Abstracts
Résumé
Dans un article stimulant, Roberte Hamayon explorait les liens entre tradition chamanique et tradition épique chez les Bouriates de Sibérie. Dans le présent article, j’examine les dimensions chamanique et épique des récits inuit, et en particulier de l’illustre unikaaqtuaq de Kiviuq. Les récits qui mettent en scène Kiviuq présentent tous les traits d’une épopée émergente centrée sur un héros chamanique. L’article porte une attention particulière à la dialectique complexe qui existe entre le comportement social et non social du héros. La position de Kiviuq paraît ambiguë, puisque ses aventures peuvent se dénouer aussi bien sur son aliénation complète de la société que sur son retour à ses femmes. Il ne met pas ses aptitudes chamaniques au service de la communauté mais à celui de sa survie lorsqu’il rencontre de dangereux êtres non humains. Ainsi Kiviuq n’est-il pas un héros de service mais un héros de la survie.
Mots clés:
- Oosten,
- Inuit,
- chamanisme,
- épopée,
- Kiviuq
Abstract
In a stimulating paper, Roberte Hamayon explored the connection between shamanic and epic traditions among the Siberian Buryat. In this paper I examine the shamanic end epic dimensions of Inuit stories, notably the famous unikaaqtuaq of Kiviuq. The stories of Kiviuq have all the features of an emergent epic, focusing on a shamanic hero. Particular attention is given to the complex dialectics of the social and non-social behaviour of the hero. Kiviuq’s position appears to be ambiguous as his adventurous may result in a complete alienation of society as well as in a return to his wives. He does not use his shamanic skills for the benefit of the community but to survive in his encounters with dangerous non-human beings. Thus Kiviuq is not a hero of service, but a hero of survival.
Keywords:
- Oosten,
- Inuit,
- shamanism,
- epics,
- Kiviuq
Article body
Le héros et le chamane
Kiviuq est un personnage populaire des récits inuit (unikaaqtuat). C’était un puissant angakkuq, un chamane, qui parcourut en tous sens les terres les plus reculées et qui survécut à de nombreux dangers. Dans cet article, je discuterai de ses aventures et chercherai à déterminer jusqu’à quel point ces récits nous renseignent sur la nature et le développement de la tradition épique dans la société inuit.
Le mot épopée se dit essentiellement d’une histoire ou d’un conte (il dérive du mot grec epos, « parole »). Ce mot en est venu à désigner spécifiquement un long conte héroïque et il renvoie en particulier aux grands récits de la tradition grecque comme l’Iliade et l’Odyssée. Les anciens Grecs n’ont en aucune façon l’exclusivité de cette tradition de longs récits héroïques et on trouve de grandes épopées traditionnelles dans de nombreuses cultures indo-européennes (par exemple, les Mahâbhârata et Râmâyana en Inde). La tradition du récit épique se rattache à n’en pas douter au vieil héritage culturel légué par les Indo-Européens. On peut encore trouver de ces grandes traditions épiques dans d’autres groupes culturels et linguistiques, par exemple chez les peuples turcs et mongols, qui comme les cultures indo-européennes, par exemple, ont pris naissance dans les steppes de l’Asie centrale et de la Sibérie.
Quelles sont les sources des traditions épiques qui se sont développées dans ces traditions culturelles? Ont-elles quelque chose à voir avec le fait que ces cultures aient toutes eu, à différents degrés, un passé chamanique? Y a-t-il un lien entre tradition chamanique et tradition épique? L’impressionnante étude de Roberte Hamayon sur le chamanisme des Bouriates, La chasse à l’âme (1990), suggère tout au moins un tel lien. Hamayon montre combien les grandes traditions épiques et chamaniques des Bouriates sont étroitement reliées entre elles (voir Hamayon 1990 : 268 et suiv.). Souvent la quête épique semble une transformation du voyage chamanique et les exploits des héros évoquent ceux des chamanes. Hamayon porte une attention particulière à l’alliance qui est un thème clé de l’épopée et du chamanisme. Les chamanes sibériens concluaient fréquemment des alliances matrimoniales avec des esprits auxiliaires. Mais elle insiste sur le fait que le héros et le chamane ne sont pas assimilables l’un à l’autre. Le héros poursuit ses propres intérêts dans la société ; il ne se soucie pas d’entrer en relation avec des esprits pour venir en aide aux autres (voir Hamayon 1990 : 275). Même si l’épopée évoque les pratiques chamaniques, les actes des héros et des chamanes ont un but différent.
Si on peut rapprocher le héros du chamane, l’inverse est également vrai. Dans l’article « Les héros de service » (1978), Hamayon qualifie le chamane bouriate de héros. En effet, le chamane bouriate et le héros épique présentent de nombreux caractères communs : ils sont d’origine céleste, ils font l’expérience de la mort et de la résurrection au cours de leur carrière professionnelle; ils sont médiateurs entre les mondes symbolique et réel ; ils doivent combattre les fléaux qui affligent la population et protéger leurs intérêts ; ils empruntent des formes animales et ils ont pour armes la ruse et la métaphore ; enfin, ils sont les jeunes frères des êtres surnaturels (Hamayon 1978 : 38). Hamayon distingue cependant le chamane et le héros sur le plan temporel, car le chamane est au temps historique ce que le héros épique est au temps mythique. Elle met l’accent sur les fonctions sociales des chamanes qui sont au service de leurs semblables. Son approche reflète une perspective idéologique, elle-même caractéristique de nombreuses sociétés chamaniques : le fait que les chamanes doivent servir leurs communautés. Mais en dépit de cette norme idéologique, on continue à soupçonner les chamanes de souvent chercher leur intérêt personnel et d’aller même jusqu’à se métamorphoser en sorcières ou en sorciers qui se retournent contre leur propre famille et leur communauté. Leur fonction sociale ne peut être tenue pour acquise. Et il se peut très bien que ce soit cette dimension asociale du chamane qui l’apparente au héros. Le présent article étudie ce lien chamane-héros dans le contexte des contes de Kiviuq, tels que les ont racontés les Inuit du Nord-Est canadien.
Le héros
Le mot héros dérive du grec hêros. Son étymologie reste confuse. Haudry (1985 : 2) suggère qu’il signifie probablement « homme de Héra », celle-ci étant l’épouse de Zeus, souverain de l’Olympe (ibid.). Si tel est le cas, le mot héros pourrait bien avoir eu à l’origine une signification religieuse. Il est probable que la meilleure façon de traduire le nom du plus grand des héros grecs, Héraclès, soit « je glorifie Héra ». Tout au long de sa vie, Héra est sa grande adversaire. En cherchant à le détruire, celle-ci lui fournit l’occasion de s’accomplir comme héros et il finit par devenir son gendre en épousant finalement sa fille Hébé. En ce sens, la vie d’Héraclès renvoie au schéma mythique habituel du jeune homme qui doit surmonter toutes les épreuves et tous les obstacles que lui crée sa belle-famille avant d’en obtenir son épouse.
