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Bruno Racine, dans la préface qu’il consacre à l’ouvrage collectif Exposer la littérature, tout en rappelant combien le geste éponyme fut longtemps perçu comme incongru, voire contre-nature, signale l’incontestable succès de la littérature comme source d’inspiration de l’activité commissariale (Bessière et Payen, 2015: 13-17). La récente exposition Jean Giono du Mucem[1] constitue une actualisation convaincante de ce phénomène. Ainsi une tension se fait jour entre l’attractivité de ce type d’événement et la littérature qui suppose les temps intimes de l’écriture et de la lecture. Si à l’évidence la littérature est exposée dans des dispositifs aussi nombreux que variés, il est plus complexe de déterminer ce qui, effectivement, est exposé de la littérature. Ne serait-elle pas réifiée en devenant objet du regard? La présence récurrente du livre et de ses états successifs dans les scénographies muséales pourrait en effet être interprétée comme une « réduction » du littéraire à sa manifestation tangible. Le livre qu’exhibe la vitrine n’est-il pas in fine figé et privé des sortilèges de l’imaginaire?

Seuils

Ces interrogations générales guideront notre approche du projet Livre/Louvre, une exposition présentée en 2012 au musée du Louvre conjointement menée par l’écrivain Jean-Philippe Toussaint et le conservateur du patrimoine responsable de la Collection Edmond de Rothschild, Pascal Torres[2]Livre/Louvrepropose un parcours mêlant le fonds propre du musée et des photographies, vidéos et installations réalisées par Toussaint pour « rendre hommage aux livres sans passer par l’écrit » (Toussaint, 2012a: 18). Ce projet résulte doublement d’une inspiration littéraire : il prend place, comme l’indique Pascal Torres, au sein d’« un cycle d’expositions dont le thème central [est] Le Livre » (2019: 7) et fait suite à une visite du Louvre à laquelle il avait convié l’écrivain. Précisons de surcroît que c’est la lecture du roman Fuir (Toussaint, 2005), dont une scène clé se déroule au Louvre, qui avait décidé de la démarche du conservateur.

Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait, Delacroix, Sardanapale (2012), Photographie numérique prise dans la salle Mollien du Louvre

Avec la permission de l’auteur

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Avant de s’engager dans le parcours proposé, il convient de s’arrêter sur les titres qui en dessinent les seuils. Le jeu paronymique Livre/Louvre affiche une poétique fondée sur les synergies des champs littéraire et muséal. Elles rayonnent d’ailleurs sur l’exposition par le biais de l’oeuvre Néon Livre/Louvre (Jean-Philippe Toussaint, 2012) qui semble en constituer l’enseigne. La convergence de ces deux champs n’est pourtant pas une évidence : l’influence décisive du Laocoon (2011 [1768]) de Lessing, ou du moins la lecture qui en a été faite, a en effet conduit à une assimilation de la poésie au temps et de la peinture à l’espace; plus généralement on considère que le « texte obéit à une chronosyntaxe, l’image à une toposyntaxe » (Viala, 2006: 297). L’art de l’exposition est avant tout spatial et, comme le rappelle Jean-Max Colard, il est difficile d’articuler la littérature à cette spatialité (2010). L’oblique central du titre Livre/Louvre dépasse l’opposition originelle et suggère des interactions entre ces deux domaines qu’il convoque, mais sans en définir les modalités. La coalescence directe des deux substantifs semble opérer un transfert des propriétés. Au travers de ce mouvement de spatialisation, le livre devient un lieu, s’assimile à un parcours et fait du lecteur « un visiteur »; en retour l’exposition devient « récit », rassemble des possibles narratifs, convoque des imaginaires. L’oeuvre Aimer lire (Jean-Philippe Toussaint, 2005-2012) qui ouvre l’exposition dessine tout à la fois un espace et une temporalité. Il s’agit d’un mur de quatre-vingt-quatre photos présentant une unité de lieu, le Cap Corse, et une unité d’action, puisque Toussaint photographie ses proches en train de lire. Si les ouvrages attribués à ses enfants, Jean et Anna, sont les mêmes, les visages et les corps signalent le passage du temps, esquissent une narration fantaisiste puisque les images ne suivent pas la chronologie des prises de vue. Livre/Louvre est donc cette fiction qui s’offre au regard, mis en valeur par le titre du catalogue, La Main et le Regard[3].

