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Isabelle Guérin est une économiste hétérodoxe qui pose dans cet ouvrage un regard féministe sur la pauvreté et les inégalités entre les sexes et les générations dans différents contextes. Adoptant une position pragmatique, elle cherche des solutions sans négliger l’analyse attentive des dynamiques à l’oeuvre sur le terrain. Pour elle, l’économie solidaire fournit une réponse intéressante à la problématique des inégalités sociales et de sexe. Aussi importe-t-il de s’y arrêter afin d’en relever les potentialités pour améliorer les conditions de vie des femmes, mais aussi pour signaler les limites et les enjeux qu’elle soulève. C’est ce qu’Isabelle Guérin accomplit avec nuance et doigté dans cet ouvrage qui fait le point sur plusieurs années de recherche qualitative et ethnographique menée sur des terrains urbains, français et sénégalais, tout en s’appuyant sur des écrits européens et québécois dans le domaine de l’économie sociale et solidaire.
L’auteure définit l’économie solidaire comme « l’ensemble des initiatives économiques privées (c’est-à-dire autonomes de l’État) et misant sur l’intérêt collectif et la solidarité plutôt que sur la recherche du profit » (p. 11). Elle y inclut les entreprises sociales associées à l’économie sociale plus ancienne (coopératives et mutuelles) ainsi que les activités associatives développées depuis une trentaine d’années dans différents champs du social (logement, alimentation, santé, emploi, crédit, etc.) pour couvrir collectivement des besoins nouveaux ou des aspirations nouvelles des populations locales. Jardins potagers collectifs en milieu urbain, systèmes d’échanges locaux, coopératives de santé, entreprises d’insertion et d’aide à domicile en sont autant d’exemples. On aura compris qu’Isabelle Guérin adhère à une définition substantive de l’économie, qui prend en compte aussi bien les activités marchandes que non marchandes, monétaires que non monétaires de production, d’échange et de consommation assumées par les hommes et les femmes tous les jours de leur vie.
Sur le plan conceptuel, cet ouvrage innove en proposant un cadre analytique, inspiré des travaux d’Amartya Sen, pour l’évaluation des impacts des initiatives de l’économie solidaire sur la vie quotidienne des femmes pauvres, pour une part, ainsi que sur la réduction des inégalités sociales de façon plus générale. Pour l’auteure, les initiatives s’inscrivant dans une économie solidaire sont d’intérêt pour trois raisons. La première, qui repose sur une approche de la pauvreté la concevant d’abord et avant tout comme une « insuffisance des droits et [une] incapacité à les faire valoir ou à en prendre conscience » (p. 16), est que l’économie solidaire facilite la mise en place d’une « justice de proximité ». En effet, elle aide les femmes, par le biais d’actions menées en groupe, à convertir leurs droits formels en droits réels ou à les compléter, tout en mettant de l’avant la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. La deuxième raison pour laquelle il vaut la peine de s’intéresser à l’économie solidaire est que les initiatives s’y inscrivant constituent des espaces de délibération, fragmentés certes, mais qui ont le potentiel de déboucher sur des transformations institutionnelles qui favorisent une plus grande égalité entre les sexes. La troisième raison tient à la valorisation de l’économie non marchande et non monétaire, notamment du travail domestique assumé par les femmes partout sur la planète, au sein des initiatives de l’économie solidaire. Cette reconnaissance, dans un espace intermédiaire entre le public et le privé, de pratiques économiques basées sur une logique réciprocitaire plutôt que sur une logique du gain, ainsi que la reconnaissance de leur coexistence avec l’économie publique et privée, représente pour Guérin un autre outil de lutte contres les inégalités entre les sexes, car elle contribue à détruire les silos que représentent, dans les conceptions économiques dominantes mais aussi dans la tête de bien des hommes et des femmes, l’emploi rémunéré et le travail domestique.
Sur le plan empirique, des récits de vie menés sur une période de trois ans auprès de petites commerçantes de Thiès, au Sénégal, et d’allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI) de Lyon, en France, permettent de décrire de manière sensible et vivante les embûches auxquelles ces femmes font face dans leur vie quotidienne. On est alors en mesure de constater que la vie associative féminine n’est pas une nouveauté dans la vie des Sénégalaises qui trouvent depuis longtemps déjà dans les tontines et autres dispositifs financiers informels une manière de faire face, en situation de perpétuelle pénurie monétaire, aux nombreuses obligations familiales et religieuses qui leur incombent. Dans un contexte de crise économique généralisée où les hommes n’arrivent plus à faire face à leurs propres obligations, le poids qui repose sur leurs épaules est aujourd’hui d’autant plus lourd à porter ; elles tentent donc de plus en plus d’échapper aux obligations que la tradition faisait peser sur elles de manière à pouvoir survivre sans dépendre continuellement des autres (prêteurs, grossistes, époux, femmes plus âgées) auxquelles elles sont alors nécessairement redevables et qui profitent de leur situation pour les assujettir. Isabelle Guérin montre que les expériences plus récentes de mise en place de dispositifs solidaires comme la micro finance ont des effets contrastés sur les femmes et peuvent contribuer à justifier un désengagement accru de l’État. Il importe donc d’y accoler des objectifs politiques afin qu’elles servent de levier à la mobilisation collective des femmes et puissent avoir des incidences sur les politiques publiques au lieu de contribuer à les restreindre. Du côté français, le cas spécifique des « écoles de consommation » (semblables aux associations coopératives d’économie familiale québécoises, les ECOF) qui ont essaimé dans la région Nord-Pas-de-Calais depuis la fin des années 1980 permet là aussi de suggérer dans quelle mesure et à quelles conditions ce genre d’expérience peut contribuer à l’émancipation des femmes pauvres et à l’infléchissement des politiques publiques en faveur d’une plus grande justice sociale.
La question des arrimages souhaitables entre la poursuite des intérêts individuels et collectifs, collectifs et généraux, traverse tout l’ouvrage. En ce sens, cette réflexion sur l’économie solidaire déborde amplement la question de son potentiel comme élément d’aplanissement des inégalités sociales et de lutte contre la pauvreté féminine. Par ailleurs, il constitue un des rares ouvrages dans le domaine de l’économie sociale et solidaire à s’arrêter systématiquement sur la spécificité des mondes vécus par les femmes. En ce sens, il demeure en 2006 un ouvrage phare en la matière.