Dès l’enfance même, Héraclès a manifesté sa grande force en étranglant deux énormes serpents que lui avait envoyés Héra pour le tuer. Jeune homme, il tua le lion du Cithéron, en revêtit la dépouille et se coiffa de sa crinière en guise de casque. Des cinquante filles du roi Thespios, il engendra cinquante enfants. Il mutila et défit les représentants minyens venus percevoir un tribut de Thèbes et il épousa Mégara, la fille de Créon, roi de Thèbes. Il ne se montra ni époux fidèle, ni bon père. Héra le rendit fou furieux et il jeta ses propres enfants au feu. La Pythie lui ordonna de s’établir à Tirynthe pour servir le roi Eurysthée de Mycènes pendant douze ans et d’exécuter les travaux qu’on lui imposait. Il devait parvenir ensuite à l’immortalité. Il put terminer ces travaux grâce à sa grande force et à son ingéniosité. Mais à la fin de ses épreuves, il tua Iphitos, le fils de son hôte, et, pour châtiment, il dut servir la reine Omphale pendant trois ans comme l’aurait fait une femme. Il fut finalement blessé à mort par une tunique empoisonnée que lui avait envoyée sa femme Déjanire. Il dressa un bûcher et, lorsque celui-ci fut allumé, il monta au ciel afin de recevoir l’immortalité. Il épousa enfin Hébé, la fille de sa pire ennemie et il devint l’un des dieux immortels (voir Oosten 1985 : 104-110).
Peut-on considérer que tout est bien qui finit bien après une telle vie de tribulations? Le héros manifeste sa nature asociale de plusieurs façons : il est cruel et vindicatif, il s’identifie au lion qu’il a tué, il assassine ses propres enfants dans un accès de folie et il est finalement tué par sa propre femme. Non désireux ou incapable d’établir des relations sociales durables, il devient finalement immortel.
Héraclès incarne les traits de nombreux héros indo-européens : le héros manifeste une ingéniosité ou une force extraordinaires, il entretient souvent des liens particuliers avec un être divin qui le protège ou qui tente de le détruire. Il est souvent d’origine divine, fruit d’une union entre un dieu et un être humain. Les héros sont essentiellement des guerriers qui puisent leur puissance et leur force dans une alliance avec des êtres surnaturels. Dans les mythes, ils ne souhaitent pas ou ne parviennent pas à établir des relations sociales adéquates avec leurs enfants ou leurs conjointes. Ils poursuivent l’immortalité et espèrent vivre indéfiniment grâce à leurs hauts faits et leur nom illustre.
Le chamane
Le chamanisme renvoie à un ensemble complexe d’idées, de pratiques et d’institutions largement répandues dans l’aire circumpolaire. Le mot chamane est d’origine evenk. Les Inuit se servaient d’autres mots comme tunralik (Arctique de l’ouest) ou angakkuq (Arctique central et de l’est). Vers 1930, les spécialistes de la culture inuit ne s’entendaient pas encore sur l’usage d’un terme commun pour désigner l’angakkuq. En 1930, Thalbitzer qualifiait les angakkuit de « magiciens ». En 1932, Weyer, dans son manuel sur les Inuit, en parlait comme de « guérisseurs ». Rasmussen se servait du mot « chamane » dans les descriptions des Iglulingmiut et Nattilingmiut qu’il a publiées en 1929 et 1931. Aujourd’hui, le terme chamane est couramment accepté dans les études sur la culture inuit et il facilite la comparaison avec les autres cultures circumpolaires. Mais dans les ouvrages ethnographiques sur le chamanisme de l’Arctique central et de l’est, le concept inuit d’angakkuit (au singulier, angakkuq) lui est souvent préféré. Les angakkuit assuraient divers services à la société inuit : par exemple, ils guérissaient les malades, éloignaient les esprits mauvais, approvisionnaient les gens en gibier, amélioraient les conditions climatiques et révélaient les transgressions tenues secrètes. Les services des angakkuit s’avéraient particulièrement nécessaires en période de crises personnelles ou collectives comme la maladie et la famine. Grâce à leur qaumaniq, leur clairvoyance, les angakkuit pouvaient percevoir les ombres et les esprits, invisibles pour les autres Inuit. Ils possédaient habituellement plusieurs tuurngait, esprits auxiliaires, qui les assistaient dans leurs tâches. Les missionnaires anglicans et catholiques qui travaillaient auprès des Inuit au début du 20e siècle considéraient les chamanes comme leurs principaux adversaires. Lorsque les Inuit eurent adopté le christianisme, il ne fut plus question de parler de chamanisme en public. Même si les croyances et les pratiques reliées au chamanisme subsistaient en de nombreux endroits, il ne parvenait plus aux anthropologues que de rares informations sur le chamanisme[2]. Ce n’est que depuis les dix dernières années que les Inuit acceptent à nouveau de discuter plus ouvertement du chamanisme et que les aînés sont prêts à parler de leurs expériences et de leur passé chamaniques (voir Oosten et Laugrand 2000 ; Saladin d’Anglure 2001). Les données ethnographiques et les témoignages des aînés laissent entendre que le chamanisme a toujours été ambigu. Il présentait en effet un côté obscur : non seulement les chamanes se montraient capables d’aider et de guérir leurs semblables, mais ils pouvaient aussi les tuer et les anéantir. Le témoignage des aînés indique que l’espionnage des groupes voisins, la jalousie et la rivalité entre chamanes et même la sorcellerie constituaient des traits récurrents du chamanisme. De nos jours, il existe une distinction claire entre bons et mauvais chamanes. Nutaraaluk, un aîné d’Iqaluit affirme :
There were two types of angakkuit. Those that used their powers to kill people and those that tried to help by healing people. These angakkuit were even more powerful than doctors because they could revive a dead person. That’s the way it used to be.
Nutaraaluk, dans Saladin d’Anglure 2001 : 10
Cette distinction n’était probablement pas si claire autrefois. Les chamanes pouvaient aussi bien venir en aide à leurs semblables que se retourner contre eux. Tungilik, un aîné de Naujaat, a fait la même distinction en l’appliquant aux bons et mauvais tuurngait, esprits auxiliaires :
There are two kinds of tuurngait, the evil ones, and the good ones. This is the way it is. There are those with a bad spirit. The ones with good spirits come from God. The other ones with evil spirits come from Satan and do not want people to live. There are also tuurngait who want people to live, who are able to help people, who are able to provide additional life to people. These were the tuurngait I knew personally.
Tungilik, dans Oosten et Laugrand 1999 : 93
Cette insistance sur la distinction entre bons et mauvais chamanes, bons et mauvais esprits auxiliaires, reflète peut-être aussi une réaction contre le jugement des missionnaires qui affirmaient que tous les chamanes et tous les tuurngait étaient mauvais. De nos jours, les aînés souhaitent qu’on reconnaisse la valeur du chamanisme, alors ils rejettent ce qui était « bon » et conservent ce qui était « mauvais ».
