Dossier

L’écriture comme appropriation de soi et du monde[Notice]

  • Michel Nareau et
  • Jacques Pelletier

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  • Michel Nareau
    Figura-Université du Québec à Montréal

  • Jacques Pelletier
    Université du Québec à Montréal

Louis Hamelin, avec La rage, a surgi comme un météorite dans le firmament littéraire québécois au tournant de la décennie 1990, provoquant un effet analogue à celui produit vingt-cinq ans plus tôt par la publication d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, de Prochain épisode d’Hubert Aquin ou de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme. Son roman apparaissait d’une certaine manière comme un prolongement de ces oeuvres phares, tout en s’avérant radicalement nouveau sur le plan proprement stylistique. Rapprochée également des oeuvres d’un Jacques Ferron ou d’un Victor-Lévy Beaulieu, son entreprise était reçue comme un événement exceptionnel témoignant d’une nouvelle sensibilité culturelle, sociale et politique, propre à la génération X, marquée par le doute, voire le désespoir, lié à l’effondrement des grandes espérances associées aux Trente Glorieuses, lesquelles furent suivies par la montée et la domination du nouveau conservatisme caractéristique de l’ère Reagan/Thatcher qui sévit toujours aujourd’hui. Le héros narrateur de La rage, de même que les amis et camarades qui l’entourent, symbolisent le destin d’une génération promise à la précarité et à la marginalité, et qui porte, du coup, un regard désabusé sur le monde dans lequel elle est appelée à vivoter. En cela, ces personnages d’antihéros apparaissent expropriés de la vie et de l’espoir comme, sur un plan plus général, les habitants de Sainte-Scholastique et de la plaine laurentienne sont dépossédés au même moment de leurs terres fertiles au profit de l’aéroport de Mirabel. Cet éléphant blanc, cette cathédrale du vide et du néant, incarne et synthétise dans le roman, avec les centres commerciaux des banlieues tentaculaires qui ceinturent Montréal, toute l’horreur climatisée et aseptisée du monde contemporain. Le refus de cet univers cauchemardesque prend la forme d’un mal de vivre aigu et lancinant, pouvant aller jusqu’au suicide, au meurtre, voire à l’action terroriste. L’assaut lancé par le héros, poussé par la rage, contre la tour de contrôle de Mirabel l’illustre dramatiquement dans l’épisode de fureur, en forme d’« envolée des envolées », qui met fin au roman de manière flamboyante, en faisant un clin d’oeil au récit mythique de Réjean Ducharme. Élaborée au temps de la genèse de l’oeuvre, la problématique de la désappropriation de soi et du monde sera reprise et approfondie dans les récits qui vont succéder à La rage, culminant dans cet immense roman que constitue La constellation du Lynx. Cette fresque au souffle épique s’offre en effet comme l’accomplissement en acte du « Grand Roman Québécois » fantasmé dans Ces spectres agités, idéal qui inspire l’écrivain depuis les tout débuts de son entreprise. Comme c’était le cas pour La rage, on rencontre dans cette dernière oeuvre l’imbrication serrée de ce que l’auteur, invoquant l’exemple du Roi des Aulnes de Michel Tournier, conçoit, dans son essai L’humain isolé, comme « trois grandes couches de sens : l’Histoire, le Mythe, le Destin ». L’Histoire, en l’occurrence la crise d’Octobre 1970. Le Mythe, celui de la victime expiatoire ou du bouc émissaire, le lynx sacrifié remplaçant le renard ailé et rageur du premier roman. Le Destin, enfin, d’un groupe de jeunes gens rebelles et manipulés, ou du moins manipulables, émergeant de ce lieu trouble et mythique à sa manière qu’est Ville Jacques-Cartier et d’un peuple à la dérive dans un monde de bruit et de fureur, opaque et menaçant, dominé par les agents doubles qui en tirent les ficelles dans l’ombre. Cette crise fameuse demeure encore aujourd’hui, on le sait, un mystère irrésolu, du moins dans sa dimension factuelle et événementielle, qui paraît s’épaissir à mesure que s’accumulent à son propos les commissions d’enquête, les travaux …

Parties annexes