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Je voudrais d’abord remercier toutes celles et ceux qui ont présenté mon dossier en vue de cette reconnaissance qui me touche au plus haut point. Je sais que de préparer de tels dossiers est un casse-tête pour des collègues occupés à plus important, en particulier en ces temps difficiles de pandémie. Le geste de préparer un dossier est gratuit et témoigne de l’estime et de l’amitié qu’on vous porte, et je le reconnaîtrai toute ma vie. Je tiens aussi à remercier la CASCA qui, depuis mon arrivée dans la discipline, a toujours été un lieu d’accueil de mes travaux et un espace de déploiement pour des projets inscrits dans la vie de l’anthropologie canadienne, que les projets soient les miens ou ceux portés par notre chère association, ou encore ceux de mes étudiants et collègues collaborateurs. Enfin, je remercie les organisateurs du présent congrès, ici à Guelph, pour leur attention et leur accueil, même à distance. Je voudrais enfin remercier les professeurs qui ont jalonné mon parcours, en particulier Gilles Bibeau, ex co-directeur de thèse doctorale qui a aussi été honoré du même prix ; je pense aussi à mes collègues anthropologues de la CASCA, en particulier ma collègue et amie Marie-France Labrecque qui m’a accueillie au département d’anthropologie de l’Université Laval alors qu’elle était directrice, elle aussi honorée du même prix. Je me sens à mon tour faire partie d’un groupe extrêmement privilégié par notre association et notre discipline. Et enfin, ma reconnaissance et mon affection est dirigée vers mes chers étudiants avec qui j’ai partagé et continue de partager mes passions scientifiques et artistiques. Sans compter les membres de centres et groupes de recherche auxquels j’ai appartenu ou auxquels j’appartiens toujours[1].

Il n’est pas simple de préparer une telle conférence car lorsqu’on vous remet un prix, dit « de carrière », on ne veut pas décevoir ceux et celles qui nous honorent. On peut aussi se demander si quelque chose de plus doit ou peut encore être dit lorsqu’il est question de discuter de ses propres travaux. Je dois donc vivre avec vous l’épreuve de ce rite de passage, la remise d’un prix et la conférence associée en espérant ne pas trop être ennuyante, ni dérailler, ni trop me répéter.

Au cours de cette conférence, je me permettrai d’évoquer des aspects de mon parcours, en tentant cette fois-ci de faire apparaître certains des fils conducteurs qui suggéreront que tous les objets de recherche extrêmement différents que j’ai pu aborder depuis les années 1980 ne furent pas que passages superficiels : derrière chacune des grands thématiques liés à ces objets qui ont à ce jour jalonné mon parcours inachevé (j’y tiens !), il y avait une zone d’ombre que j’appellerai le « hors-champ ». Je tenterai par mon propos de jeter lumière sur ce hors-champ. C’est de ce hors-champ que naissent mes préoccupations les plus actuelles. Je tenterai aussi, trop brièvement, d’évoquer l’influence du travail de plusieurs anthropologues, proches ou plus lointains, au moins en les nommant[2].

Lorsqu’on me présente, mes interlocuteurs se réfèrent le plus souvent à trois champs : l’anthropologie médicale, les droits humains et on ajoute mes réalisations plus récentes en art et en anthropologie qui incluent la vidéo et même plus. Je reconnais ces trois ensembles mais je dois aussi nommer le fait qu’à travers ceux-ci se sont glissées des thématiques transversales : celles de la souffrance, de la résistance et de la tension visibilité/invisibilité. Elles se sont imbriquées de manière progressive et cumulative.

Rencontre avec la folie

L’anthropologie est venue d’abord à moi par la confrontation avec la folie[3]. Alors que je suivais ma formation d’infirmière dans les années 1970, j’eus une première expérience en milieu psychiatrique, dans un « asile » comme on le disait à l’époque. La grande désinstitutionalisation n’avait pas eu cours et les milieux de ce type portaient encore lourdement la marque de ce que Erving Goffman (1968) qualifia dans son ouvrage Asiles, des institutions totalitaires, ces dernières aussi évoquées par Michel Foucault (1961) dans son Histoire de la folie. Cette expérience, d’abord comme préposée aux malades et ensuite comme infirmière, m’a marquée pour toujours. La librairie de mon collège contenait l’essai de Ruth Benedict (1950), Échantillons de civilisations, ainsi que le livre de Roger Bastide (1972), Le rêve, la transe et la folie, sans oublier les écrits de Ronald Laing (1960) sur la schizophrénie (Le moi divisé). Tous ces livres, je me les procurai sans savoir de quoi il s’agissait vraiment. J’étais aussi férue de poésie, je connaissais les poésies, écrits et biographies d’Arthur Rimbaud, de Stéphane Mallarmé, d’Antonin Artaud ; je m’intéressais aux poètes fous et aux fines marges qui se dessinent entre raison et folie. Avec Ruth Benedict, je m’introduisais à l’idée selon laquelle une société pouvait être folle (et pas seulement un individu), et aussi rendre des humains fous, Ruth Benedict qui en sut quelque chose puisqu’elle fut elle-même plus rejetée du milieu de l’anthropologie américaine pour en avoir transgressé les normes. Avec Ronald Laing, lui-même psychiatre et psychanalyste, je poursuivais ce même chemin mais cette fois-ci, par l’anti-psychiatrie. Avec Roger Bastide je m’initiais par le livre à la possession qu’autorisent les religions afro-brésiliennes étudiées par Bastide (en particulier le candomblé) et au sein desquelles des comportements extatiques et d’apparence excessifs, mais d’apparence seulement, incontrôlés et incontrôlables, sont parfaitement codifiés et intelligibles. Ces livres et d’autres dont Peau noire masques blancs (1952) du psychiatre décolonial Frantz Fanon, ont été des voies royales vers l’anthropologie.