Les comptes rendus que donnent les aînés montrent qu’ils estiment la qualité morale des chamanes en s’appuyant sur la façon dont ils se comportaient en tant que membres de la communauté, selon qu’ils venaient ou non en aide aux autres. Mais dans de nombreux contes inuit où il est question de chamanes, cet aspect moral n’entre pas en jeu, surtout quand ce sont des chamanes qui voyagent dans des pays étranges et lointains. Dans ces contes, les chamanes agissent presque toujours à l’extérieur de leur communauté. Ces récits semblent souligner une autre caractéristique des chamanes : celle de leur extraordinaire aptitude à renverser des ennemis surnaturels qu’ils rencontrent en dehors de la société des humains. Les chamanes ressemblent aux héros en ce qui a trait à ces aptitudes extraordinaires qui les distinguent des êtres humains ordinaires. Ils sont étroitement associés aux êtres surnaturels et, comme les héros, ils portent la marque des êtres exceptionnels, qui s’élèvent au-dessus du commun des mortels à cause de leurs rencontres avec les êtres non humains.
Une épopée inuit?
Les notions de héros ou d’épopée n’existent pas dans la tradition inuit, mais en 1995, le récit inupiaq de Qayak, raconté par Lela Kiana Oman, a été publié sous le titre The Epic of Qayaq. Dans l’introduction, Priscilla Tyler et Maree Brooks présentent cette épopée et comparent plusieurs de ses caractéristiques avec celles de la mythologie grecque (Oman 1995 : xiii-xiv). C’est pourquoi l’usage du mot épopée dépasse ici de beaucoup la simple métaphore. Il autorise la comparaison de caractéristiques précises dans les récits grecs et inuit.
Le conte de Qayak ne dit pas du héros qu’il est un chamane. Certes, il vainc plusieurs chamanes (comme Umialik et Angatkuq) et il ressemble lui-même à un chamane par de nombreux aspects, par exemple, lorsque son âme quitte son corps et se dirige vers un village sous la forme d’une petite belette. Mais dans cette épopée, le chamanisme est plutôt associé aux ancêtres ou aux adversaires de Qayak. Cela reflète vraisemblablement un point de vue contemporain et, ici, les valeurs chrétiennes entrent sans doute en jeu.
Dans les récits de l’Arctique central, les grands voyageurs étaient habituellement des chamanes. Kiviuq est sans doute le plus illustre d’entre eux. En 1931, Rasmussen disait déjà du conte de Kiviuq de l’Arctique central qu’il était « one of the best epical tales and at the same time one that is typical of Eskimo fantasy » (1931 : 364).
Le choix du mot épopée exprime une valeur. On considère parfois l’épopée comme la plus haute réalisation de la tradition orale qui ne pouvait être le fruit que des seules grandes civilisations comme la nôtre. Aussi refusa-t-on pendant longtemps à l’Afrique l’existence d’épopées dans son patrimoine (voir Okpehwo 1979). En choisissant le mot épopée, Rasmussen souhaitait rendre justice aux traditions orales inuit. Les Inuit ont désormais adopté des termes tels que mythes, légendes et épopées pour décrire leurs propres traditions narratives et l’on peut présumer qu’avant peu les Inuit du Nord-Est canadien adopteront massivement la notion d’épopée pour parler des aventures de Kiviuq.
L’unikaaqtuaq de Kiviuq est largement répandu dans l’Arctique canadien. Déjà en 1888, Boas en recueillait une longue version à Cumberland Sound (Boas 1964 : 213-216). Rasmussen recueillit diverses versions de ce conte. La version qui suit lui fut racontée (Rasmussen 1929) par l’Aivilingmiutaq Ivaluardjuk[3].
Au printemps, lorsque les jeunes phoques nageaient en s’approchant de la côte, les hommes d’un gros village avaient l’habitude de sortir en kayak pour les chasser. Il y avait beaucoup d’hommes et lorsqu’ils rentraient de la chasse, ils avaient coutume de jouer au jeu nommé attaujaaq (un jeu de balle dans lequel les joueurs sont divisés en deux camps ; les joueurs de l’un des camps lancent la balle à leurs partenaires en tentant d’empêcher la balle de tomber dans le camp adverse).
Un petit garçon avait l’habitude de se rendre à l’endroit où les hommes jouaient, mais chaque fois qu’il s’approchait d’eux, ceux-ci coupaient les pans de son manteau (le vêtement de l’enfant se nomme kukuppaaq et il est fait exactement sur le modèle du vêtement des adultes, avec des pans qui tombent devant et derrière ; autrement, les tout petits enfants portent habituellement un vêtement coupé droit tout autour de la taille).
La grand-mère du petit garçon leur disait souvent de ne plus faire ça, car elle ne possédait plus de peaux pour réparer son manteau, mais personne n’accordait d’attention à ce qu’elle disait, et comme les hommes continuaient de couper les pans du manteau du petit garçon, la vieille grand-mère trouva enfin une solution. Elle assouplit la peau de la tête d’un jeune phoque et l’enfila par dessus la tête et le visage de l’enfant. Elle récita ensuite sur lui des mots magiques afin de le transformer en phoque, et alors, utilisant une autre formule magique, elle le fit plonger à travers une ouverture dans la banquette de telle sorte qu’il entre dans la mer par ce chemin mystérieux, et elle dit à l’enfant :
« Un jour, quand les kayaks apparaîtront au large de notre village pour chasser les jeunes phoques, tu devras plonger à travers cette ouverture et entrer de cette façon dans la mer, et alors tu devras te montrer en avant des kayaks, et dès que les chasseurs t’auront aperçu, tu nageras en avant d’eux, en plongeant de temps à autre sous l’eau, mais toujours en direction du large. Et lorsque tu seras parvenu assez loin, tu battras des mains et des pieds en criant : “ungaa, ungaa!” »
Un jour où les kayaks étaient sortis comme à l’habitude pour la chasse au jeune phoque, la vieille femme prépara et envoya son petit-fils dans la mer, et l’enfant, faisant surface en avant des hommes sous l’apparence d’un jeune phoque, les mena petit à petit vers la mer, et les hommes étaient si passionnés par leur chasse qu’ils ne s’aperçurent pas que le phoque les menait très loin au large. Ce n’est que lorsque soudain l’enfant commença à battre des mains et des pieds en criant « ungaa, ungaa! », qu’ils découvrirent combien ils étaient loin en mer.
Les kayaks revinrent alors à vive allure vers la terre et, juste à ce moment-là, le vent se leva. C’était un vent puissant, les kayaks les uns après les autres chaviraient et, à la fin, il ne resta plus qu’un seul homme nommé Kivioq. La mer s’enfla et les vagues s’élevèrent si haut que Kivioq apercevant une vague qui venait vers lui crut qu’il apercevait la terre.
