fait que l’on est « soi ». Un « soi » qui, grâce à la technologie, va au-delà de la matière et de l’individu. Dans leurs quêtes, ces personnages se libèrent de leurs corps et cherchent à atteindre une forme d’absolu. À ce processus se joignent des réflexions plus spirituelles, imprégnées de bouddhisme et de shintoïsme. Nous pouvons ainsi citer Mori Masahiro :

Si Bouddha est en toute chose, alors il devrait également être dans les robots. De ce fait, les robots devraient être perçus comme des amis et non comme des esclaves ou des machines, cela nuirait à leur équilibre mental. Au contraire, tout le monde devrait se percevoir comme un robot.

Masahiro, cité par Pellitteri: 137

Sa vision rejoint celle d’Andy Clark qui, comme nous l’avons vu, fait des humains des cyborgs naturels.

Cette approche du corps augmenté, couplée à celle du robot et d’un idéal à atteindre présent dans ces oeuvres, rentre dans le cadre du rayonnement du « techno-orientalisme » japonais. Et la représentation d’un Japon fantasmé, au travers d’individus en quête d’eux-mêmes, peut être perçue comme une tentative de redéfinition du Japon par l’Occident.