Encore en formation comme infirmière, je me demandais comment je pourrais faire pour devenir écrivain, pour devenir philosophe, ou encore poète, je ne savais pas ce qu’était l’anthropologie et même que l’anthropologie me conduirait à sa manière vers des possibilités apparentées. J’avais appris par Roger Bastide le mot « ethnopsychiatrie », mais je me demandais s’il existait un lieu pour étudier l’ethnopsychiatrie. Mes professeurs de collège n’en savaient rien, j’étais déjà un peu trop ésotérique ( ! ! !). À cette époque, le contact avec les personnes souffrant de problèmes de santé mentale fut un choc. J’étais attirée par elles. Les images terribles de personnes démentes, errantes, souffrantes et qui vous abordaient en criant et en grimaçant étaient encore monnaie courante dans l’asile de l’époque, malgré l’arrivée de neuroleptiques ; cela n’empêchait pas mon intérêt. Je savais qu’à une époque encore plus ancienne dans ce lieu où j’avais été préposée aux malades, des gens du peuple se déplaçaient pour lancer des peanuts aux fous comme cela se fit dans les zoos humains étudiés par Blanchard (2006), ce que j’appris plus tard. Entre l’asile et les zoos humains, n’y a-t-il pas qu’à remplacer les Noirs d’Afrique ou les handicapés considérés monstrueux par des « fous » ? Vénus noire (2009), le film, nous a porté vers ce croisement terrible où le racisme, le sexisme et le capacitisme dégradent la Vénus devenue pur objet de plaisir obscène et de science voyeuse. Je me demandais comment des personnes qui avaient le même corps que moi pouvaient vivre une telle souffrance et un tel degré d’exclusion, et comment la société pouvait arriver à les juger si sévèrement en les privant d’une part de leur humanité et surtout, en les animalisant.

Plus tard, devenue infirmière, un des patients que j’eus sous mes soins fut aux prises avec des voix, un symptôme connu de la schizophrénie. Un jour, hors de l’hôpital, il répondit à une injonction biblique lui dictant de crever son oeil droit. Les médicaments l’aidèrent à sortir d’une terrible psychose, à calmer les voix intérieures mais une fois celles-ci revenues, hors de la vue de tous, il s’attaqua à son autre oeil. Cette fois-là, des voix sataniques d’un groupe rock se mêlèrent à l’injonction biblique et eurent une deuxième fois raison de son oeil et pour toute la vie. Quoique je n’aie pas été témoin de cette scène, mais plutôt de l’enfermement mental dans lequel se trouvait le jeune homme une fois interné, de la famille dévastée, d’une équipe de soins culpabilisée et dont les moyens n’étaient pas à la hauteur de tels problèmes, cette question du rapport complexe à la réalité fut autant que celle des normes, tout aussi fondamentale, pour me faire basculer vers l’anthropologie. Ce jeune homme dont je ne sais ce qu’il est devenu, avait à l’époque mon âge, 22 ans. Avec mes amis et aussi les collègues de cette époque, je ne pouvais pas traduire toute l’émotion que cela me provoquait, de même que toutes les questions qui déferlaient en moi. Ce type d’expérience se partage assez mal, un peu comme certains terrains d’anthropologues exigent des années de travail avant qu’ils ne puissent être adéquatement traduits et les récits transmis. Le stigma qui entoure la réalité des personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale est tel que les personnes qui acceptent de le côtoyer le vivent un peu aussi ; les soignants de ces milieux forment d’ailleurs un groupe un peu à part. La psychiatrie n’est-elle pas encore cet objet obscur de la médecine ? Quoiqu’il en soit, ces images restèrent à jamais enfouies en moi, celles de ce jeune homme et de nombreuses autres, de l’invisibilité de la personne psychotique enfermée, dit-on « pour son bien et celui des autres », de la honte qu’elle provoque et aussi de la peur, d’une part de l’intraduisible de telles expériences. En langage cinématographique, on parle de « hors-champ » ; en anthropologie, cela nous ramène comme le dit si bien Ellen Corin (1986) vers la « Centralité des marges et dynamiques des centres ».

C’est entre autres par cette expérience que je qualifierais de fondatrice que je suis arrivée à l’anthropologie dans la mesure où les lectures des intellectuels qui questionnaient les normes collectives des sociétés, ainsi que leur relativité, m’ont proposé des avenues et de nouvelles questions, et, toute ma vie et encore aujourd’hui, elles m’ont servi de repères, sans jamais me lasser. Le caractère difficilement traduisible et partageable des expériences que font des personnes qui vivent avec un diagnostic de maladie grave en santé mentale et celles des personnes qui les accompagnent, et les images qui m’en sont restées, m’ont longtemps hantées. Il y avait quelque chose de traumatisant d’être privée d’outils de traduction et d’analyse en dehors des outils professionnels que je détenais déjà et qui ne me satisfaisaient pas. Ce qui me questionnait était vraiment le rapport aux normes, à l’hégémonie culturelle, à l’exclusion, aux inégalités sociales, aux rapports de pouvoir, à la nature même de ce que serait la réalité. La seule façon que j’eus à ce moment de tenter de traduire cet intraduisible fut la poésie, un langage que je ne maîtrisais pas vraiment mais qui m’autorisait à parler de la folie et des limites symboliques du monde dans lequel je vivais. Je souhaitais ainsi parler de ceux laissés derrière les murs, derrière les barrières culturelles et sociales, donc comprendre et traduire ce hors-champ de la culture. Ce que mes premiers écrits anthropologiques firent mais aussi mes premiers poèmes : lire le monde depuis ses marges. Le parcours anthropologique que j’amorçais dès le milieu des années 1970 à l’Université Laval m’a donc vite plongée du côté de l’anthropologie médicale : le croisement de la discipline avec la profession infirmière et l’anti-psychiatrie, mais aussi avec d’autres influences telles que ma participation au mouvement féministe, à la contre-culture, au mouvement littéraire de la nouvelle écriture[4], tout cela finissait par converger.

