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Introduction : traduire sa langue-culture, traduire l’intraduisible

Depuis longtemps la traduction est, et j’emprunte ici les mots de Patricia Godbout (2010 : 94), « définie comme une représentation de deuxième ordre, un produit dérivé, voire un faux » (94). Comme une contrefaçon de grand peintre, bien qu’elle ait très peu de valeur, la traduction doit pourtant revêtir toutes les apparences de l’original :

Un texte traduit […] sera jugé acceptable par la majorité des éditeurs, des critiques et des lecteurs s’il semble couler directement de la langue source sans que rien dans le texte rappelle qu’il s’agit d’une traduction — s’il entretient, en d’autres mots, ce que Lawrence Venuti nomme « l’illusion de la transparence ». Cet effet illusoire masque les nombreuses conditions de production de la traduction, à commencer par l’intervention cruciale du traducteur dans l’oeuvre originale.

94

Je voudrais suggérer que, dans « Lu, Reshaping » une récente nouvelle de l’autrice montréalaise Madeleine Thien, publiée dans The New Yorker le 20 décembre 2021, les immigrantes qui se traduisent dans la culture hégémonique du Vancouver blanc des années 1980 doivent maintenir l’illusion d’appartenir en toute transparence à cette langue-culture, tout en étant considérées comme des produits dérivés, des traductions fautives. Ces personnages d’immigrantes s’avèrent des traductrices fictives, car elles nous permettent d’entrevoir tangiblement à la fois la nostalgie du passage toujours un peu raté d’une langue-culture à l’autre (la mère, Lu) et le nouveau monde cartographié à l’aide des mots de la culture d’arrivée (son aînée, innommée). Dans le cas de cette nouvelle, alors que la mère, Lu, tient à préserver sa langue-culture, dont le langage figuré colore toujours les rapports écrits qu’elle doit soumettre au travail – comme si une part d’elle insistait pour que ses collègues anglo-canadiens se projettent aussi dans sa peau à elle, partagent ses perceptions – sa fille aînée, elle, a vite compris que leur survie passait par l’adaptation fluide à la langue-culture d’arrivée, à son monolinguisme et à l’univocité du sens, littéral.

La traduction culturelle, une affaire de famille

Dans « Lu, Reshaping » Thien, Montréalaise d’origine asiatique mixte, met d’abord en scène une mère (Lu) et son aînée (innommée), tard le soir dans leur appartement de Vancouver dans les années 1980. Le dialogue est vif, plein de surprises, et a pour centre la révision du rapport financier que Lu doit remettre le lendemain à son travail, révision effectuée comme d’habitude par son aînée, dix ans, qui maitrise mieux l’anglais idiomatique que sa mère, dans la mesure où elle est née au Canada.

La fillette relève avec beaucoup d’à-propos les erreurs que la mère a commises en anglais, qui rendraient le rapport illisible pour les unilingues que sont les collègues blancs canadiens à l’époque où se situe la nouvelle. Les expressions idiomatiques et les proverbes permettant de coucher les idées de Lu se présentent comme complètement saugrenus en anglais, ressortent comme parfaitement étrangers. L’aînée de Lu, très consciente de cet effet, efface le cantonnais « culturel » du rapport, plein de métaphores, et donc d’échos connotatifs, le remplaçant par des expressions dénotatives appartenant le plus souvent au domaine des affaires ou de la comptabilité, qui sont bien sûr d’une féroce efficacité. Elle effectue inconsciemment une traduction cibliste, c’est-à-dire une traduction qui se rapproche le plus possible de la culture, du mode de pensée que présente la langue d’arrivée. Une illustration en serait le moment où l’aînée semonce sa mère en commentant son rapport truffé d’expressions figées : « Ce passage, ici, où tu dis Dix théières et neuf couvercles, maman? C’est drôle, et je vois ce que tu veux dire, mais je pense que tu devrais seulement dire “L’offre n’égale pas la demande”[1]. » (Thien, 2021 : 23/27)

On comprend que, pour réviser le rapport de sa mère, la fillette a dû maîtriser l’essentiel des deux cultures, traduisant un monde où le sens passe par les images, vers un anglais des affaires où le sens, donné par des formules relativement obtuses (pour quelqu’un qui n’a pas de formation dans ce jargon), est dénué d’images et nécessairement univoque.