« Voilà la terre, voilà la terre » se disait-il, mais la vague s’enfonça et disparut et il n’y avait pas de terre. Et il n’y avait rien à faire. Kivioq continua à dériver emporté par le vent et les vagues, et enfin il parvint à un rivage. Il pagaya le long du rivage. Il vit une maison faite de tourbe et de pierres. Il regarda à l’intérieur par le trou de fumée dans le toit et il aperçut une vieille femme qui grattait une peau. Kivioq cracha à l’intérieur par le trou pour attirer l’attention, et au même moment, la femme leva la tête et se coupa un morceau de joue avec un couteau en disant :
« Le nuage qui m’a couverte de son ombre devait être très proche ».
Mais Kivioq fut si terrifié de ce que la femme avait fait qu’il se sauva en courant.
Kivioq continua à pagayer et accosta à un nouvel endroit où il découvrit à nouveau une maison. Il regarda à l’intérieur et lorsqu’on l’invita à entrer, il entra. Ses vêtements étaient mouillés et la femme de la maison lui offrit de les lui faire sécher. Kivioq escalada la banquette, retira ses kamik et les lui tendit pour qu’elle les fasse sécher. Tandis qu’il était étendu sur la banquette, une fourchette à viande apparut de dessous la banquette et commença à le frapper. Il se leva d’un coup et voulut prendre ses kamik, mais il ne put les saisir car le séchoir s’élevait dans les airs, si bien qu’il ne pouvait les atteindre.
« Donne-moi mes kamik, je veux mettre mes kamik, je ne veux pas rester ici plus longtemps, parce qu’une fourchette à viande qui se trouvait sous la banquette s’est élevée dans les airs lorsque j’ai voulu atteindre mes kamik », dit Kivioq à la femme de la maison.
Mais la femme répondit :
« C’est moi qui ai suspendu tes kamik pour les faire sécher, et tu peux sûrement t’étirer pour les décrocher. »
Sur ce, Kivioq commença à réciter une prière magique :
« Ours, ours, arrive et mange cette femme! »
Et un peu après, ils entendirent un ours qui entrait dans la maison ; son grognement se rapprochait de plus en plus. Et Kivioq dit à nouveau :
« Donne-moi enfin mes kamik ».
« Je les ai accrochés, alors je crois que tu dois pouvoir les décrocher », dit la femme à nouveau.
Alors Kivioq demanda ses kamik une troisième fois et, au même instant, ils entendirent le grognement de l’ours dans le couloir. Alors la femme s’effraya et descendit les kamik en disant :
« Voici tes kamik, voici tes chaussettes[4]. »
Kivioq enfila ses kamik et sortit en courant dans le couloir. Celui-ci se referma sur lui, mais il avait été si rapide que le pan arrière de son manteau fut coincé et coupé. Il courut jusqu’à son kayak, y monta vivement et se donna un élan pour s’éloigner du bord. Juste à ce moment, la femme sortit de la maison et lui dit :
« Avec ce couteau qui est mien, peu s’en fallut que je te taille en pièces. »
Kivioq leva son petit harpon à vessie et menaça la femme en criant :
« Peu s’en fallut que je te harponne avec ceci. »
Sur ce, la femme fut si effrayée qu’elle tomba soudain assise et lâcha son couteau qui roula dans la mer ; aussitôt, une fine pellicule de glace se forma sur l’eau.
Tandis que la glace s’étendait sur la mer, Kivioq récita une prière magique, et un passage s’ouvrit dans la glace devant lui, et il continua à pagayer. Il pagaya le long du rivage, jusqu’à ce qu’il aperçût une grande tente. Alors il accosta et se rendit à cet endroit. Une femme et sa fille y vivaient et Kivioq resta avec elles. Il prit la fille pour femme et il avait l’habitude de s’étendre avec elle.
À l’extérieur de la maison, il y avait un morceau de bois. Parfois, de l’intérieur de la maison, on entendait quelque chose comme des dents qui claquaient. Alors la vieille femme sortait et allait chercher le morceau de bois pour l’entrer, et lorsqu’elle le déposait à terre, le bois grelottait et émettait un son pareil à un claquement de dents. Ce morceau de bois était le mari de la femme. Il y avait deux gros noeuds saillant sur son pourtour. Chaque matin la femme le saisissait par ces noeuds et le transportait jusqu’à l’eau. Alors il flottait vers la mer et revenait à la maison en après-midi avec des phoques qu’il avait accrochés à ses noeuds. C’est de cette façon qu’il chassait et rapportait de la viande à sa femme.
Les deux femmes possédaient un grand nombre de perles, et Kivioq leur fit coudre une grande quantité de moufles et décorer chacune d’elles d’une bordure de broderie de perles. Ensuite il prenait les moufles et allait les cacher très loin, puis, lorsqu’il revenait à la maison, il leur en faisait coudre d’autres.
Kivioq en vint à beaucoup aimer sa jeune femme, aussi fut-il très surpris lorsqu’un jour, arrivant à la maison, il ne trouva qu’une seule des deux femmes. Celle-ci avait le visage tout pareil à celui de sa femme, mais son corps était rétréci et osseux. Ainsi il découvrit que c’était la vieille femme et qu’elle avait tué sa fille dont elle avait enfilé la peau par dessus la sienne. Kivioq quitta alors cet endroit et retourna chez lui dans son village. Il pagaya, reconnut enfin son propre village et, l’ayant reconnu, il se mit à chanter : « asixa, asixai ».
Au village, les gens entendirent la chanson et le cri et la femme de Kivioq dit :
« Kivioq est bien le seul homme qui appelle en criant « asixa, asixai ».
Alors Kivioq revint à la maison, et dans sa joie d’avoir retrouvé sa femme, il laissa ses voisins se partager entre eux toutes les perles qu’il avait apportées avec lui dans ses moufles.
Ivaluardjuk, dans Rasmussen 1929 : 287-290
En 1955, Mary-Rousselière recueillit auprès de William Okomaluk une version de ce conte qui correspond de très près à celle qu’Ivaluardjuk a racontée à Rasmussen. Ce conte relate les épisodes de l’enfant-phoque qui trompe les chasseurs en les attirant vers le large, l’aventure de Kiviuq avec l’ogresse et celle de la femme qui avait un bout de bois flotté pour mari. Ces trois épisodes constituent aussi le coeur de la version que Boas a recueillie dans le sud de l’île de Baffin (Boas 1901 : 182-185).
Spalding (1978 : 51-66) a recueilli une version du conte de Kiviuq auprès de Thomas Kusugaq (d’origine nattilik[5]) à Aivilik en 1950. Dans la première partie de cette version, il est dit que Kiviuq avait autrefois deux femmes qui avaient eu des rapports sexuels avec le pénis d’un lac et qu’il les avait tuées. La seconde partie raconte l’épisode du petit renard qui devint la femme de Kiviuq. Il la prêta à un carcajou pour une nuit, mais elle se sauva après que ce dernier l’eut insultée. Kiviuq la suivit et arriva finalement à un endroit où les animaux s’adonnaient à une fête de chant, et il réussit à reprendre sa femme. Les versions recueillies par Mary-Rousselière et Spalding ne racontent que des fragments du récit.
La version nattilik, racontée par Kuvluitsuq à Rasmussen, comporte beaucoup plus d’épisodes. Rasmussen (1931 : 364) fait remarquer à propos de cette version : « Among most other Eskimo groups Kivioq’s various adventures are told as separate stories, devoid of any association with Kivioq; the Netsilingmiut, however, have retained the companionship in this strange cycle ». Il est difficile de déterminer si ces différents récits étaient tous rattachés autrefois et cela n’a sans doute pas beaucoup d’importance. Il est clair en tout cas que le conte de Kiviuq fournit une trame pour raconter. Différents récits peuvent facilement se greffer à cette épopée, comme le conte de l’ours qui est à l’origine du brouillard ou le mythe sur l’origine de la glace de mer. On peut observer le même phénomène dans d’autres traditions mythologiques. Ainsi, le conte de la femme qui a épousé un chien et celui de la femme qui a épousé un pétrel tempête sont parfois racontés comme s’il s’agissait de deux contes différents, mais on peut aussi les assimiler en une seule histoire (voir, par exemple, Rasmussen 1929 : 63-66).
Ces contes sont encore populaires aujourd’hui et différentes versions sont publiées dans Inuit Today et Inuktitut. On peut trouver sur Internet différents sites où il est question de Kiviuq[6]. Des versions paraissent dans les journaux comme le Nunatsiaq News[7]. On entend aussi raconter les contes à la radio. Des aînés de Pelly Bay ont fabriqué des marionnettes en peau de phoque et en os de baleine dans le but de transmettre aux enfants du Nunavut le patrimoine inuit et de préserver ce récit pour les générations à venir. Les aînés ont même fait le projet d’enregistrer sur bande vidéo une pièce de théâtre de marionnettes racontant les aventures de Kiviuq, puis de distribuer la vidéocassette dans tout le territoire (Nunatsiaq News, 27 août 1999).
En 1998, dans un cours de tradition orale donné à Iqaluit, des étudiants ont demandé à Imaruittuq (d’Iglulik) et à Nutaraaluk (d’Iqaluit, originellement de Cape Dorset) de raconter l’histoire de Kiviuq en classe. Ces deux aînés ont chacun raconté quelques contes où il est question de Kiviuq (Oosten, Laugrand et Rasing 1999 : 191-195). Inspiré par ces récits, un des étudiants, Johnny Kopak (d’Iglulik), a eu l’idée de consacrer son essai à Kiviuq. La tradition Kiviuq est donc très vivante. De nouvelles versions apparaissent et toutes sont différentes. La variation est la règle du jeu, au point qu’on ne peut pas recenser toutes les différences. Les aînés ont souligné combien ces variations régionales sont significatives. Nutaraaluk dit : « Je peux vous raconter l’histoire comme je la connais bien. Je l’ai aussi entendue à la radio. Je vais vous raconter celle qu’on m’a racontée qui différait un peu des autres histoires ». Et Imaruittuq un peu plus tard affirma : « Ma version est un peu différente de celle que Nutaraaluk a racontée. On le répète souvent, ces récits varient d’une communauté à l’autre. Selon la région, il existe de petites variantes ». Dans la version de Nutaraaluk, Kiviuq avait lui-même créé la tempête qui a entraîné les kayakistes au loin. Nutaraaluk a aussi raconté l’épisode de la femme qui avait pris l’apparence de sa fille et l’histoire d’Ululiarnaat, la femme qui avait créé la glace de mer avec son ulu. Son récit se termine ainsi :
En approchant de la maison, il chantait « Aasiggisigisiggi, Aasiggisigisiggi ». Sa femme cria : « Seul Kiviuq chante “Aasiggisigisiggi” ». Et elle dit alors « Utsukkatagataga, mon vagin attend impatiemment ton retour ». Il existe plusieurs variantes de cette histoire. Ceci est la version que je connais.
Nutaraaluk, dans Oosten, Laugrand et Rasing 1999 : 194
Ce dénouement souligne l’importance accordée au fait de voir le héros retourner à sa propre épouse. Imaruittuq, pour sa part, a raconté l’histoire du mariage de Kiviuq avec deux femmes qui l’ont trompé en ayant des rapports sexuels avec le pénis d’un lac. Il les tua en les faisant asseoir sur une peau où fourmillaient des vers. Lorsque les vers pénétrèrent leurs corps, les femmes moururent. Ce conte montre comment Kiviuq a durement traité les femmes qui l’avaient trahi. Mais il n’est lui-même en aucune façon un époux fidèle. La deuxième histoire qu’Imaruittuq raconta est celle du mariage de Kiviuq avec un renard qui avait pris forme humaine. Lorsqu’il permit à un carcajou d’apparence humaine d’avoir des rapports sexuels avec elle, il avertit le carcajou de ne pas mentionner à la femme-renard sa forte odeur d’urine parce qu’elle en avait honte. Le carcajou ne tint pas compte de l’avertissement et le renard s’enfuit, mais Kiviuq réussit à retrouver sa femme grâce à ses pouvoirs exceptionnels. Ces deux récits renvoient à un thème récurrent dans les contes de Kiviuq, celui des alliances avec des partenaires qui ne sont pas vraiment faits pour s’épouser.
Les étudiants et les aînés discutèrent du sens et de la morale de ces contes. Un étudiant demanda à Imaruittuq : « Pourquoi Kiviuq a-t-il été le seul à survivre? » Imaruittuq répondit : « Je crois qu’il avait été très bon tout au long de sa vie ». Et Nutaraaluk expliqua : « Je crois que c’est parce qu’il était un chamane qu’il est passé par toutes ces expériences ». Dans son essai sur Kiviuq, Johnny Kopak spécula sur la signification de ce récit :
Ce conte est très long et il est composé de nombreuses parties. Cette histoire nous dit de ne pas abuser des gens infortunés ni de les maltraiter et elle nous dit d’aider les autres. Elle dit aux gens de ne pas maltraiter les chamanes ni nos aînés ; d’agir avec courtoisie, de ne pas nous laisser corrompre et de ne pas faire de mal aux autres. De traiter les gens de la façon dont on voudrait soi-même être traité. De prêter son appui aux autres et d’être bon envers eux.