Alors que travaillais toujours comme infirmière pour gagner mes études et que j’avais constaté la surreprésentation des femmes dans les ailes psychiatriques, mon constat clinique correspondait au diagnostic social que posaient les féministes et les activistes sociaux de l’époque. Je pus faire ma maîtrise sur ce sujet, accompagnée par Chantal Collard et Serge Genest mais aussi Elli Köngäs-Maranda, à l’Université Laval. Me reviennent les images troublantes de ces femmes, dépressives, non véritablement écoutées, à qui on disait comme un livre célèbre de l’époque le nommait : Va te faire soigner t’es malade (Guyon, Nadeau et Simard [1980]) et qui déambulaient comme le dit le titre d’un film important de l’époque, De la matrice à l’asile, (Boudreau, Côté et Morin 1982). Celles aussi de ces femmes surmédicalisées et dont la maladie était leur genre et plus largement l’ordre de genre. Dans les milieux de soins, l’autocritique sur cette question existait à peine car le régime médico-patriarcal dominait largement. L’élite médicale souhaitait se défaire des anciens asiles, certes, sortir ce milieu de son lourd stigma, certes, mais cela n’allait pas jusqu’à remettre en question les normes d’établissement des diagnostics touchant hommes et femmes. Cette fois-ci, ce n’était pas l’irreprésentable qui était au rendez-vous mais l’absence : comme le féminisme de l’époque le relatait, nombre de femmes vivaient une expérience sociale de soumission, d’abnégation, d’assujettissement, de perte de jouissance, et la psychiatrisation du genre féminin n’était qu’un aspect parmi d’autres de cette réalité collective. Quoi qu’il en soit, les critiques féministes et antipsychiatriques ne donnèrent pas vraiment visibilité à ces histoires singulières, au visage de ces femmes qui eurent d’autres destins que ceux des Virginia Woolf, des Sylvia Plath et des Émily Dikinson, qui elles, au moins connurent une célébrité, posthume ou non. Les autres, celles dont je parle, sont sans figures et oubliées sur le plan collectif. Restent quelques archives que je compte faire revivre dans quelques temps[5].

Mes incursions à travers la maladie chronique et la mort dans le contexte de ma thèse de doctorat dirigée par Margaret Lock et Gilles Bibeau ont aussi été importantes pour me saisir des différentes expériences qui mènent de larges groupes d’individus à être aussi invisibles ou invisibilisés, c’est-à-dire aussi absents dans le monde social. Ce fut d’abord l’expérience du cancer, celle de personnes qui vivent leur maladie entre la promesse de la guérison et un diagnostic qui conduit à une mortalité précoce. Entre ces deux pôles se retrouvent une gamme d’expériences qui laissent apercevoir des univers quotidiens vécus dans une forme de liminalité, dans le ni l’un ni l’autre, dans les aléas de la survie[6]. Ces personnes qui vivent plusieurs mois, plusieurs années dans l’incertitude, celle de leur existence, celle de la science, celle de leur propre valeur, et parfois celle de l’amour de leurs proches. Le cancer, comme bien d’autres maladies chroniques, en particulier celles qui entrainent des incapacités motrices ou cognitives, placent les gens qui les vivent dans ce que certains ont appelé une sorte de « mort sociale » qui est justement une forme de liminalité existentielle étendue temporellement. Bien sûr la réalité a changé entre les années 1980 et aujourd’hui, entre autres le sida et peut être demain le post-COVID-19. Pas tous mais nombreux sont-ils à être disqualifiés (parce que devenus improductifs ou sens capitaliste du terme), appauvris (ne pouvant plus exercer un métier), et à devoir réduire leur existence à celle d’une forme de lutte quotidienne pour rester le plus digne possible face à soi et aux autres en faisant comme si « tout va bien aller » tout en suivant la règle du « un jour à la fois ». Les institutions qui prennent soin de ces personnes dans la longue durée, nous en avons eu une certaine idée avec la pandémie actuelle, sont des lieux particuliers. Si Marc Auger (1992) a qualifié de « non-lieux » les endroits que sont les aéroports, les lieux de transit, les terrains vagues, tandis que Giorgio Agamben (1995) a pour sa part qualifié de « zones grises » les camps ou encore les frontières (bortherlands), je nommerais pour ma part les institutions pour malades chroniques, handicapées et personnes vieillissantes, comme des « lieux d’absence » : je veux dire, des lieux où des vivants disqualifiés et jugés improductifs sont parqués et isolés du reste du monde, trop souvent infantilisés, et malheureusement très facilement négligés ou oubliés[7]. Je parle de l’absence d’autres proches : combien sont-ils, hospitalisés, à être seuls avec un minimum de visites mensuelles ? Je parle une fois de plus de l’absence de ces personnes dans le monde social, puisque leurs images publiques ne sont pas celles qui sont préférées. Les normes sociales actuelles rendent ces personnes habituellement très peu visibles et on a pu constater avec la COVID-19 une part de cette réalité : tout d’un coup ces personnes que toutes les normes sociales invisibilisent et « absentéisent » sont apparues : derrières des vitres, on se souvient de leurs mains et de leurs regards, dans leurs centres de soins prolongés et leurs résidences pour aînés, on les revoit encore, assises dans leur fauteuil et de dos, les médias coupant têtes et regards, ou couchées et « covidées », anonymes proches de la mort : elles sont venues nous rappeler les milliers d’existence, COVID-19 ou pas, placées dans une sorte de hors-monde, de hors-champ, de vie au ralenti et de si peu de valeur. Je parlerais d’une « altérisation » (othering) par la mise en absence. On peut rendre l’autre monstrueux, en le déformant, en le stéréotypant, en le réduisant, mais aussi en l’invisibilisant. Ce monde-là, je l’ai ainsi traversé dans mes études sur le cancer mais aussi après, sur la maladie chronique et le vieillissement, et les soins aux proches en perte d’autonomie[8]. Ces vies, ce sont aussi celles de personnes recluses dans un domicile transformé en milieu de soins. Je n’ai que peu d’images de toutes ces situations anthropologiques vécues et partagées par des livres et des textes, car le format des enquêtes, des entretiens en profondeur, parfois conduits en solo, d’autres fois en duo, entre autres avec Éric Gagnon, et aussi le contexte, les lieux de vie des personnes ou des résidences collectives, et enfin le propos des entretiens, par centaines, je ne les ai jamais comptés, s’y prêtaient peu. J’étais à des années lumières des images de l’anthropologie visuelle auxquelles on nous avait habitués, avec son lot de rituels et d’exotisme. Les images de mes terrains des premières années comme d’autres avant elles, furent cumulées à ma mémoire dans ce fond d’archives subjectives et très privées.