J’ai mentionné l’intense effort de traduction que ces deux générations d’immigrantes doivent déployer sur un nouveau continent dans une nouvelle langue-culture. C’est par ailleurs l’implicite dévalorisation de sa culture que l’immigrante effectue, à son corps défendant, surtout si elle est issue d’une minorité visible, par le biais d’une activité toujours déjà dévalorisée, et qui est souvent l’instrument des personnes dominées. C’est bien ce que l’aînée de Lu discerne, puisque, dans un effort d’adaptation à la culture dominante, elle prétend ne pas comprendre sa mère :

Écoute, il est une heure du matin, dit Lu. Arrête de jongler avec des mandarines. 

— Quoi?

— Tu sais exactement ce que je veux dire. Arrête de perdre ton temps[2].

Thien, 2021 : 4/27

On remarque que la langue qu’utilise Lu, pourtant à Vancouver depuis 14 ans, est remplie d’expressions figées, de maximes, de proverbes, tous très imagés, où le sens se condense et donc se généralise. Lu elle-même conserve un peu de sa culture en anglais en effectuant une traduction sourcière, de la lettre, où l’on perçoit à travers l’anglais la langue-culture originale. C’est donc paradoxalement un appauvrissement du sens que la fillette vise lorsqu’elle traduit les images du cantonais emmagasinées dans un rapport sur l’approvisionnement de la compagnie pour laquelle sa mère travaille. La langue imagée, enracinée dans une culture, hautement connotative, tout en comportant un noyau dénotatif, est réduite dans la traduction de l’aînée de Lu à un jargon d’affaires qui a le mérite d’être efficace parce qu’il est international. La fillette a compris que sa survie, son intégration à la société passaient par l’impeccable maitrise de cette langue. En quelque sorte, avec le rapport rempli de chiffres à rendre, c’est comme si l’anglais et le jargon des affaires ne formaient plus qu’une langue aplanie, univoque, avec le même objectif : rendre le plus vite et le plus directement possible un message qui vise à l’augmentation de l’efficacité, et donc à l’accumulation de la richesse en argent (mais pas pour les tâcheronnes qu’elles sont).

Cet incipit léger, plein d’humour caustique sous forme de dialogue mère-fille, qui ressemble à un match de ping-pong où la balle tiendrait lieu du sens, et où chaque côté du filet tiendrait lieu de langue-culture – l’une toujours imagée, l’autre dépouillée de tout ce qui pourrait retarder l’efficacité de la trajectoire du sens – cède le pas et donne le ton à une suite infiniment plus ambivalente de ce que peut être la traduction culturelle pour l’immigrante de première génération qu’incarne Lu.

Examinons le sens du titre : le gérondif dans « Lu, Reshaping », n’est pas innocent car Lu change, se métamorphose, se traduit constamment en une autre, parce qu’elle est immigrante et que les conséquences se font sentir au plus fort dans sa vie de bureau. Mais le titre fait à première vue allusion à ce dialogue mère-fille, où l’aînée demande à sa mère si elle accepterait de changer sa vie dans un monde parallèle. Lu surprend sa fille en répondant un oui sans équivoque : « Toute ma vie j’ai eu envie de changer de forme, de changer de peau. C’était mon rêve quand j’avais ton âge[3]. » (Thien, 2021 : 4/27) Si la mère a vite compris que sa vie, et plus tard sa survie en tant qu’immigrante, résident dans la métamorphose, du moins dans une forme de camouflage, la fille, elle, encore très jeune il faut dire, mise sur des règles strictes et stables dictées par l’écrit, qui lui ouvriront les portes du monde anglo-canadien : « S’égayant, sa fille dit “Mon Dieu maman, t’es tellement bizarre.”[4] » (Thien, 2021 : 4/27) L’aînée trouve sa mère étrange parce qu’elle-même n’aspire qu’à une série de règles sociales pour devenir une parfaite anglo-saxonne. Bien que sa tâche soit celle d’une traductrice dans cette négociation de l’entre-deux-mondes, elle rejette avant tout l’hybridité, Ses corrections sur le texte de sa mère visent justement à extirper le weird, le unheimlich, autrement dit toute étrangeté, de l’anglais écrit par sa mère.

