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Michel Sarra-Bournet, Entre corporatisme et libéralisme. Le patronat québécois dans l’après-guerre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021, 332 p.[Record]

  • Renaud Vimond

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  • Renaud Vimond
    Chargé de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières et à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

Une monographie issue de l’adaptation d’une thèse a souvent l’avantage d’avoir une structure argumentative particulièrement claire. C’est le cas pour cet ouvrage, publié à titre posthume, Entre corporatisme et libéralisme. Le patronat québécois dans l’après-guerre, dans lequel le très regretté historien et politologue Michel Sarra-Bournet nous livre une adaptation de sa thèse soutenue en 1995. Spécialiste de la période duplessiste, Sarra-Bournet nous livre un regard inédit sur la transition du duplessisme vers la Révolution tranquille à travers les conflits idéologiques qui agitent le « Québec Inc. » naissant. Une partie de l’historiographie québécoise a longtemps postulé que la société québécoise était une société homogène dominée par le clérico-nationalisme jusqu’au début des années 1960. Sarra-Bournet affirme au contraire que le Québec d’après-guerre est déjà « une société hétérogène » et conflictuelle sur le plan social et idéologique, c’est-à-dire une « société politisée » dans laquelle « les conflits sociaux tendent à s’y résoudre à travers le système politique » (p. 37). Pour lui, cette pluralité idéologique existe au sein même du patronat québécois. Ainsi, à travers une analyse du discours de deux groupes d’hommes d’affaires francophones entre 1943 et 1969, l’Association professionnelle des industriels (API) et la Chambre de commerce de Montréal (CCDM), Sarra-Bournet affirme qu’il existe un conflit idéologique qui repose sur des « cultures politiques différentes » entre une API plus corporatiste, inspirée par la doctrine sociale de l’Église, et une CCDM plus libérale (p. 39). L’auteur démontre que, dès les années 1950, le patronat québécois rompt cependant assez vite avec les tentatives d’organisation par l’Église. En effet, la politisation de la société québécoise s’accompagne d’une décléricalisation des groupements patronaux et syndicaux. L’influence corporatiste de l’Église s’essoufflant, les groupes sociaux cherchent désormais à défendre leurs propres intérêts, notamment en tentant d’influencer un État par ailleurs de plus en plus interventionniste. Les groupes patronaux acceptent alors, pour un temps, une certaine conversion à ce que Sarra-Bournet nomme le « néolibéralisme ». Il entend par cela le compromis keynésianiste entre le capital et le travail qui a donné naissance à l’État-providence au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ce « néolibéralisme » est alors porté par une « nouvelle classe moyenne » composée « d’intellectuels, de techniciens et de gestionnaires » qui s’impose au coeur de l’appareil d’État et dans les différents groupes sociaux, dont le patronat (p. 37). Le cadre théorique de Sarra-Bournet repose sur le postulat que les champs économiques et sociaux se « conditionnent réciproquement » et agissent conjointement sur le champ politique. Cependant, le contexte idéologique vient nuancer ce conditionnement, évitant ainsi le piège du déterminisme. Lorsque l’idéologie des acteurs sociaux, c’est-à-dire leur vision du monde, entre en contradiction avec la réalité objective de leurs conditions socio-politico-économiques, un « mouvement historique » s’opère. Ainsi « l’idéologie peut donc retarder ou accélérer le changement politique » (p. 43). L’auteur contribue au mouvement historiographique québécois qui s’est penché sur l’émergence de la société civile et des groupes sociaux qui la composent tels que les syndicats ouvriers ou les technocrates dans l’après-guerre québécois. Des historiens comme Stéphane Savard, Julien Prud’homme ou Jean-Philippe Warren cherchent ainsi à analyser les nouvelles cultures politiques qui découlent de l’action de ces groupes d’acteurs. Cet ouvrage rappelle que, dès 1995, Sarra-Bournet fut un pionnier de ce mouvement en analysant l’étude du rôle, souvent négligé, du patronat. Afin d’analyser le discours de l’API et de la CCDM, Sarra-Bournet se plonge dans les archives permettant de faire ressortir les différentes idéologies des membres de ces deux associations, principalement dans les publications issues des fonds des associations étudiées. Il s’appuie également sur des entrevues menées auprès d’acteurs …