Les soins et l’accompagnement

Je suis passée au milieu des années 1990 à une série de travaux sur les proches-aidants, alors influencée par les théories féministes et celles du caring. Ces travaux m’ont amenée, plus encore, vers l’approfondissent de ces questions touchant fondamentalement la stigmatisation, l’incertitude, l’invisibilité et l’absence. J’étais alors professeure d’anthropologie dans une école universitaire de nursing, et mes collègues posaient de multiples questions sur l’idée de soin et l’identité de soignante, et sur sa conceptualisation. L’une des théories en vogue était celle du caring alors portée par la pensée de Carol Gilligan (1982) et aussi par celle de Joan C. Tronto (1990), qui considéraient les soins comme des pratiques genrées et culturellement construites d’attention à l’autre, en même temps qu’essentiels à la vie économique et au lien social[9]. Je me suis alors penchée sur la double invisibilité sociale du couple aidant(e)/aidé(e), sur le paradoxe de la nécessité sociale des soins prodigués aux personnes dépendantes et sur la dépendance elle-même comme réalité sociale incontournable. C’est à cette époque que j’ai commencé à me déplacer des espaces cliniques québécois vers des espaces domestiques québécois et brésiliens et que j’ai pu mettre en lumière la similarité des expériences des femmes au niveau du sentiment de responsabilité et de leur engagement, résumé dans cette phrase prononcée de manière quasi identique dans les deux milieux : « Et si je ne le faisais pas, qui le ferait ? ». Bien sûr, la distribution inégalitaire des ressources socio-sanitaires et la non reconnaissance du travail des soins étaient au centre de l’engagement moral culturellement contraint qui les marquaient. Mais encore une fois, je me frappais à un autre hors-champ, celui de l’invisibilité sociale de ces personnes sur qui on compte mais dont le travail (la vie productive ici) est de peu ou de pas de valeur. Un travail d’accompagnement de ceux qui ont perdu ou sont susceptibles de perdre leur valeur sociale puisque passés au rang des improductifs en tant que personnes dépendantes. Les gestes de soins entendus ici comme gestes d’attention à autrui et de maintien/soutien de la vie elle-même, le domestique, enchâssés dans le lien social, étaient à l’époque difficilement nommés.

On comprend que pendant de nombreuses années consacrées à des terrains très peu exotiques, liés à une anthropologie médicale très minoritaire, celle des soins, proches de ce qu’on nommerait peut-être aujourd’hui « une économie morale » (Fassin et Eideliman 2012) ou de ce que Fassin et Bordelais (2005) ont appelé « cette construction de la souffrance et de l’intolérable », ré-émergeait constamment la question de la tension visibilité/invisibilité sociale, tout autant celle des aidant(es)/aidé(es), aussi appelé(es) « soigné(es)/soignant(es) ». À l’époque, j’eus quelques démêlées avec les féministes marxistes qui tenaient beaucoup à ne retenir de l’expérience des soins vécue par les femmes que leur dimension d’exploitation, aujourd’hui, des théories de féministes contemporaines ont plutôt placé au centre d’une certaine philosophie politique cette question du caring, dégagée de la seule dyade soignant(e)-soigné(e) et devenue pertinente pour penser une sorte d’autrui généralisé et transposé à l’écologie, aux mondes humains et non-humains, voire à l’anthropocène[10]. Peu d’images sont sorties de mes terrains des années 1980 jusqu’au milieu des années 2000, sauf en Amazonie brésilienne où la photo est culturellement un obligé (Photo 1). Avec la demande pour des images partagées et partageables nous sommes passés au mode de ce qu’un Jean Rouch a nommé le cinéma comme ethnographie partagée (Potel 1998) ; il se peut qu’à force de me situer sur les chemins de cette tension visibilité/invisibilité, je me sois trouvée indirectement et progressivement sur celui de l’image. Ce désir des Brésiliens pour l’image et la circulation de leur image a certes largement contribué à des formats ethnographiques pas obligatoirement innovants mais qui allaient s’imposer pour moi, et en quelque sorte faire écho aux diverses problématiques rencontrées jusqu’alors.

Photo 1

Une mère transporte son fils handicapé en Amazonie côtière, Maruda, Brésil, 2004.

Crédits : Francine Saillant

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La responsabilité et le changement d’échelle