C’est ainsi que l’aînée de Lu, qui me semblait au départ être le seul personnage traducteur, est précédée dans son labeur de traduction par sa mère, auquel processus traductif nous avons accès en tant que lectrices, et qui ressemble plus à une traduction de la lettre, une traduction étrangéisante, qu’à une traduction cibliste.

Mais avant d’entrer dans ce processus qui fait de Lu la traductrice éthique par excellence, je voudrais rappeler qu’on retrouve dans la situation de traduction présentée une mise en abîme de l’enfant d’immigrant : c’est après sa journée d’école que l’aînée doit « corriger » le texte de sa mère – ce soir-là jusque tard dans la nuit. Elle doit donc représenter sa mère auprès de la compagnie, littéralement en la blanchissant (whitewashing), en réduisant à zéro les signes d’ethnicité de son anglais, en en faisant, du moins à l’écrit, une co-équipière intégrée. Bien entendu, la petite traductrice paie de sa personne le temps qu’elle passe à la traduction pour sa mère, puisque de grands pans de son enfance sont déjà aspirés par la tâche de devenir, pour sa mère, une no-nonsense North American.

C’est au moment où Lu affirme que ce n’est pas elle qui est sarcastique, mais la vie, qu’elle semble se rendre compte du prix de la traduction culturelle pour sa fille : « Cette fille semblait déjà ployer sous les soucis de la vie, et ce pouvait bien être la faute de Lu. Toutes ces longues soirées que sa fille avait passées à l’aider à trouver le mot juste. Une vague de regret envahit Lu[5]. » (Thien, 2021 : 3/27)

Ce pan de narration en indirect libre semble indiquer que Lu, la narratrice, est consciente du prix que paient les enfants d’immigrants, mais que cette taxe prélevée est inévitable.

Plus tard, perturbée par la visite de sa patronne, qui a ordonné une enquête au bureau dont je discuterai sous peu, Lu tente de rejoindre ses filles restées seules à la maison, mais elles ne lui donnent aucune information sur elles-mêmes, se concentrant plutôt sur la langue, lui renvoyant au visage l’anglais idiomatique que leur mère maitrise pourtant bien, rendant les expressions anglaises de leur mère étranges, en faisant cruellement ressortir de leurs voix enfantines le fait qu’elle est étrangère, et montrent par le fait même que leur anglais est déjà tout aussi développé, puisqu’elles reprennent les expressions idiomatiques de leur mère (ici avec le mot « trick », que je ne traduirai pas parce que tout tourne autour de ce mot-valise), parfaitement en contexte :

“How’s tricks, Ma?”

— Stop with the tricks! They bounced her words around for fun: “Mom doesn’t miss a trick! There she goes, up to her old tricks! […]”[6]

Thien, 2021 : 11/27

Je traduis le passage qui suit immédiatement cette citation :

Ses filles étaient mystifiées par son anglais. C’était le seul aspect d’elle qui semblait à la fois les amuser et les perturber. Elles déployaient ses expressions pour la tarabuster, elle, mais aussi pour haranguer le monde. « J’ai avalé plus de sel que vous avez mangé de riz », se criaient-elles l’une l’autre, lançaient-elles à leurs poupées, aux étrangers dans la rue[7].