Le visiteur/lecteur engage plus directement son corps pour saisir cette proposition pensée comme un « hommage visuel au livre[4] ». Le substantif « hommage » choisi par Toussaint est à mettre en relation avec la valorisation induite par le processus d’exposition. Le geste de présentation — quel que soit le dispositif retenu — requiert l’attention et revendique une autorité. André Malraux l’a bien montré dans les premières pages du Musée imaginaire, le musée participe d’une déterritorialisation et « arrache leur fonction » aux objets qu’il expose (1965: 9), ils sont soustraits à l’usage et offerts au regard. Dans le contexte de cette institution de premier plan qu’est le Louvre, ce geste, du reste orchestré par un « conservateur du patrimoine », participe d’un processus marqué de légitimation. En proposant un « hommage visuel au livre » par le biais d’une exposition, le livre est désigné comme « oeuvre d’art », il est alors valorisé. « Dès qu’on parle d’oeuvre, quoi que l’on fasse, on attribue déjà une valeur, un statut, à la chose dont on parle », rappelle précisément Jérôme Glicenstein (2009: 202). Pour revenir à notre questionnement initial, on peut d’ores et déjà dire que c’est moins le livre comme objet qui est exposé que comme « oeuvre » capable de susciter une émotion esthétique.

Le terme d’« hommage » renvoie à la valeur performative de l’exposition, il est l’expression d’une foi et d’une admiration. Jérôme Glicenstein utilise d’ailleurs ce même terme pour rendre compte du lien qui unit les visiteurs — qu’il nomme « amateurs d’art » — aux oeuvres exposées :

Ils rendent hommage, au-delà de l’objet, à autre chose que l’on imagine à travers lui et à ce qui l’a fait advenir comme « oeuvre ». Ainsi, ce que l’on admire dans un dessin de Léonard de Vinci ou de Rembrandt, ce n’est pas seulement un assemblage de lignes, c’est aussi une histoire qui y est associée (l’invention, l’idée, l’inspiration). Cette histoire (que l’on en soit conscient ou pas) prend également largement en compte l’artiste et le moment de la création de l’oeuvre, de même que l’histoire des regards portés sur l’oeuvre.

2009 : 202

Les propos généraux de Glicenstein et la formule toussaintienne centrés sur la notion d’« hommage » signifient que l’objet exposé est un médium, un médium qui amorce et non arrête le regard puisqu’il comprend un « au-delà ». Il a valeur d’indice et dépasse sa propre matérialité. La chimère lexicale Livre/Louvre en appelle à ce dépassement. « Livre » devient un nom propre, un nom en propre serait-on tenté de dire, et ce nom propre désigne un idéal, une puissance de l’imaginaire qui embrasse des actualisations multiples.

Jean-Philippe Toussaint, Mardi au Louvre (2012), Photographie numérique prise dans la salle Mollien du Louvre