Kopak 1999 : 2-3
Aisapie Qanngguq raconte, dans une version de l’histoire de Kiviuq publiée dans Inuit Today, que Kiviuq entendit la voix d’un os qui lui demandait de retirer la particule qu’il avait dans l’oeil. Kiviuq prit l’os et retira la poussière et la mousse. Ensuite, il sauva un lemming qui était tombé à l’eau (Qannguq et d’Argencourt 1981 : 29). Qannguq fit ce commentaire : « C’est en aidant ces choses impuissantes qu’il a survécu et a pu revenir vers son peuple. S’il avait été mesquin et qu’il n’avait aidé personne, il aurait été en danger et n’aurait probablement pas réussi à rentrer à la maison. Ainsi, parce qu’il s’est montré bon envers ceux qui avaient besoin d’aide, et parce qu’il a rencontré ces autres qui lui ont fait subir des épreuves, Kiviuq a beaucoup appris et est devenu sage et savant » (ibid. : 42). Même si Kiviuq n’exerce pas en tant que chamane dans sa communauté, son attitude morale a de l’importance. Au cours du récit, il la manifeste dans sa façon de traiter les êtres non humains. Plus tard, Qannguq expliqua : « Kiviuq a aussi donné une peau pour vêtir le garçon orphelin, c’est pourquoi la grand-mère de l’orphelin l’a aidé » (ibid.). Cet épisode n’apparaît pas dans la version de l’histoire racontée par Qannguq.
Dans la version d’Ivaluardjuk, Kiviuq échappe aux dangers auxquels l’exposent différentes femmes. Il y entre toujours une part de tromperie : les femmes ne sont pas ce qu’elles paraissent être, mais Kiviuq n’est pas dupe de leur apparence. Lors de la première rencontre, il se sert de sa salive afin que la femme dans la hutte révèle sa vraie nature ; lors de la deuxième rencontre, il réussit à se sauver grâce à son esprit auxiliaire, l’ours polaire ; et au cours de la troisième rencontre, la vieille femme qui a pris l’apparence de sa fille ne parvient pas à le berner. Les pouvoirs chamaniques de Kiviuq, pouvoir de découvrir la vraie nature des choses et assistance de son esprit auxiliaire, lui sauvent la vie. Dans ces contes, Kiviuq ne se sert jamais de ses pouvoirs chamaniques au bénéfice de la communauté. Le récit le situe à l’extérieur de la communauté des humains et toutes ses aventures ont lieu dans des régions éloignées où il entre en relation avec des êtres non humains qui souhaitent le séduire, le manger, l’épouser ou le tuer. Les dons chamaniques de Kiviuq lui servent à échapper aux situations difficiles. Il n’est pas, suivant les mots de Hamayon (1978), un « héros de service ». Il ne préside pas de cérémonies, ne guérit pas les gens et n’emploie pas ses dons pour aider les autres. Il utilise ses dons et ses esprits auxiliaires pour vaincre les esprits et s’affranchir de leur emprise.
Les aventures de Kiviuq ont donc lieu en dehors de la société humaine et cela semble constituer une caractéristique essentielle de ce cycle. La version nattilik racontée par Kuvluitsuq (Rasmussen 1931 : 365-377) est exceptionnellement riche et nous allons ici en résumer seulement quelques éléments. L’histoire commence avec l’épisode de la femme qui se venge des chasseurs assassins de son mari en transformant son fils en phoque. Dans cette version, elle est la veuve d’un tutalik[8] qui a été tué par des Inuit. Le fils trompe les chasseurs en kayak en les attirant vers la haute mer. Alors la femme soulève une tempête et Kiviuq est le seul survivant. Il arrive à une terre inconnue et trouve un iglou habité par Iviqtarsuuaq[9], la grosse abeille, la femme cannibale qui fait apparaître la glace marine avec son ulu. Les deux premières rencontres de la version racontée par Ivaluardjuk sont combinées dans ce récit, puisque, après avoir d’abord craché dans la maison, il y entre au lieu de se sauver comme dans la version d’Ivaluardjuk. Le récit suit le même cours et raconte comment Kiviuq entre dans l’iglou puis est invité à faire sécher ses vêtements. Une fois qu’ils sont suspendus sur le séchoir, ils restent hors d’atteinte et il se trouve piégé dans l’iglou. Dans la version de Kuvluitsuq, c’est un bruant des neiges, un esprit auxiliaire, qui sauve Kiviuq en vidant le séchoir de ses vêtements. Kiviuq s’échappe, et lorsqu’il rejoint son kayak et atteint le large, la femme l’invite à devenir son mari. Kiviuq refuse, alors elle lance son ulu sur l’eau et l’eau se change en glace. Depuis ce temps, la mer gèle pendant l’hiver. Kiviuq doit échapper à quelques esprits auxiliaires de cette femme : deux chenilles et une moule géantes qui menacent de dévorer son kayak. Des bécassines qui ont pris forme humaine le ramènent dans son pays, mais il ne demeure pas à la maison. L’histoire raconte qu’il se sent seul parce que ses parents sont morts et que sa femme l’a trompé avec un autre homme. Il repart dans son kayak. Il épouse un loup qui a pris forme humaine. Cette femme est tuée par sa mère jalouse, qui, se couvrant de la peau de sa fille, en emprunte l’apparence. Kiviuq n’est pas dupe et la quitte. Il vit ensuite avec un renard de forme humaine. Il donne cette femme-renard à un carcajou de forme humaine. Celui-ci se plaint de l’odeur de renard qui émane de son urine et elle se sent si insultée qu’elle s’enfuit. Kiviuq part sur ses traces pour reprendre sa femme. Il arrive à une maison où des animaux festoient en chantant[10]. Le récit décrit les divers chants que psalmodient les animaux. Quand la fête est terminée, Kiviuq repart avec sa femme. Puis il commence à vivre avec une oie qui a forme humaine. Celle-ci s’envole et Kiviuq essaie de la retrouver. Au cours de ses voyages, il rencontre le père du saumon, Eqätleejuq. Mais ce dernier refuse qu’on s’approche de lui par derrière, car il ne veut pas qu’on aperçoive l’orifice qui le traverse de l’anus à la bouche. Quand Eqätleejuq lui demande de quel côté il est venu, Kiviuq lui répond donc habilement qu’il est arrivé par devant. Alors, Eqätleejuq l’aide en chemin et fait venir un saumon géant qui l’emporte au pays de sa femme. Puis l’histoire raconte qu’un jour, Kiviuq se dissimula dans une cache de viande, car il y avait toujours des vols de viande[11]. Un ours le traîna jusqu’à sa maison. Kiviuq fit semblant d’être mort tandis que l’ours le traînait vers chez lui et, par moments, il attrapait des branchages pour ralentir la marche de l’ours. Une fois à l’intérieur de la maison, il saisit une hache et il frappa l’ours sur la tête, puis s’enfuit. Et comme la femme de l’ours se mit à le poursuivre, il se servit de formules magiques pour faire apparaître des obstacles : d’abord une crête montagneuse, puis une grande rivière. L’ourse réussit à passer la crête, mais quand elle atteignit la rivière, elle demanda à Kiviuq comment la traverser. Il lui conseilla de boire l’eau. Elle en but tant qu’elle éclata. Telle fut l’origine du brouillard. La crête montagneuse et la rivière existent toujours à cet endroit. Enfin, Kiviuq se dirigea vers le pays de l’homme blanc.