Dans les sillons de mes travaux sur les soins comme forme d’attention à l’autre s’est glissé le thème de la responsabilité. Qui est responsable, ultimement, de la vie et du bien-être d’un autre, proche ou non ? Comment les sociétés répondent-elles à cette question qui pour ma part venait tout simplement de l’univers des soins à domicile et de la confrontation de différentes perspectives où se croisaient des orientations théoriques diverses (économie morale, féminisme, anthropologie médicale), des acteurs (famille, femmes, malades chroniques, systèmes professionnels, État, société civile, univers religieux) et des groupes spécifiques, tels que les personnes handicapées ou encore vieillissantes. Tous ces acteurs en situation de soins, inscrits dans des rapports sociaux, des relations et des liens, transigent avec des savoirs profanes et experts, des expériences et des subjectivités, des convictions et des règles, des ressources et des contraintes… mais aussi avec la valeur attribuée à la vie à protéger. Comment se construit le sentiment de responsabilité dans différentes mondes sociaux et situations aux contours variables ? C’est cette question de la vie digne d’être vécue ramenée par des philosophes et des éthiciens mais aussi de la vie digne d’être maintenue ou soutenue ramenée par les philosophes du care qui s’est placée au centre de mes interrogations. C’est depuis de telles questions que les thèmes de l’humanitaire et du handicap, puis du refuge et de l’exil, ont surgi. Une nouvelle recherche sur les circuits de l’aide entre France et Brésil s’est amorcée au début des années 2000 en collaboration avec Patrick Fougeyrollas. Je fus amenée à plonger dans l’univers des soignants et d’administrateurs de programmes à Handicap International France, puis vers une petite ONG bénéficiaire de leur aide au Brésil, Vida Brasil, ce qui m’a permis d’approcher les tensions entre l’obligation du soin (une règle de l’aide humanitaire) et celle de la perspective des droits (primauté du droit sur le soin) tout en sortant de la dyade soignant(e)-soigné(e) et en modifiant l’échelle de mes observations. Ce qui m’intéressait n’était pas une sorte d’humanitaire vu de loin comme s’il s’agissait d’un système abstrait, ou encore un humanitaire de guerre, mais cette forme d’humanitaire très proche des actions de développement, et surtout dans ce contexte spécifique, de la manière dont la responsabilité (ici le caring, l’attention et le soin) pouvait s’actualiser. Loin de trouver localement une sorte de bunker d’aide aux références guerrières et à l’universalisme abstrait, je me suis trouvée dans un univers extrêmement mouvant de débats internes sur les définitions (de l’aide, du handicap, de l’humanitaire, du droit), sur des déplacements d’objets et d’intérêts, tels que sur le terrain brésilien, la priorité donnée au handicap versus la pauvreté, la race, le genre ; j’ai assisté à des débats épiques entre intervenants tant au Brésil qu’en France sur les relations complexes entre droits et soins, qui aboutissaient le plus souvent à une vision de la nécessité de cohabitation des deux perspectives au-delà des conflits idéologiques. Il me fallait aussi considérer des perspectives surprenantes de personnes elles-mêmes en situation de handicap au Brésil qui, elles, attendaient de l’ONG locale le déploiement de moyens de soutien direct aux personnes sur son territoire, une aide assistancialiste car les modèles connus étaient ceux-là. Et voilà un résumé de la critique de nombre d’entre elles : c’est bien la citoyenneté et les droits, mais je ne mange pas avec ça ? Je ne peux faire entrer mon fauteuil dans mes toilettes ? L’ONG va-t-elle écrouler mon mur ? Est-ce que les Français vont me payer un fauteuil électrique ? Il y avait aussi ces personnes, très nombreuses, que ni l’ONG, ni l’État, ni les associations, rejoignaient mais qui se sentaient protégées d’abord et avant tout par les Églises de divers courants, surtout chrétiens.

Une fois encore, je me trouvais sur le terrain de l’invisibilité sociale, ici de personnes en situation de handicap, invisibles puisque recluses dans leur maison et privée d’une vie sociale publique, vue leur participation extrêmement réduite. Toutefois, pour un certain nombre, certains avaient accès à un grand nombre d’associations (de personnes en situation de handicap) qui se faisaient aussi le relais de leurs besoins et de leurs expériences en ce qui a trait aux demandes et aux revendications, aux besoins d’assistance et aux droits. L’importance de la société civile locale, sa puissance de mobilisation étaient remarquables. Enfin, certaines formes d’actions privilégiées par l’ONG étaient celles d’ateliers (de discussion, conscientisation), de suivi de cas (pour développer des actions en termes de droits) et aussi d’actions culturelles. J’ai suivi de près ces actions. J’avais amené avec moi une caméra mini-dv achetée de ma poche en me disant que je tenterais d’en faire un carnet de notes. Aucune pensée bien profonde en anthropologie visuelle, tout simplement l’idée de travailler avec mes rushes comme avec un nouveau carnet et en me disant : « On verra bien ». Cette caméra, je l’ai utilisée dans ces contextes de rencontres collectives associées à des ateliers artistiques et lors de manifestations de rue. En regardant les images une fois le terrain achevé, avec mon collègue Patrick Fougeyrollas, avec qui une partie de cette étude se réalisait[11], nous nous sommes dit : « Et si on faisait une petite vidéo ? ». Curieusement, le retour sur ces images faisait apparaître ce qui habituellement est ce fameux hors-champ que j’évoque tout au long de cette conférence, celui des interventions, actions, expériences qui touchent les personnes avec des maladies chroniques et des limitations sévères. L’une des actions relatées dans la vidéo était une sortie publique préparée lors d’ateliers artistiques, dans le contexte du carnaval de Bahia, sortie de blocs carnavalesques, et dans laquelle les personnes handicapées, les enfants et les femmes (trois publics majeurs de l’ONG) se trouvent réunies dans le film Buscapé (Saillant et Fougeyrollas 2007) (Photo 2)[12].

Photo 2

Le groupe de jeunes de la formation musicale de Buscapé, Vida Brasil, Salvador de Bahia, Brésil, 2004.

Crédits : Francine Saillant

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Les images qu’on y voit défiler parlent d’elles-mêmes. Cette vidéo a été largement utilisée par l’ONG et je me demande encore aujourd’hui ce qui a le plus compté dans la vie de cette recherche : un livre de 400 pages dont je suis l’auteure, 45 communications, des séminaires au Brésil et en France, des articles, ou ces 20 minutes de rushes rassemblés par une parfaite néophyte et son collègue, étais-je pour ma part en train de chercher mes propres voies pour une écriture ethnographique un peu expérimentale ? Je me le demande. Dans le cadre de cette vidéo, la place des PSH se trouve au centre de l’image et contribue à une sorte de visibilisation de leur place dans la société brésilienne, lesquelles passaient de l’ombre (de l’institution, de l’assistancialisme, etc) à la performativité de leurs actions collectives. Cette performativité des actions alliant souci de l’autre et droit, attention et reconnaissance, mais aussi processus de visibilisation et d’action politique, s’est imposée dans la suite de mes travaux. L’image, tant prisée au Brésil, ne m’a plus laissée et fut systématiquement utilisée dans mes ethnographies subséquentes. Sans le savoir encore, je répondais par l’ethnographie et la production d’images à certaines interrogations laissées en plan et qui prenaient alors des significations enrichies.

La question raciale

C’est au sein de cette ONG que la question raciale a pris une place particulière dans mes recherches. L’ethnographie de cette ONG amenait les intervenants à penser la question du handicap de manière que l’on qualifierait aujourd’hui d’intersectionnelle et à faire remonter la pensée du handicap de manière à penser qu’une situation décrite en termes d’accès au monde social et à la participation en est une qui touche non seulement les personnes en situation de handicap mais aussi des personnes pauvres, des femmes, des personnes racisées. Et aussi que les personnes en situation de handicap sont susceptibles de cumuler plusieurs formes de discriminations qui s’entrecroisent et se cumulent, selon la perspective intersectionnelle. Des questions se posaient : devons-nous prioriser dans une ville où 90 % de la population est noire la question raciale ou la question du handicap ? Comment rendre compte de cette réalité à Handicap International ? Nous étions dans cette période où le Brésil était déchiré sur la question de quotas pour les Noirs dans les universités. Des anthropologues bien en vue, Peter Fry, Yvonne Maggie (2007) et d’autres anthropologues, luttaient contre cette vision des choses préférant celle, plus républicaine, de « démocratie raciale » tout en condamnant les réparations dans le domaine de l’éducation supérieure y voyant une forme de rectitude politique à l’américaine ou de racialisation de la société brésilienne. Ils préféraient, dans les faits, la démocratie raciale à la Gilberto Freyre ([1952] 1974). Je me suis passionnée pour ce débat qui enflammait tant l’anthropologie que la société toute entière, sans doute aussi influencée par mes collègues de l’Université Laval plongés dans les questions autochtones et débattant de questions voisines. Avec l’humanitaire, j’avais aussi bifurqué vers la question des droits humains, et plus particulièrement les soins comme droits dans les états faibles ou forts, et la jonction se fit naturellement avec ce nouvel objet : comment penser les réparations ? Est-il possible de réparer l’histoire ? (Entendre ici de l’esclavage). Comment se pensent les réparations du point de vue de ceux qui s’associent au mouvement noir au Brésil mais aussi de ses détracteurs ? Qu’est-ce que réparer l’histoire au présent ? Loin d’une version strictement économique ou encore strictement politique de ces questions, j’ai cherché à connaître les perspectives plurielles du mouvement noir et ce fut alors un cycle de recherche de plusieurs années que j’amorçai, au sein duquel les entretiens m’ont conduites entre la Camara brésilienne, les milieux afro-religieux, les organismes de droits humains, les associations culturelles, des domiciles d’artistes, entre plusieurs villes du Brésil mais surtout à Rio de Janeiro. Comme je l’avais fait pour l’humanitaire, j’ai considéré mon objet comme mouvant, pluriel dans les discours et les pratiques fragmentés et non-stables dans ses contours et devant être défini par les acteurs et par le bas. Il ne s’agissait pas de m’intéresser à un quelconque pardon public (il n’y en a jamais eu, d’ailleurs, au Brésil) ou encore à une idée strictement juridique des réparations, mais à contribuer à une définition ouverte et en marche des tors passés et présents et des actions et pratiques de réparations par les blessés de l’histoire eux-mêmes. J’ai pu ainsi reconstruire une trame dense, extrêmement riche de différentes composantes de la notion de réparation tant dans son acceptation juridique, politique, religieuse que culturelle au sein d’un mouvement pluriel et multiforme. Les actions du gouvernement brésilien dans la décennie 2000-2010 avaient été exemplaires et suggéraient une application de plus en plus claire de la règle de droit, une reconnaissance juridique et culturelle des afro-brésiliens et de la culture afro-brésilienne, ainsi que de sa protection et de sa promotion, entre autres, par l’inclusion de leur histoire dans les curriculums scolaires et par l’introduction de quotas. Il en est autrement aujourd’hui[13].