Avec la permission de l’auteur

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Au processus d’idéalisation s’adjoint celui de sacralisation. Le premier mouvement traverse l’objet, annihile ses limites physiques, le second interfère sur la relation entre le visiteur et ce qu’il voit, sur la manière dont il va à la rencontre de cet objet et le dote d’un autre contenu comme l’explicite Glicenstein. Nous entendons ce processus de « sacralisation » indépendamment de toute religiosité. Il permet de concevoir l’objet exposé comme étant la « manifestation de quelque chose de “tout autre”[5] » (Eliade, 1965: 17). La scénographie muséale et le discours qui l’accompagne disposent le visiteur à une forme de ferveur, ou tout au moins d’admiration appuyée qui s’émancipe de la lecture et de la connaissance des textes. Ainsi Livre/Louvre accorde une place essentielle à la trinité Dante, Borges, Beckett que Toussaint désigne comme ses « trois figures tutélaires » (2012a: 198). Le terme « figure » doit être également compris dans son acception originelle comme désignant une force de représentation. Les trois écrivains sont présents dans l’exposition au travers de citations, de références ou, plus directement encore, d’exemplaires uniques de leurs ouvrages, mais sont aussi à appréhender comme des images. S’interrogeant sur les puissances de la figure dans son ouvrage L’Image ouverte, Georges Didi-Huberman explique que lorsqu’un objet « fait image », il « se donne comme le détour visuel d’autre chose, qui n’est pas là présentement, […] ce qu’on pourrait verser dans le creuset des phénomènes anthropologiques les plus fondamentaux, aux côtés — ou plutôt dans la trame — du langage, du désir ou de l’échange social » (2007: 195). Dante, Borges, Beckett agissent comme des puissances iconiques qui magnifient le rapport à la littérature.

Dans son rappel du contexte de Livre/Louvre, Pascal Torres met d’ailleurs en exergue l’incunable de La Comédie de Dante. Il s’agit, comme le conservateur le précise lui-même, d’une pièce maîtresse de la collection Rothschild : « l’édition florentine, par Nicolò di Lorenzo [1481], […] commentée par le professeur d’éloquence et de poésie Christoforo Landino, membre de l’Académie platonicienne fondée par Cosme de Médicis, édition illustrée des estampes réalisées par Baccio Baldini d’après les dessins de Sandro Botticelli » (2019: 7). Le caractère précieux de cette édition s’appuie sur des critères qui n’ont pas trait au poème. On pourrait alors objecter qu’il s’agit là de cette réification évoquée plus tôt. Toutefois ce serait omettre l’importance du poète dans le champ littéraire : par la force de son oeuvre dans laquelle il se met lui-même en scène mais également en raison de la puissance d’inspiration qui a été la sienne — de nombreux écrivains se réfèrent explicitement à lui comme source de leur désir d’écrire, revenant toujours à sa Comédie (1472) comme en témoigne le cheminement de Samuel Beckett[6]. L’incunable est l’indice du rayonnement dantesque et la présence du manuscrit original d’En attendant Godot (1952), un cahier d’écolier donné à la Bibliothèque nationale par la famille Lindon, constitue tout à la fois un prolongement de cette aura et initie d’autres ramifications dont l’oeuvre de Toussaint est elle-même un témoignage[7]. Les supports matériels — un incunable du XVe siècle, un modeste cahier — ne sont évidemment pas de même nature, en revanche leurs forces symboliques convergent. Et si Borges n’est pas présent au travers d’un manuscrit, son influence se place au sein de l’exposition dans la même perspective. « Qui dit livre, […] dit Beckett » pour Toussaint, qui ajoute que « Borges représente l’universalité du livre, le côté Babel, les délices du labyrinthe et du savoir infini » (2012a: 198). Au travers de ces trois figures — Dante, Borges, Beckett —, le livre est sacralisé, un pouvoir lui est attribué sans qu’il soit nécessaire de démontrer son efficacité.

L’infini

Nous avons précédemment évoqué l’écueil, qu’impliquerait la muséographie, d’une « réduction » du littéraire à une ostentation matérielle. Nous allons voir que Livre/Louvre s’oriente, à l’inverse, vers le déploiement, l’amplification, la suggestion. Ainsi, La Comédie se trouve comme démultipliée par l’oeuvre multimédia L’Enfer (Jean-Philippe Toussaint, 2012), composée d’une mosaïque de neuf tablettes électroniques sur lesquelles défilent, en neuf langues, le texte du « Chant III » de L’Enfer de Dante[8]. L’oeuvre est animée d’un mouvement cyclique où se succèdent l’apparition et la disparition du texte qui sans cesse « renaissant de ses cendres […] recommence à défiler en boucle à l’infini » (Toussaint, 2012a: 198). L’incunable de La Comédie est « un des trésors » (198) de la collection Edmond de Rothschild, ce qui suffirait à justifier sa présence dans l’exposition, mais Toussaint s’est aussi saisi de cette oeuvre pour proposer un questionnement sur l’enjeu d’un texte fondateur, au-delà de la littérature, à la fois s’inscrivant dans une pérennité quasi sacrée et se renouvelant par sa force suggestive dont chacun peut s’emparer. Entre la verticalité de l’incunable dressé dans une présence hiératique et l’horizontalité des neuf tablettes se distinguent l’abscisse et l’ordonnée des actualisations possibles d’un texte, actualisations que symbolise déjà la traduction en huit langues du « Chant III ». Son sens se fait et se défait, il est toujours à rechercher, à reconstruire, à l’infini

