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« L’aube s’est levée sur un mort… » est l’expression qu’emploient les habitants de Badiraguato, une petite ville du nord-ouest du Mexique, lorsqu’ils apprennent que quelqu’un a été tué la veille. Une fois prononcée, elle nous plonge dans la condition d’extrême vulnérabilité dans laquelle vivent les habitants de cette commune marginale et isolée, balayée par la violence armée et au coeur du commerce de la drogue avec les États-Unis.

Badiraguato est une commune montagneuse de l’État du Sinaloa, un de ces espaces du Mexique profond, rural et agricole, où l’accès aux services est réduit et la possibilité d’un emploi limitée. Face à cette situation, le mode de subsistance qu’a développé la majorité des habitants est lié à la culture du pavot, destinée à la production de drogue (opium et héroïne), ce qui les a insérés dans une économie dont les flux vont de la Colombie à Los Angeles. Par conséquent, la commune a souffert, dès les années 1940, des politiques de lutte contre le narcotrafic centrées sur la destruction des cultures par l’armée. En coopération avec l’agence antidrogue états-unienne, la DEA, les opérations militaires ont transformé Badiraguato en champs de bataille. Aujourd’hui, il s’agit d’un des lieux les plus affectés par la « guerre contre le narcotrafic » déclarée en 2006 et qui a fait près de 300 000 morts dans le pays.

De leur côté, les groupes armés qui opèrent dans la région et les conflits qui les opposent, en lien avec le commerce de la drogue, ont entraîné le déplacement forcé des habitants de nombreux hameaux, poussiéreux et désertés. Badiraguato est devenu célèbre à cause des organisations criminelles, les mythiques « cartels de la drogue ». Lieu de naissance des plus grands narcotrafiquants mexicains (Joaquín Guzmán Loera, alias El Chapo, Rafael Caro Quintero, les frères Beltran Leyva), la commune est considérée comme un « berceau du narcotrafic » et la « base du Cartel de Sinaloa ». Entre le procès très médiatisé d’El Chapo à New York et les séries Netflix, Badiraguato a été transformé en une sorte de petite Sicile mexicaine, produit de l’industrie médiatique et fruit de tous les fantasmes.

À partir d’une enquête ethnographique menée durant deux ans dans le chef-lieu de la commune, au sein de sa mairie et entre les hameaux qui parsèment son territoire, le livre d’Adèle Blazquez dépasse cet intérêt médiatique pour partager le quotidien des habitants. L’écrasante majorité d’entre eux vit dans un contexte fait de multiples incertitudes et dont le principal mode de subsistance, la culture du pavot, est violemment réprimé. En observant les manières singulières avec lesquelles les locaux font face à la violence, ce livre interroge les conditions qui exposent ces personnes à la mort et au dénuement. Loin d’être « culturelle », la violence qui caractérise leurs existences apparaît comme le résultat de l’insertion singulière de cette région montagneuse dans le capitalisme contemporain, liée à la production et au commerce de drogue.

Centré autour d’une dizaine de personnes, le livre articule ainsi économie politique et enquête ethnographique pour nous raconter les pratiques avec lesquelles les habitants de Badiraguato appréhendent leur quotidien dans un contexte généralisé de violence. Il décrit les manières de vivre dans cette commune, de cultiver le pavot, de se déplacer et de communiquer (par radio), mais aussi les formes locales de gouvernement, d’organisation agraire et des relations de genre. Chaque chapitre est organisé autour d’un ensemble de pratiques (se déplacer, être là, cultiver le pavot, « voler une femme », tuer, administrer) dont la succession rend compte progressivement d’une expérience d’extrême précarité. Il s’agit de situations singulières qui se déroulent pendant l’enquête : une conversation entre voisins autour d’un conflit, une tournée des affaires familiales, une assemblée communautaire, l’enlèvement et le viol d’une femme, une opération militaire, etc. À travers la description de ces faits, ce sont des enjeux historiques, économiques, sociaux et politiques qui, petit à petit, se dévoilent. La narration nous conduit des pratiques les plus anodines vers celles de la subsistance, pour aboutir sur les usages de la violence et l’exercice du pouvoir, telles les pièces d’un puzzle qui prend forme sous nos yeux au fil de la lecture.

Le livre d’Adèle Blazquez n’a donc pas pour objet le trafic de drogue, comme on pourrait s’y attendre, mais la réalité sociale induite par la culture du pavot, faite d’incertitude et de vulnérabilité, qui insère la commune étudiée d’une façon aussi singulière que violente dans le capitalisme contemporain. Le pavot sert ici d’alibi, en quelque sorte, pour mieux s’intéresser aux pratiques qui entourent sa culture, régies par la violence des rapports de domination. À travers la description des moeurs locales, l’anthropologue s’intéresse en réalité à la violence armée en tant que moyen de production de l’incertitude, c’est-à-dire, de l’imprévisibilité du jeu social comme condition qui rend la vie des habitants extrêmement vulnérable : il y a ceux qui sont tués, ceux qui partent ou sont déplacés, et ceux qui restent malgré tout.

La précarité du quotidien illustre, en ce sens, la violence des processus économiques et des rapports de production qui ont converti Badiraguato en une enclave spécialisée dans la culture du pavot pour le marché global. D’un côté, la violence armée est là pour reproduire cet ordre des choses, profondément injuste, qui exploite le travail paysan et empêche toute contestation. De l’autre, elle permet de perpétuer une activité lucrative qui profite, non pas aux mythiques narcotrafiquants des séries télé – à l’image de Teofilo dans le livre –, mais à une élite politique et militaire corrompue. Cette dernière a organisé le commerce de la drogue sous couvert de la lutte contre le narcotrafic et, aujourd’hui, elle a tout intérêt au maintien de la « guerre contre la drogue ». C’est sur ce point que réside l’apport majeur de ce livre : politiser la violence pour nous rappeler que celle-ci est un enjeu avant tout politique, dont l’usage croissant est indissociable du creusement des inégalités dans le capitalisme du XXIe siècle.