C’est dans ce même contexte que j’ai repris la caméra, la même mini-dv, et suivi les actions publiques du mouvement ce qui a voulu dire les manifestations, les actions d’affirmation/visibilisation de la culture, que j’ai introduit le film participatif avec une maison de candomblé largement impliquée dans les actions politiques du mouvement, désireuse d’inverser les représentations publiques du candomblé dans une perspective de lutte à la démonisation, hier des Chrétiens catholiques ou protestants, aujourd’hui des Néo-pentecôtistes. La majorité des acteurs rencontrés souhaitait faire connaître leurs actions, être plus visibles, montrer ce qui, pendant des siècles et encore jusqu’aux années 1970, était considéré comme illégal, ou disqualifié, ou encore minimisé. À ce moment, le médium vidéo était encore non-prévu au programme de ma recherche bien qu’il prit une place aussi grande que les textes. Le recours à la vidéo m’a de nouveau permis de reprendre cette tension entre l’expérience de l’invisibilité vécue des Afro-Brésiliens confrontés à l’hégémonie d’une culture blanche ou blanchie, eurocentrée et élitiste. La problématique de l’image, être vu et avoir droit à l’image et à l’image que l’on produit de soi-même, par soi-même avec d’autres, si on le veut et pour qui on le veut, a pris pour point de départ cette maison de candomblé où j’ai pu tourner, en collaboration avec Pedro Simonard, Axé Dignité (2014) et Navire Négrier (2014). Dans Navire Négrier il est question d’une re-narration de l’histoire brésilienne et afro-brésilienne par une mère de saints à travers une action performative soit un jeu théâtral exécuté par les enfants de cette même maison : on remet en scène non seulement l’histoire de l’esclavage, en pleine baixada (quartier populaire), on remonte le bateau négrier, on joue la scène d’un bateau rempli d’esclaves qui voyagent avec leur culture, leurs orixás, les ancêtres d’Afrique et les morts des bateaux. Une autre vidéo, Axé Dignité, fut réalisée dans la même foulée, et on y raconte la vie ordinaire d’une maison de candomblé prise entre les luttes sociales et le droit à la religion afro-brésilienne, et les droits humains bafoués, ainsi que les exigences même de la pratique religieuse. Les images de ce théâtre joué dans une baixada puis celles de la vie ordinaire de cette même maison, incluant les performances religieuses à Xango et autres orixás, ont été rendues possibles par un patient travail participatif qui partait d’une question que je posai : Et si vous vouliez montrer au monde qui vous-êtes, que devrions-nous voir dans ce film ? L’anthropologue assumait ici que la réponse serait obligatoirement une mise en scène d’un soi collectif lui aussi assumé. Il n’était pas question d’étudier dans ce cas précis le candomblé pour lui-même mais sa relation politique au monde, son rapport à la question de la visibilité. Les religions africaines étaient interdites au moment de l’esclavage et le candomblé naquit avec le début de la fin de l’esclavage comme un espace de sécurité communautaire et de réinvention culturelle hors des plantations. Le candomblé fut vite ostracisé et démonisé par les catholiques, puis criminalisé par la police. L’action culturelle du jeu théâtral Navire négrier amène ces enfants à intérioriser une autre histoire du Brésil qui passe par la fierté de la culture afro-brésilienne, et la critique de pratiques telles que le pillage des terreiros, l’exposition d’objets de culte au Musée de la police de Rio, ou encore leur destruction que firent en direct et à la télévision des néo-évangélistes extrémistes (Voir la vidéo 2 Navire négrier : [14] https://vimeo.com/238876988/61b80051f1, Photo 3) [15].

Photo 3

La cohabitation des captifs avec les ancêtres divinisés, scène captée lors du tournage de Navio Negreiro, Rio de Janeiro, Brésil, 2006.

Crédits : Francine Saillant

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Les luttes des années 2000 jusqu’à maintenant visent à sortir le candomblé des interdits, de la démonisation et de la criminalisation. L’alliance que font maintenant une grande partie de ces maisons avec les mouvements politiques (féministes et anti-racistes surtout) est une transformation majeure de ces milieux qui modifient de l’intérieur leur rapport au secret. Les scénarios des deux films furent au point de départ construits de façon participative, ainsi qu’une part du terrain, celle associée au milieu religieux ; je fus alors entraînée dans une vie d’anthropologue documentariste partagée avec le peuple ancestral des orixás et des mères, filles et fils de Saints. Une fois les vidéos montées et travaillées collectivement[16], elles furent passées en boucle durant deux jours dans la maison de candomblé, chacun venant se voir et voir son image. Les émotions furent immenses. Loin de la simple curiosité et du selfie, se voir et être vu, avoir participé à la manière de se voir et être vu, puis partager ces images faisait une différence dans la profondeur de l’expérience. Les présentations qui eurent lieu de ces films furent polémiques et j’ai alors partagé avec le groupe tant l’expérience de l’invisibilité (par exemple, organiser un festival de film dans la baixada et le jour de l’évènement se voir interdits sur les lieux de la municipalité contrôlée par les Néo-pentecôtistes) que celle des enjeux de la visibilité à l’intérieur du mouvement noir (telle cette discussion au Centre culturel du Brésil, lieu majeur de diffusion culturelle, où un cinéaste pionnier du cinéma afro-brésilien, Zózimo Bulbul, invectiva la mère de Saint et sa famille tous présents pour avoir participé à un film de Blanche (moi) alors qu’elle, cette mère de Saint, était co-signataire du film et d’une certaine manière, metteure en scène. Ce cinéaste, je le su plus tard, n’avait jamais eu accès à ce lieu mythique de diffusion. L’enjeu n’était donc pas le film lui-même, nous avons eu tous les deux l’occasion d’en discuter ultérieurement, mais l’invisibilité de toute une génération de créateurs culturels afro-brésiliens. Donc d’un double hors-champ, soit celui de la culture elle-même dont ils sont issus et celui de leurs réalisations. Les films ont circulé par la suite dans le circuit du Slave Route Project de l’UNESCO, lesquels sont au Brésil tous captés par les activistes du mouvement.

La vidéo et l’art

Mes engagements actuels passent par mon implication récente à CERVO, un centre majeur de neurosciences localisé dans un ancien hôpital psychiatrique de la ville de Québec, devenu Institut universitaire de santé mentale de Québec. Celui-là même où je fus préposée aux malades en 1970. À l’invitation de la direction[17], j’ai été amenée depuis un an et demie et pour quelques temps encore, en tant qu’anthropologue à la sensibilité artistique particulière, à déployer une part de mon énergie autour d’une action qui se devait d’abord d’être mémorielle (remonter un vieux musée de santé mentale démantelé) que j’ai transformé en action à multiples volets, mémorielle, certes, mais aussi artistique, scientifique et communautaire. Ayant carte blanche, chose rare en ce monde, j’ai développé un programme de trois ans dont la première partie consiste en la réalisation d’une fresque et installation muséale et artistique dans les vastes espaces publics du centre de recherche et à proposer une narration par le texte, l’objet et l’image, qui revisite les lieux (de l’enfermement d’hier), les expériences, les personnes de cette institution au passé lourd et souvent très sombre, et surtout à placer les premiers acteurs, patients et soignants, mais aussi chercheurs, en avant-scène dans cet ancien asile-ville. Parallèlement à cette action en cours que je ne peux ici développer davantage, malgré la COVID-19 et les innombrables obstacles, j’ai aussi avec l’artiste Fanny Hénon-Levy (2021) réalisé un film, Apparaître ; il sera ici possible de faire une boucle avec le début de mon exposé et avec cette question de l’image.