Jean-Philippe Toussaint, Quelques amis écrivains qui passaient ce jour-là au Louvre par hasard à qui j’ai demandé de poser avec moi autour d’un autoportrait de Delacroix (2012), Photographie numérique prise dans la salle de consultation du département des arts graphiques du Louvre

Avec la permission de l’auteur

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Le déploiement, l’amplification et la suggestion président également à la conception de l’oeuvre L’Univers (Jean-Philippe Toussaint, 2012), qui rend hommage, dans la lignée de Borges cette fois, à la puissance du livre. La référence à l’écrivain argentin est une façon d’insister sur l’infini déploiement de l’imaginaire dont le livre est le vecteur. Elle apparaît clairement dans le court documentaire, réalisé par Madeleine Santandrea (2012) et dédié à l’oeuvre, qui s’ouvre sur l’incipit de « La Bibliothèque de Babel » : « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) » (Borges, 1983 [1944]: 71). Vingt-deux néons, qui déclinent le mot « livre » en différentes langues et couleurs, fonctionnent comme une invite à parcourir littérairement le monde. Le ciel étoilé qui accueille le visiteur et les parois lumineuses où s’allume un néon, un autre lui répondant, puis un autre encore, créent ainsi un univers en expansion dans un mouvement cyclique. La voûte céleste s’ordonne, selon les propres mots de Toussaint, en un « ballet de lumière » (Santandrea, 2012: 3 min) suivant le scintillement des néons qui apparaissent et disparaissent. Les frontières s’effacent dans ces passages d’une langue à l’autre, ou plus exactement les mondes se rencontrent, se réfléchissent, la puissance fictionnelle fait rayonner le monde, et réciproquement, ce que la phrase de Borges qui donne son titre à l’oeuvre suggère magistralement. L’Univers est donc un lieu d’immersion où le visiteur ne fait pas directement l’expérience des sortilèges de la lecture, mais perçoit comme autant de stimulivisuels les vibrations lumineuses de ces livres/mots.

La photographie Mardi au Louvre (Jean-Philippe Toussaint, 2012), présentée comme un « tableau, librement inspiré des grandes compositions des tableaux d’ateliers » (Toussaint, 2012a: 178), est également une manifestation des processus de prolifération à l’oeuvre au sein de l’exposition. Le titre et le référentiel convoqué par Toussaint mettent l’accent sur l’activité muséale, un mardi, jour de fermeture. La photographie embrasse toute la largeur de la salle Mollien qui comprend douze personnages, gardien, peintres, électriciens, installateurs, conservateur, tous concentrés sur leur tâche. Les échelles, les échafaudages, les gants blancs renvoient aux métiers qui interviennent quand le public n’accède pas à ces lieux prestigieux. La profondeur de champ du cliché permet de distinguer tous les éléments, jusqu’au tableau de la salle précédente qui arrête la perspective à l’arrière-plan. Au centre de la composition, le cadre doré que tient le personnage agenouillé n’enserre aucune toile. Ce cadre vide rappelle que chacune des oeuvres présentes sur les cimaises s’offre au public par une mise en scène résultant de la collaboration de différents spécialistes. Le cliché centré sur les artisans et ouvriers qui habituellement s’activent en l’absence du public semble de prime abord documentaire et n’avoir rien à voir avec la littérature. Toutefois, sa transparence, son immédiateté sont arrêtées par l’activité commune à chacun des individus — la lecture — qui les détache de leur fonction première. Tous, qu’ils soient en hauteur sur des échelles et des échafaudages, au sol, agenouillés sur le parquet, ont suspendu leurs occupations habituelles : tous lisent un livre, y compris Pascal Torres, qui au loin, sans qu’on puisse l’identifier, a sous les yeux l’incunable de Dante (Torres, 2019: 7). La forme pyramidale de la pile de livres de la collection de Rothschild, située au premier plan, est reprise par la combinaison des lignes invisibles qui relient ces lecteurs improbables. Le temps suspendu de la lecture et la puissance du livre se font écho à travers cette symétrie. La matérialité des objets et des gestes est dépassée par l’engagement des douze individus dans leur lecture. En outre, les tableaux d’Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale (1827) et Femmes d’Alger (1834), mis en valeur dans la composition constituent également un hommage indirect au livre, puisque le journal du peintre, publié en 1893, est considéré comme une oeuvre à part entière, à laquelle Toussaint fait régulièrement mention. Rien n’est naturel dans cette composition, les personnages paraissent s’adonner à la lecture sous l’effet d’un sortilège, répondant au coeur même de leur activité à l’impérieuse nécessité de lire. On pourrait ainsi dire que cette image, sous ses apparences documentaires, ressortit au merveilleux et au conte. Ce passage du réalisme au merveilleux s’inscrit dans un ensemble de glissements de différentes natures opérés par l’exposition, qui ne se départit pas pour autant du désir de constituer « un hommage visuel au livre. »

Déplacement/dépassement

Une autre composition photographique spécialement élaborée pour l’exposition se fonde originellement sur le tribut d’un peintre à un autre peintre, à savoir celui d’Henri Fantin-Latour à Delacroix dans son Hommage à Delacroix (1864). Toussaint opère un premier déplacement en indiquant que c’est la figure de Baudelaire et non celle de Delacroix qui l’« a d’abord frappé » dans ce tableau (2012a: 184). La photographie confirme dès son titre ce déplacement dans le champ littéraire : Quelques amis écrivains qui passaient ce jour-là au Louvre par hasard à qui j’ai demandé de poser avec moi à l’improviste autour d’un autoportrait de Delacroix (Jean-Philippe Toussaint, 2012). Sa longueur donne le sentiment que le langage verbal gagne sur le visuel, ou du moins tend à s’imposer, mais la tonalité humoristique expose aussitôt le caractère facétieux de la démarche. « Par hasard », « à l’improviste » sont autant de précisions antiphrastiques qui désamorcent ce que la situation pourrait avoir de platement conventionnel. L’image devient événement, narration, plus exactement fiction. La pose de ces sept écrivains — Pierre Bayard, Olivier Rolin, Pascal Torres, Jean Echenoz, Philippe Djian, Emmanuel Carrère et Jean-Philippe Toussaint — s’inspire de la toile de Fantin-Latour, mais Delacroix, dont l’autoportrait trône au centre, n’a pas la même présence. Il est certes ce peintre romantique majeur, mais il est aussi ce diariste proposant ses réflexions sur son art et son époque, qui tout à la fois clarifie et transmet sa démarche par l’écrit. Bien évidemment, la photographie ne dit rien du travail spécifique de chacun de ces sept auteurs, pour autant elle se fonde sur une reconnaissance critique et publique déjà établie et la perpétue. Dans La Main et le Regard, Toussaint précise qu’il a réuni pour la prise de vue quelques amis « dont [il] admire le travail et dont [il] partage la conception de la littérature » (2012a: 185). Ces écrivains incarnent donc une certaine idée de la littérature — la définir plus avant serait sans aucun doute une gageure, tout au plus peut-on s’accorder sur une exigence formelle et stylistique partagée et sur une propension à parler de leur art. Toussaint se défend d’ailleurs d’avoir voulu « constituer un courant littéraire ou une école » (185). En clarifiant sa démarche, il la place implicitement à distance de l’iconique cliché pris en 1959 devant les Éditions de Minuit[9], sa maison d’édition depuis la publication de son premier roman, La Salle de bain (1985). Ce portrait de groupe qui réunit Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Samuel Beckett, Robert Pinget, Nathalie Sarraute et Claude Ollier est en effet fréquemment convoqué comme un témoignage de l’existence même du Nouveau Roman.