Thien, 2021 : 11/27

L’anglais de Lu, ses filles l’étiquètent comme une langue en traduction, comme si on regardait un poisson de l’autre côté du verre épais qui sert de réservoir à l’aquarium. C’est un anglais-cantonnais, parce que l’anglais est bien maitrisé, mais il est ornementé, pourrait-on hasarder, par bien des expressions idiomatiques cantonaises. On pourrait en déduire que quelqu’un qui maitrise une langue, qui la cerne, la parle comme un monolingue.

La traduction (culturelle) au bureau

Après la description de discussions serrées entre mère et filles traductrices culturelles, ces dernières déjà bien meilleures que Lu à déchiffrer le nouveau monde, à le restreindre aux frontières monolingues dictées par l’époque et le lieu, le récit s’attache à décrire en détail la lecture que fait Lu de son environnement de travail. Pour contextualiser, je cite Thien, dans une entrevue du New Yorker :

Bien que « Lu, Reshaping » ne soit pas à propos d’elle (ma mère), ce récit était pour moi une manière de réfléchir à la solitude d’une immigrante, une femme, qui tente de soutenir sa famille avec un travail pour lequel elle est douée, mais où on ne lui permettra pas de dépasser un certain niveau[8].

dans Treisman, 2021

Ce plafond de verre pour les immigrantes, quelles que soient leurs compétences, cette solitude conséquente à l’immigration, d’autant plus grande qu’on est femme, cernent le sujet apparent de la nouvelle. Mais un des thèmes sous-jacents s’avère la constante traduction qu’une immigrante doit faire de la culture, des sous-cultures dans lesquelles elle est plongée, avec le danger que représente toujours le fait d’être une Asiatique, souvent synonyme, pour les Blancs, d’exotisme, et parfois d’érotisme, comme nous le verrons.

Le lendemain, dans la grande salle de réunion où elle doit présenter son rapport à l’anglais bien blanc (« Speak White » aurait-on pu lui dire à une autre époque), Lu attend ses collègues, une boîte de beignets en main. On lui annonce qu’elle devra collaborer à une enquête – Didn’t you hear? Lu, sans comprendre, offre à sa collègue la boîte de beignets : « Antoinette la regarde avec curiosité, impatience, amusement, mais de la dérision traverse aussi son visage. Du moins c’est ce que Lu ressent. » Plus tard : « Telle était la vie, pensait Lu, dans son bureau dépourvu de fenêtres. Du moins, sa vie actuelle. Il fallait attendre en file afin de voir pendre la carotte de la compréhension[9]. » (Thien, 2021 : 6/27)

Deux informations dans cette réflexion caractérisent le statut d’immigrante de Lu, de minorité visible : son bureau sans fenêtre, que Lu garde depuis plus d’une décennie, malgré ses diplômes, et l’image « d’attendre en file afin de voir pendre la carotte de la compréhension » qui implique qu’un processus d’exclusion retient l’information nécessaire à la compétence, et donc à l’avancement, alors qu’on prétend en offrir les moyens.

En attendant l’investigatrice, Lu arrose ses langues-de-vipères – mothers-in-law, en anglais, ce qui en fait des membres de la famille, une sorte de choeur antique végétal, qui semblent agir en tant que miroir de sa situation. On pourrait voir ces plantes aussi comme comic relief, car Lu leur parle plus ouvertement qu’à ses collègues. À l’instar de Lu et des immigrantes, ces plantes sont terriblement résilientes – elles survivront sans être nourries ni arrosées pendant des mois, si on les oublie – et se fondent dans le décor.