Apparaître est un film qui parle de santé mentale et de personnes aux prises avec un diagnostic de « maladie mentale », de ressources d’accompagnement de ces personnes qui passent par l’art pour mener au rétablissement, et d’oeuvres d’art le plus souvent invisibles. Tous sont invisibilisés en ce qui concerne les oeuvres dont on parle, nommé péjorativement « art des fous », les personnes, les fous eux-mêmes, et enfin, les accompagnants surtout accompagnantes dans les milieux communautaires, dernier maillon du système de santé, négligés structurellement. On parle ici de ces ressources essentielles sur qui on compte, mais qui demeurent invisibles et mal payées. Pour réaliser ce film, il a fallu la collaboration de nombreux acteurs de la vie sociale dans le champ art et santé mentale, en premier lieu des ressources communautaires, puis alternatives et enfin culturelles, tels que le Regroupement des Ressources alternatives en santé mentale du Québec et le Musée national des Beaux-Arts du Québec (MNBAQ). Nous avons tenté de faire le portrait des ressources et surtout des pratiques artistiques d’accompagnement comme mode de traitement (non-exclusif) alternatif. Nous avons aussi fait du processus de ce film lui-même, une expérience de visibilité, pour les uns et pour les autres et cela, tout au long de sa réalisation, de la captation jusqu’au montage et maintenant, dans le contexte d’une tournée dans le milieu communautaire visé. Encore une fois, cette question de l’image, par et pour, selon différentes modulations, est celle qui rejoint par ce travail cette jonction subtile, lorsqu’il est question de groupes marginalisés, qui unit expérience d’exclusion ou d’invisibilité ou les deux, production d’images collaboratives, travail de réparation symbolique, de reconnaissance et d’inter reconnaissance par le bas, déplacement et circulation d’images co-produites ou co-créées dans l’espace social en rejoignant, une fois le tout rassemblé dans une réalisation, des publics larges et diversifiés. Sur le plan anthropologique, le processus du film fut exactement le même que lors d’une enquête ethnographique puisqu’il fallut sélectionner, selon certains critères, les ressources alternatives, sélectionner des participants, sélectionner des intervenants, développer une pensée éthique et politique acceptable pour entrer dans ces milieux en agissant de manière appropriée, voir, écouter, sentir, noter, réfléchir, débattre puis rendre compte, dans ce cas moins par l’écriture que par l’image, mais l’écriture autour de cette expérience viendra. Le pouvoir du film Apparaître réside en trois aspects : partir d’un aspect central de l’expérience de l’exclusion qui est soit de ne pas apparaître, soit d’apparaître de manière inappropriée ou stéréotypée et préjudiciable. Hier, les représentations du fou étaient du côté du monstrueux ; aujourd’hui, elles tendent à être du côté de la criminalité et du terrorisme. En partant de cette expérience, du hors-champ évoquée au début de mon exposé, qui pourrait être tout simplement narrée, comme lors d’entretiens captés, transcrits puis analysés, nous déplaçons cette question de l’invisibilité que mes recherches rencontraient constamment : en partant de cette dernière quelque chose de supplémentaire se passe : le moyen (caméra) rejoint l’expérience (d’invisibilité), et il donne dans le processus même, dès la captation, une possibilité de simple apparition ou d’apparition autrement. La caméra devient elle-même agent du terrain ou agent ontographique (Piette 2012) (voir la bande annonce du film Apparaître https://vimeo.com/546872337/0e4ba1501d, Photo 4 ).

Photo 4

Affiche du film Apparaître.

Crédit graphisme : Fanny H. Levy

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Bien sûr, la parole peut jouer aussi un tel rôle ; toutefois dans le cas de l’image c’est tout le corps qui est présent, cette présence totale qui dérange tant dans la folie ; la caméra vient pallier aux réductions que supposent l’invisibilisation et qui jettent un trouble lors du partage des images. On parle ici de pallier à l’invisibilisation induites par l’absentéisation ou par les déformations d’images préjudiciables, stéréotypées, etc. Le processus du tournage lui-même, le contexte collectif renforçant le cadre participatif, fournit de multiples informations ethnographiques non-prévues lors de l’entretien qui amènent tous les participants, incluant l’anthropologue, dans un bassin immersif d’expériences partageables après coup, soit avec les participants seulement, soit avec les divers publics. L’image, toutefois, n’est pas magique, car dans ces contextes, des personnes refusent justement d’apparaître, tant il peut être souffrant de contacter de près cette invisibilité et de renverser les cadres normatif de la visibilité. Ensuite, il faut considérer que le travail anthropo-artistique, pour les publics que l’on souhaite atteindre pour des raisons de sensibilisation et de changement social attendu, de transformation de l’image publique de ceux et celles qui apparaissent mal ou peu ou pas du tout, située entre le fantôme et le démon, est redoutablement efficace. Alors que rares sont ceux qui lisent nos monographies, nous ne sommes plus à l’époque de Ruth Benedict, Margaret Mead et autres, et de la pop anthropologie, il en est autrement des films et expériences collaboratives ouvertes comme celles d’Apparaître. Je crois que Karoline Truchon[18], passée maître dans ces questions et qui aussi m’a influencée, serait d’accord avec moi.

Les actions en cours, on l’aura compris, me permettent de joindre de nombreux fils d’une trajectoire que j’ai voulue libre, plongée dans des univers d’expériences à l’ombre des centres de l’hégémonie culturelle, incluant celle que peut produire à son insu l’anthropologie elle-même. L’anthropologie est, elle-même et comme toute science, normée, et porte ses propres contradictions. Il peut lui arriver de limiter l’altérité à un « autre culturel » au sens ethniciste de la chose, et de négliger non pas les minorités culturelles mais plutôt des groupes minorisés qui pourtant éclairent le monde des ombres qu’ils portent et que nous leur faisons.