Jean-Philippe Toussaint, LHOOQ? (On se pose la question) (2012), Photographie numérique prise dans le département des peintures du Louvre

Avec la permission de l’auteur

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Si le livre occupe une place déterminante dans l’exposition, il n’en constitue pas la seule « inspiration littéraire » : les interactions entre la littérature et l’espace muséal engagent également « l’écrivain imaginaire », ce personnage qui émane de l’auteur sans pour autant se confondre avec lui, dont la scénographie s’est développée à l’époque romantique, celle de Delacroix, comme l’a démontré José-Luis Diaz (2007). Le dispositif choral que retient Toussaint en rassemblant autour de lui d’autres hommes de plume participe d’un double mouvement d’incarnation et d’idéalisation du livre : par ces « tableaux », il expose, pour reprendre une expression de Jérôme Meizoz, « la littérature en personne » (2015).

Ce dispositif de Quelques amis écrivains qui passaient ce jour-là au Louvre par hasard est repris pour la composition photographique LHOOQ? (On se pose la question) (Jean-Philippe Toussaint, 2012). Toussaint, Djian, Echenoz, Carrère et Bayard se tiennent devant la Joconde (1506). Le tableau de Léonard de Vinci, devant lequel se presse habituellement la foule, est relégué à l’arrière-plan : les cinq écrivains, plutôt que de profiter de ce moment privilégié pour le contempler à satiété, lui tournent le dos, et affichent, face à l’objectif, un sourire plus moqueur qu’énigmatique, préférant se placer dans le sillage parodique de l’oeuvre de Marcel Duchamp (1919) qui affuble la Joconde d’une fine moustache et d’un bouc à peine marqué. L'allographe du plasticien oriente le titre vers une lecture potache, mais la question « elle a chaud au cul? » relance l’exégèse du sourire énigmatique. En ajoutant l’énoncé parenthétique au titre de Duchamp, Toussaint effectue à son tour une réécriture qui, du reste, rappelle sa propension humoristique au commentaire. Qui est ce « on » qui se pose la question? Les écrivains rassemblés là pour se concerter sur le sujet, voire sommés d’apporter une réponse? Le sérieux de la pose est sciemment désamorcé par cette légèreté espiègle du titre. Ce dernier peut toutefois être également compris comme un appel au regard que fait entendre l'homophone « look ». L’injonction résonne dans toute son ambiguïté : que doit-on regarder? Le tableau, la photographie, les écrivains, le livre? Dans le cadre spécifique de Livre/Louvre, « look » est aussi un écho paronymique de « book », dont le néon clignote, quelques salles plus loin, au sein de l’oeuvre L’Univers. Qu’expose-t-on? Que regarde-t-on? Que lit-on? On se pose, en effet, la question.

Nous nous demandions dans les prémices de notre réflexion si l’exposition littéraire ne prenait pas le risque d’une réification. Or, dans les deux photographies que nous venons d’analyser, intervient un phénomène de personnification. Si Toussaint donne à voir la littérature « en personne », ce n’est nullement pour lui donner un visage et la réduire à une figure spécifique, il s’agit plutôt de lui donner du « jeu », de la placer, et de placer simultanément le visiteur, dans une dynamique de questionnement. Dans Livre/Louvre, il propose autant de variations sur cette exposition de l’écrivain et sa persistante opacité, sur l’évidence de la lecture et son inexplicable magie.

Jean-Philippe Toussaint rassemble d’ailleurs ces deux orientations dans son Autoportrait en lecteur (2012). Cette image obtenue par résonance magnétique est auréolée de son exactitude scientifique. On y voit l’écrivain de profil tenant dans ses mains un ouvrage, dont le mérite premier est de présenter une reliure ancienne et une couverture nervurée faisant écho aux méandres neuronaux. La distinction des trois composantes, le livre, Toussaint et son cerveau-en-train-de-lire, n’aboutit cependant qu’à une lecture très superficielle de l’image. La zone du cerveau est aussi blanche que la chemise du lecteur. Les mains attirent nettement l’attention, le regard, lui, est imperceptible. Aucun détail ne renvoie littéralement ou symboliquement à l’enjeu de sa lecture, qui échappe entièrement à l’observateur. Quelles sont les réflexions qui traversent le sujet? Que penser de ce cliché? L’image demeure d’une transparente opacité et l’autoportrait, impersonnel. Aussi l’interprétation doit-elle se nourrir de son environnement : cette posture de lecteur renvoyant aux figures de Dante, Borges et Beckett précédemment convoquées. Toussaint se présente comme un lecteur de ces classiques, en retour, le visiteur est un lecteur potentiel de Toussaint. L’écrivain se donne à voir dans l'attitude même de ses destinataires, c’est alors que l'image fonctionne en « résonance », en écho. Il se pose comme le double du lecteur, et la similitude relègue à l'arrière-plan l'ipséité. L’hommage au livre se déploie donc ici dans cette circulation vivifiante entre écriture et lecture. Nous nous sommes demandé ce qui est effectivement exposé de la littérature; au vu des choix toussaintiens, on peut avancer l’hypothèse que c’est son principe même, son fonctionnement assimilable à une force d’« agencement » qui est mis en avant. Livre/Louvre est un hommage au livre entendu comme cette « petite machine » que Gilles Deleuze et Félix Guattari disent caractérisée par « des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités, mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification » (1980: 9-10). La scénographie toussaintienne, par des déplacements successifs, par des décalages, dessine précisément des « lignes de fuite », joue sur des « mouvements de déterritorialisation ». En élaborant son « hommage visuel au livre », elle prend soin de composer un tableau vivant.

***

Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait en lecteur (2012), Image obtenue par résonance magnétique, retouchée et tirée sur papier | 15 x 15 cm

Avec la permission de l’auteur

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Au terme de notre réflexionc’est cette vitalité que nous retenons pour caractériser le parcours proposé par Livre/Louvre. La composition photographique Mardi au Louvre nous paraît emblématique de cet « hommage visuel au livre »Par ses dimensions, elle est comparable aux toiles de grands maîtres qu’abrite la salle Mollien où s’est déroulée sa prise de vue et, dans la mesure où elle résulte d’une véritable mise en scène, elle est aussi assimilable à un tableau vivant dans lequel chacun des douze agents du musée, et ce, quelle que soit sa fonction initiale, d’une part, devient un personnage au sein de la composition et, d’autre part, interprète un rôle de lecteur. Cette image qui s’offre au visiteur n’a rien de naturel — que fait ce peintre, livre en main, sur l’échafaudage? —, elle invite à une rêverie poétique qui se nourrit d’éléments déterritorialisés, mais incarnés. Le tableau vivant est par excellence à la croisée des arts (Vouilloux, 2002: 24-31). Il propose une image théâtralisée qui renvoie à d’autres images et se fonde sur un plaisir de la reconnaissance. Que reconnaît-on ici? Des corps de métier, des objets qui s’y rattachent et des livres, tous ces livres que les personnages ont en partage. Le jour de fermeture au public se métamorphose en temps de lecture, d’ouverture sur les mondes dantesques, sur les bibliothèques en devenir, sur l’innommable. Et la composition forme une allégorie de la lecture qui se déploie dans l’ensemble de l’exposition. Livre/Louvre propose donc aux visiteurs une représentation visuelle de la lecture, visuelle dans la mesure où elle s’incarne dans l’énigme et le multiple, le mouvement et le recommencement. Le parcours évite l’écueil du visible[10]d’une perception arrêtée et immédiate, et sollicite bel et bien « la main et le regard ».