Puis, lorsque Lu songe à ses amants, on a la vive impression que Lu compense la fixité de son statut social diurne par sa liberté nocturne. Elle ne se conformera pas à l’idée qu’on se fait d’une pauvre immigrante. Toutefois même ses amants, dans la description ironique qu’elle en fait pour elle-même, n’échappent pas à leur statut de migrants : « Elle s’intéressait présentement à un homme qui était autrefois procureur à Shanghai, et travaillant désormais dans un entrepôt à Port Moody[10]. » (Thien, 2021 : 8-9/27) Cette seule phrase de caractérisation correspond à une traduction culturelle : Lu parle au départ d’elle-même et de ses désirs changeants (« Elle s’intéressait présentement ») mais continue avec un commentaire à la fois personnel et social, voire sociologique, en opposant des métiers de personnes qui ne se fréquenteraient d’habitude jamais (« un procureur de Shanghai » et « un commis d’entrepôt à Port Moody »), mais qui sont ici une seule et même personne : on effectue une traduction extrême, qui bien sûr présente une culbute dans l’échelle sociale pour la personne immigrée. Comme Lu, cet homme est bardé de diplômes, qui ne sont pas reconnus au Canada, et pour cette raison passe de la mégalopole cosmopolite de Hong Kong à une petite ville perdue en Colombie-Britannique, Port Moodie, ce qui rend sa dégringolade sociale d’autant plus ironique.

Quant à la situation évoquée au bureau et qui requiert l’aide de Lu, la conversation avec sa patronne en montre les fastidieux détours – ici, les Occidentaux, traditionnellement représentés comme allant directement aux faits, en prennent pour leur rhume, puisque Lu considère que sa patronne emprunte des détours « avant de lui dévoiler l’affaire, comme si elle cousait un bouton[11] » (Thien, 2021 : 8/25). Pendant que la patronne explique et que Lu résume dans sa tête : « Des plaintes adressées à un cadre supérieur. Des irrégularités financières – un comportement déplacé […]. Ils avaient fait venir une enquêteuse externe[12] » (Thien, 2021 : 9/27) – notons le legalese, le jargon juridique, d’un ennui prodigieux. Lu, de plus en plus larguée quant à l’origine de l’enquête, se tourne vers ses plantes :

Les langues-de-vipères faisaient quelque chose d’étrange. Comme si leurs feuilles avaient aperçu quelque chose. La porte s’était ouverte, et les lumières du couloir les appelaient. Des nutriments? Leurs tiges pivotaient imperceptiblement vers l’ouverture[13].

Thien, 2021 : 9/27

Tout se passe comme si, face aux limites de sa traduction culturelle, Lu laissait les plantes, invisibles, inaudibles, prises comme elle depuis une éternité dans son bureau sans lumière, faire l’éloge de la fuite. La patronne finit par insister devant l’incompréhension apparente de Lu : « Je sais que ce sera un processus ardu. Vous étiez…eh bien, amie avec John Sadler[14]? » (Thien, 2021 : 10/17) « Oui, John est l’ami de toute le monde[15]. » (Thien, 2021 : 10/17) Ce sont les plantes qui traduisent la réaction épidermique de Lu, ce qui signifie que nous-mêmes devons interpréter, car sa réponse nous éloigne de la vérité : « Les tiges tourbillonnèrent, gigotèrent comme si elles portaient quelque chose de piquant, mais ce n’était qu’un courant d’air du conduit[16]. » (Thien, 2021 : 10/17) Après que le dialogue nous annonce que sa patronne a moins de diplômes que Lu et est arrivée dans cette boîte un an après elle, Lu révèle à cette dernière qu’elle ne sait toujours pas à quoi elle fait référence. La patronne conclut : « Vous vous sentez comme moi, je sais. Comme nous nous sentons toutes[17]. » (Thien, 2021 : 10/17)

Lu penche la tête, ce qui signifie Je préférerais ne pas me mêler de cela, ce qui se traduit dans sa langue par : « Je préfère manger des arachides en écoutant un film[18]. » (Thien, 2021 : 10/24) On a donc deux traductions de suite pour exprimer que Lu se voudrait bien loin de la situation.

