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La place des images dans la littérature, qu’elles soient descriptives ou métaphoriques, qu’elles fonctionnent comme figures ou comme thèmes, ou qu’elles influent sur la construction formelle, stylistique, voire matérielle du texte, n’est plus à démontrer ; les travaux récents de Philippe Hamon, de René Wetzel et Fabrice Flückiger, ou ceux de Christophe Martin[2] témoignent d’un intérêt renouvelé pour la question et élargissent la réflexion en se penchant sur des oeuvres proposées à des époques antérieures à la seule modernité. Associées à la peinture, à la gravure, à la photographie ou au cinéma, les images fonctionnent dans les textes comme des embrayeurs de création tout en étant présentées comme sujets à investir afin de penser la littérature. Elles n’ont ainsi plus uniquement une place subordonnée au sein des textes ou une valeur pragmatique : l’écriture qui en est marquée et qui les accueille déploie une variété de considérations à leur propos et les met en relation avec d’autres formes d’art et d’autres techniques. Se développent ainsi autant de paroles s’arrogeant des modalités de figuration portant sur les relations à l’imaginaire ou à la culture, et témoignant de réflexions et de paroles singulières inscrites au coeur d’une pluralité de discours.

Les relations images/textes prennent certes différentes formes et sont sans aucun doute déterminantes pour la conceptualisation et la définition de la littérature. Mais encore faut-il s’interroger sur les possibles définitions d’un si vaste terme. À cet égard, Philippe Hamon, dans sa conférence « Hypotyposes : que voit-on[3] ? », rappelle qu’une image est « analogique, continue, non uniquement conventionnelle, juxtaposée dans ses parties constitutives […], susceptible d’échelles et de degrés (de ressemblance) avec l’objet référentiel[4] », en plus d’être composite et complexe. