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L’ouvrage collectif Une histoire des conflits environnementaux. Luttes locales, enjeu global (XIXe-XXIe siècles) est la compilation des résultats de recherche d’un programme débuté en 2014 et portant sur l’examen des conflits environnementaux locaux dans une perspective historique. Dirigé par deux historiennes et un historien ayant des intérêts de recherche à propos de l’écologie dans les médias, la patrimonialisation des espaces naturels, les alertes environnementales et les mouvements écologistes, notamment, l’objectif du livre est « [d’] examiner de près le rôle joué par les résistances et les contestations environnementales locales dans la construction et la diffusion d’une conscience environnementale sur la longue durée » (p. 8). À l’aide de 13 études de cas provenant de la France et d’ailleurs (Suisse, Brésil, Japon) en 13 chapitres qui traversent deux siècles de contestations, de résistance et de négociations, l’ouvrage met au jour la pluralité des préoccupations (santé, paysage, identité régionale, intérêts économiques) des acteurs qui s’inscrivent dans ce que l’on appelle depuis les années 1970 « la défense de l’environnement » (p. 253). Les auteurs et autrices souhaitent ainsi comprendre l’articulation entre les conflits locaux et l’avènement de la conscience environnementale mondiale qui caractérisent le développement contemporain des territoires industrialisés et la gouvernance de la nature et des risques.

La majorité des contributions propose un exercice de mémoire basé sur des revues de presse, des entretiens et des figures d’archives permettant d’illustrer richement les discours des parties prenantes et les relations de pouvoir en vigueur au moment des conflits étudiés. Principalement issus des disciplines de l’histoire et des sciences politiques, les auteurs et autrices des 13 chapitres et leurs travaux s’inscrivent dans les cadres théoriques de l’histoire environnementale et de l’écologie politique. Les chapitres, variant entre 14 et 30 pages chacun, sont pour la plupart soutenus par des références variées et de qualité sur les conflits sociaux, la participation citoyenne et la conservation de la nature. Ces références sont toutefois peu mobilisées dans la structure des chapitres, ce qui peut laisser certains lecteurs et lectrices sur leur faim. Il aurait été souhaitable en complément que les directrices et le directeur de l’ouvrage réalisent une analyse théorique des conflits sociaux pour lier davantage les études de cas entre elles. Dans la forme actuelle de l’ouvrage, seules une courte introduction (six pages) et une conclusion (six pages) encadrent les 13 chapitres et présentent leur portée pour l’histoire environnementale des conflits sociaux. Une introduction pour chacune des trois parties du livre aurait bonifié l’ouvrage en permettant de mieux définir le fil conducteur qui les unit.

La première partie s’intitule « Lutter contre les risques de pollutions » et est composée de quatre chapitres présentant des cas associés aux activités minières, aux déchets nucléaires, à l’implantation d’une raffinerie et à un projet d’exploration de gaz de schiste au Japon et en France. On devine que ces chapitres ont en commun une pollution ou un risque de pollution comme évènement déclencheur de la contestation citoyenne. Le premier chapitre, rédigé par Cyrian Pitteloud, transporte les lecteurs et les lectrices dans le département de Tochigi (Japon) à la fin du XIXe siècle. L’auteur y présente les divers moyens déployés par les protestataires qui utilisèrent davantage la voie administrative que l’action directe pour défendre leurs sources de revenu et de subsistance (agriculture, pêche, activités textiles et teinturières) mises à mal par les objectifs d’industrialisation du pays (p. 27). Ancrés dans la France des années 1960, 1970 et 1980, les trois chapitres suivants présentent des cas où les revendications environnementales des protagonistes sont plus explicites et visent principalement l’industrie (et non l’État). La contribution de Cécile Blatrix (chapitre 2) s’attarde sur la médiatisation de la contestation à différentes échelles en revisitant l’essor de la lutte antinucléaire en France grâce à l’analyse systématique d’un journal local (La Voix de l’Ain) entre 1965 et 1971. Dans le chapitre 3, Stéphane Frioux présente un projet de raffinerie dans la région lyonnaise qui n’a pas atteint l’acceptation sociale de la population. Selon l’historien, un accident technologique dans une autre raffinerie quelques années auparavant aurait contribué à donner plus de poids aux vocations traditionnelles du territoire et aux considérations environnementales dans les négociations. Dans le chapitre 4, Michel Letté dresse le portrait d’un territoire transformé positivement par le conflit après la pollution d’une source d’eau potable associée à un forage exploratoire dans le Haut-Bugey (France), en 1989. Il examine la manière dont les savoirs locaux à propos des comportements des sous-sols karstiques soumis aux forages exploratoires ont contribué à la création d’une nouvelle identité territoriale basée sur la vulnérabilité. Dans cette approche, la contestation est devenue le moyen de contribuer au processus décisionnel du projet, en plus de procurer une visibilité à la pluralité de l’expertise sur les risques.

La deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 5 à 7) présente spécifiquement des cas de résistances citoyennes portant sur la préservation de paysages européens montagnards et forestiers. Intitulée « Défendre les territoires et les ressources », cette partie offre trois chapitres en résonnance, où les tensions entre les intérêts touristiques et la préservation de la nature et du patrimoine sont au coeur des conflits. Rédigé par Cédric Humair et Mathieu Narindal, le cinquième chapitre examine l’Arc lémanique franco-suisse en 1890 et 1914, où la construction de trains de montagnes et de funiculaires, l’augmentation des fils électriques, les publicités sur les bâtiments des villes et la plantation de platanes dégradent l’esthétique romantique et pittoresque recherchée par la clientèle tout en favorisant l’épanouissement de cette industrie. En résulte un portrait de la complexité des rapports entre les groupes d’acteurs, qui sont à la fois économiques, socio-politiques et esthétiques. Dans la même lignée, les deux chapitres suivants, rédigés par Philippe Grandcoing et Steve Hagimont respectivement, permettent d’approfondir les enjeux propres aux thématiques du paysage, de l’identité régionale et de la prospérité économique avec les châtaigneraies dans le Limousin et la production d’hydroélectricité dans les Pyrénées.

Titrée « La démocratie en jeu : négociation, contentieux et émancipations politiques », la dernière partie du livre propose six chapitres visant à approfondir les dynamiques politiques des conflits environnementaux en présentant finement les parties prenantes, les outils utilisés et les ressources mobilisées. L’hétérogénéité des enjeux, des époques et de l’organisation des chapitres donne une malheureuse impression de collage de cas, ce qui n’enlève toutefois rien à la qualité et la pertinence des contributions. Par ailleurs, il est à saluer que les cas présentés ne soient pas tous des histoires où les citoyens et citoyennes ont remporté la manche, ce qui permet de nuancer une vision où les pouvoirs et les savoirs locaux seraient idéalisés. Auteur du chapitre 9, Vincent Porhel présente ainsi le premier conflit lié à l’amiante (1971) en France qui n’a pas permis de faire reconnaître officiellement les risques sanitaires pour les travailleurs et la population, et qui est aujourd’hui tombé dans l’oubli. Le chapitre 8, préparé par Nathalia Capellini Carvalho de Oliveira, et le chapitre 12, préparé par Malcom Ferdinand, sont particulièrement riches du fait de leurs ancrages dans des terrains caractérisés par des revendications territoriales autochtoness et paysannes (région amazonienne au Brésil) et un contexte postcolonial (Antilles françaises). Ces chapitres apportent ainsi de nouvelles dimensions d’analyse à la dichotomie locale/globale du conflit mise de l’avant dans cet ouvrage. Le chapitre 10, rédigé par Dominique Danthieux, aborde l’installation de néo-ruraux dans les montagnes du Limousin (France) qui s’opposent à l’industrialisation forestière au nom de leur qualité de vie et du bien commun, suggérant ainsi une nouvelle gouvernance des ressources naturelles. Impliqué dans le milieu associatif de protection de l’environnement en France, Ludovic Jomier (chapitre 11) décrit l’évolution de l’action associative en parallèle avec l’État. En résulte un portrait préoccupant, où la judiciarisation des contentieux est à la hausse au détriment des processus participatifs. Empruntant un ton plus militant que les autres contributions, le dernier chapitre de l’ouvrage s’attarde au développement urbain récent (2006-2017) du nord-est de la ville de Montpellier (France). À l’instar de Jomier, l’auteure Aliénor Bertrand identifie les écueils des mouvements écologistes actuels, mais poursuit en appelant à une réforme des institutions locales pour donner plus de visibilité et de poids aux luttes environnementales citoyennes dans les prises de décisions des autorités.

Ce recueil est une vitrine d’études qui contribuent à mieux comprendre les relations intriquées entre les sociétés industrialisées et leur environnement. Malgré le fait que l’analyse des relations de pouvoir ne soit pas toujours explicitement développée par les auteurs et autrices, ce livre demeure d’intérêt pour les anthropologues de l’environnement qui s’intéressent aux conflits et à la participation citoyenne grâce à ses descriptions éloquentes et exhaustives des tensions et des dynamiques entre les acteurs. Des pistes de recherche sont également suggérées dans la conclusion générale. Finalement, l’objectif principal du livre, qui était d’examiner le processus ayant mené des conflits socio-environnementaux locaux vers une conscience écologique, est davantage suggéré qu’appuyé à travers les différents chapitres. Tel un legs pour les générations futures, le caractère essentiel de cet ouvrage se situe surtout dans son parti pris de reconnaître les citoyens et citoyennes qui ont lutté, et luttent encore, pour préserver leur qualité de vie et la démocratie.