Mais quand le tête-à-tête avec l’investigatrice se produit, cette dernière lui demandant si elle préfère une déposition écrite, son anglais écrit étant « impressionnant », Lu la regarde tristement, songeant à sa grande fille. L’investigatrice, Lu comprendra, tente de cerner cet homme avec qui Lu avait couché et de l’accuser d’avoir abusé d’elle. Mais c’est ici que l’intraduisibilité change de camp : le malaise grandissant de l’enquêteuse témoigne du poids qui passe de Lu à Susan : « L’enquêteuse Susan ne peut pas me lire, ce qui la rend nerveuse; elle m’en veut parce que c’est elle qui enquête[19]. » (Thien, 2021 : 19/25) Mais même si les jeux sont faits, la narration commente : « C’était vrai que leur opinion de Lu ne s’était jamais enlignée avec sa valeur[20]. » (Thien, 2021 : 19/27) Lorsque l’investigatrice lui demande si on l’a prise pour une idiote[21], si cet homme aurait abusé de sa position d’autorité, Lu répond par ne sorte de maxime : « On a tous été pris pour des idiots. Même John Sadler. C’est la vie[22]. » (Thien, 2021 : 20/27) Elle ajoute que personne ne tire avantage d’elle, qu’elle aurait disparu depuis longtemps si c’était ce qui arrivait. Lorsque sur un formulaire, on lui demande ce dont elle a été témoin, elle écrit d’abord un long et magnifique paragraphe au sens figuré. Puis, songeant qu’il serait inapproprié que sa fille traduise cela en anglais simple, elle efface tout, puis écrit : « Deux personnes ont eu une liaison. Rien de plus. Rien de moins[23]. » (Thien, 2021 : 22/27). Elle s’est enfin traduite dans la culture de l’autre, seule.

Lorsqu’un poste est offert à son mari dans la Silicon Valley, Lu y déménage avec sa famille et y enseigne de soir à des immigrants dans un collège communautaire. Ce qu’elle remarque d’eux correspond à ce qui lui avait permis de survivre : un juste équilibre entre traduction pour les autres, comme employé, où on ne sera jamais considéré comme parfait, et non-traduction de soi, de même qu’un emploi créatif, distancié de la langue coloniale, qui préservera la maitrise de soi et gardera sa fierté : « Leur capacité à demeurer imperturbables, combinée à leurs usages originaux de l’anglais, leur distance des mots justes, rendait difficile leur succès comme employés. Ils […] étaient déterminés, pourtant, […] à […] rester leurs propres patrons. C’était la seule façon de vraiment vivre[24]. » (Thien, 2021 : 23/27)

Conclusion

Ce récit comporte sa part d’opacité, qui n’est pas étrangère à la traduction de son monde qu’effectue sans cesse la narratrice-focalisatrice : Lu semble avoir conclu, en retournant sur son passé, qu’il est difficile de trouver un juste milieu à la pourtant nécessaire traduction de soi-même dans une autre langue-culture, et que la honte joue dans un cas comme dans l’autre :

C’était la vie, voulait-elle dire à ses filles. On voulait la changer, mais c’est elle qui nous changeait, nous remodelait à chaque âge de la vie. Un jour l’on était immigrante, alourdie par une honte inexplicable; le jour suivant, l’on se retrouvait mère, vieillie, et tous les risques qu’on avait pris — pour vivre librement, ne pas se soumettre — nous rendaient aussi honteuse, comme si on n’avait rien fait que de jongler avec des tangerines[25].

Thien, 2021 : 24/27

Les traductrices récalcitrantes que sont les immigrantes telles que représentées en fiction doivent aussi être considérées dans la nomenclature des traductrices ou traducteurs fictifs. Peut-être serait-ce une manière de mieux saisir leur situation, qui semble admirablement refléter les délicats enjeux de la traduction des langues-cultures.