Ainsi la version de Kuvluitsuq, comme d’autres versions, s’intéresse surtout à des relations avec des partenaires qui ne sont pas vraiment faits pour s’épouser[12]. Ces récits mettent en valeur l’astuce, le discernement et les pouvoirs chamaniques de Kiviuq, mais celui-ci n’établit pas de liens matrimoniaux durables.
La version d’Ivaluardjuq raconte qu’au retour de Kiviuq, sa femme est heureuse de le revoir et qu’il distribue à ses voisins toutes les perles qu’il a amassées. Dans la version d’Okomaluk, la femme de Kiviuq a peur de lui parce qu’elle a pris un autre mari. Dans la version nattilik, Kiviuq revient à la maison au milieu de ses aventures. L’une de ses deux femmes a épousé un autre homme. Elle est la seule qui ne reçoit pas de perles (Rasmussen 1931 : 369). Plus tard, il repart pour d’autres aventures. A-t-il vécu heureux jusqu’à la fin de ses jours? La version de Kuvluitsuq raconte :
Les gens disent que, plus tard, Kivioq se rendit au pays de l’homme blanc. Il avait tué un homme parmi les Inuit de son village natal et c’est pourquoi il n’est pas revenu. Mais l’homme blanc en fit un grand isumataq, un grand homme avec beaucoup de possessions. On a raconté qu’il possédait cinq bateaux, et que quelquefois il venait à Pond Inlet.
On dit que Kivioq a vécu plusieurs vies et qu’à présent il vit enfin la dernière. Autrefois, lorsqu’il arrivait à la fin de sa vie, il tombait dans un sommeil qui ressemblait à la mort, et lorsqu’il s’en éveillait, il commençait une nouvelle vie. Mais cela ne signifie pas qu’il recommençait chaque fois sa vie comme un tout jeune homme : il avançait en âge et devenait de plus en plus vieux — et, en effet, à chaque vie, son visage vieillissait de plus en plus. Les gens disent qu’il est aujourd’hui horrible à voir. La dernière fois que des Inuit l’ont aperçu, son aspect leur a donné une peur bleue. Alors il se promène maintenant le visage couvert, car il est presque noir, dur comme du granit et recouvert de mousse.
Depuis que Kivioq s’est installé parmi les hommes blancs, on ne sait plus rien de lui et il n’y a rien à raconter. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il vit encore et qu’avant de terminer sa vie, il va revenir voir les Inuit, ses compatriotes, et sa terre natale.
Kuvdluitsoq de Ilivileq, dans Rasmussen 1931 : 377-378
La fin de ce récit rappelle celle du conte inupiaq de Qayak. Le héros retourne chez lui après de nombreuses aventures. Mais il ne s’y fixe pas pour y reprendre une vie normale. À la fin de l’épopée, il se métamorphose en un petit faucon (Oman 1995 : 119). Comme Qayak dans l’histoire inupiaq, Kiviuq, dans la version nattilik, ne s’installe pas dans la communauté. Il perd sa nature humaine. Il s’associe à Qablunaat et devient très vieux. Alors il prend un aspect de plus en plus terrible à regarder. Il gagne apparemment une sorte d’immortalité plutôt que la vie sociale au sein de la communauté. Sous cet angle, il évoque certains héros indo-européens comme Héraclès, qui gagne aussi l’immortalité, même si c’est au prix du sacrifice de ses propres enfants. Mais Kiviuq rappelle un autre héros grec : Ulysse, le grand voyageur. La structure de ces deux contes épiques traditionnels présente des similitudes frappantes.
L’Odyssée raconte comment un père, Poséidon, venge son fils, le Cyclope, en créant une tempête qui éloigne le héros de sa terre natale. Le récit relate ensuite comment le héros voyage en tous sens, rencontrant toutes sortes de dangers (les monstres Charybde et Scylla) et des femmes (Circé, Calypso et finalement Nausicaa, l’ultime tentation), qui cherchent à l’attirer sous leur coupe, à l’épouser ou à le dévorer, jusqu’à ce que, finalement, il retrouve sa vraie femme, Pénélope, à Ithaque. Le récit de Kiviuq raconte comment il se trouve séparé de son village à cause d’une femme qui venge son fils, maltraité parce que son père avait été tué. Le récit décrit alors toutes sortes de rencontres avec de dangereuses femmes non humaines qui essaient de le manger, de l’épouser ou de le leurrer jusqu’à ce que, finalement, il retrouve sa maison où sa femme l’attend. Les deux traditions ont trait à des voyages en mer de héros aux capacités extraordinaires. Ces dons leur permettent de triompher de dangers surnaturels et d’échapper aux griffes des dangereuses femmes non humaines.
Conclusion
À quoi peut bien servir une comparaison entre un récit inuit et un récit indo-européen, plus spécifiquement grec? S’il existe quelques similitudes entre ces récits, que peuvent-elles expliquer? Devons-nous recourir à des explications de type universel, par exemple, aux archétypes de l’esprit humain, ou lier ces similarités à des influences culturelles? La notion du passé chamanique lointain des sociétés indo-européennes légitime-t-elle la comparaison entre les traditions inuit et indo-européennes? Il est évidemment très risqué de s’engager dans ce genre de comparaison. Il nous manque les données nécessaires pour reconstruire les rapports historiques qui ont relié les Indo-Européens et les Inuit. On a autrefois proposé des rapprochements entre langues inuit et indo-européennes (Uhlenbeck 1935), mais il est difficile d’établir des liens directs entre elles (voir aussi Fortescue 1998). Les relations linguistiques et culturelles du nord de l’Asie sont complexes. C’est une région d’où proviennent de nombreux peuples, langues et cultures, et leurs relations sont encore mal connues pour la plupart. Les motifs mythiques sont largement diffusés dans cette région culturelle (par exemple, la dispersion du motif du chien comme ancêtre et gardien des morts, qui a été analysée par Kretschmar en 1938). Les similitudes entre l’Odyssée et le récit de Kiviuq renvoient peut-être à un ancien patrimoine culturel commun aux Indo-Européens et aux Inuit ou à des représentations semblables concernant l’ordre socio-cosmique, enracinées dans une ancienne conception chamanique du monde développée en Asie du nord.
Les différents récits de Kiviuq manifestent une caractéristique importante du chamanisme à laquelle on a accordé trop peu d’attention : son aspect non social. Si le chamane peut être bon ou mauvais, il peut, de la même façon, présenter un comportement social ou non social. Non social ne signifie pas nécessairement immoral. En 1904, Mauss et Beuchat ont postulé une double morphologie de la société inuit qui correspond aux saisons d’été et d’hiver : « But it is still generally true that the Eskimo have two ways of grouping, and that in accordance with these two forms there are two corresponding systems of law, two moral codes, two kinds of domestic economy and two forms of religious life » (Mauss 1979 [1904] : 76). Aujourd’hui, la plupart des anthropologues admettent que ce contraste entre l’hiver et l’été est moins accusé que Mauss ne l’avait postulé. Mais cette idée de codes moraux différents selon les divers contextes culturels est très féconde. Dans les contes de Kiviuq, il est possible que nous ayons affaire à un autre code moral, spécifique aux interactions avec les êtres non humains. Les héros et les chamanes font souvent la rencontre d’êtres non humains et ils doivent les traiter avec respect. Le chamane qui a rencontré Ululiarnaq, la femme au ulu, devait se retenir de rire de ses frasques, sinon elle aurait pu lui ouvrir les entrailles et le manger (Rasmussen 1929 : 76). Les êtres non humains peuvent se révéler des cannibales comme dans le cas du bourdon qui avait l’intention de manger Kiviuq et qu’il fallait approcher prudemment. Lorsque Kiviuq rencontra Eqätleejuq, il ne devait pas s’en moquer. Et comme il a respecté Eqätleejuq et ne l’a pas offensé, celui-ci l’a aidé. Les rapports avec les êtres non humains sont une question de vie et de mort. Kiviuq ne pouvait survivre qu’en respectant les non-humains qu’il rencontrait et en les traitant de façon appropriée.
Dans ces contes, Kiviuq se montre souvent d’une nature aussi impitoyable que celle des êtres non humains qu’il rencontre, par exemple, lorsqu’il tue les femmes qui l’ont trompé avec le pénis de l’inua du lac. Mais d’après le témoignage des aînés, de même que d’après l’article de Kopak, il est clair que Kiviuq n’est pas du tout considéré comme une figure immorale. Avec sa nature impitoyable, il montre sa perspicacité, sa ruse et son habileté à composer avec les circonstances extraordinaires. De plus, il aide volontiers ceux qui sont dans le besoin, comme un os, un lemming et un orphelin.
Kiviuq n’est peut-être pas au service de sa communauté, mais il n’est pas mauvais pour autant. Il a quitté la société et il a fait preuve de son aptitude à survivre grâce à ses dons chamaniques. Il réussit en tant qu’individu, surmontant toutes les difficultés et écrasant tous ses ennemis, mais par le fait même, sa nature sociale semble menacée. Kiviuq peut retourner vers sa femme et vers la société des humains ou quitter la société et perdre sa nature humaine.
Les différentes variantes de la fin du récit illustrent cette alternative. Dans la version d’Ivaluardjuk, Kiviuq partage toutes ses perles avec la communauté parce qu’il a retrouvé sa femme. Dans la version d’Okomaluk, et dans celle des Nattilik, la situation est plus ambiguë puisque l’une de ses femmes a pris un autre mari. Dans la version nattilik, le retour à la maison et le partage des perles occupent le milieu du récit. À la fin, Kiviuq quitte son peuple et devient un être qui n’est plus tout à fait humain et qui acquiert une sorte d’immortalité. Ce conte fournit ainsi deux dénouements possibles : celui de son heureux retour à la maison, de sa réunion avec son épouse et du partage du butin, ou celui de son adieu à la société et de sa transformation en un être immortel. Le premier dénouement rappelle la fin de l’Odyssée, Ulysse retrouvant son épouse ; le second évoque les aventures des héros qui, comme Héraclès après avoir tué ses propres enfants, deviennent immortels.
La tradition épique de Kiviuq suggère qu’à côté de l’idéal du chamane dévoué à sa communauté, le héros de service, il existait aussi un idéal de chamane au destin individuel, capable de survivre par lui-même loin de sa communauté grâce à ses dons chamaniques. Sa préoccupation première n’est pas de servir les membres de sa communauté, mais de traiter avec des êtres non humains. Dans ses rapports avec eux, il fait preuve de respect, d’intelligence et de discernement, et se montre ainsi capable de surmonter toutes les difficultés. Il échappe aux cannibales, épouse des animaux qui ont pris forme humaine et déjoue les ruses de ceux qui tentent de le tromper.
Quelqu’un qui traite avec les non-humains s’expose au danger et peut perdre sa propre humanité. Voilà exactement le dilemme du chamane. Les chamanes pouvaient se transformer en animaux, se faire pousser des dents d’ours polaires, et toutes sortes d’autres prodiges. Les chamanes devaient risquer leur humanité et il arrivait parfois qu’ils soient incapables de retourner dans leur communauté à la suite de leurs voyages chamaniques.
L’épopée de Kiviuq le dépeint comme un héros. Qu’il retourne ou non dans la communauté, il n’est jamais défait et il surmonte tous les dangers. En tant que chamane, Kiviuq peut avoir été le prototype du héros.
Texte inédit en anglais, traduit par Michelle Mauffette.
Appendices
Notes
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[1]
Je désire remercier Frédéric Laugrand pour ses excellents commentaires et suggestions.
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[2]
La richesse de l’information procurée à S. Frederiksen par l’angakkuq Qumuksiraaq en constitue une curieuse exception. Voir Saladin d’Anglure et Hansen (1997).
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[3]
N.d.T. : Cette longue citation fait l’objet d’une traduction « maison » faute de traduction publiée disponible.
-
[4]
N.d.T. : Rasmussen parle de « stockings », bien que les kamik soient des bottes souples.
-
[5]
Les termes « nattilik, Nattilik » remplacent ceux qu’on employait autrefois : « netsilik, les Netsilik ».
-
[6]
Ceux-ci varient entre le site d’art inuit (www.arcticinuitart.com/collections/ textiles/tex11.html), où l’on trouve des scènes tirées de l’histoire de Kiviuq représentées sur d’épais tissus de laine par Victoria Mamngqsualuk (Baker Lake), et celui de la Bibliothèque nationale du Canada qui publie une page spéciale de liens Kiviuq (www.nlc-bnc.ca/2/6/h6-216-e.html).
-
[7]
Dans le Nunatsiaq News des 5 et 12 janvier 1996, Peter Ernerk discute des contes de Kiviuq. Dans le numéro du 29 octobre 1998, le Nunatsiaq News présente, racontées par Rachel Attituq Qitsualik, une version du conte de Kiviuq et de la femme renard suivie d’une version de celui de Kiviuq et de la femme araignée (l’ogresse étant habituellement associée à un bourdon). On trouve même dans le Nunatsiaq News du 31 juillet 2001 une critique sur la proposition de nommer « Kiviuq » l’une des trois lunes de Saturne nouvellement découvertes.
-
[8]
Dans une version des Baker Lake Stories racontée par Mannik, la mère du garçon est appelée Tuutalik (Inuktitut 48, 1981).
-
[9]
Dans la même version des Baker Lake Stories, on la décrit comme un bourdon géant (Inuktitut 48, 1981).
-
[10]
Voir Peter Ernerk, Nunatsiaq News, 5 et 12 janvier 1996, pour une discussion de ce récit.
-
[11]
Dans une version des Baker Lake Stories racontée par Katjaaq, cet épisode précède le mariage de Kiviuq avec l’oie (Inuktitut, 49, 1981).
-
[12]
Selon Peter Ernerk, « Kiviuq was a human being who at times married different animals » (Nunatsiaq News, 5 janvier 1996)
Références
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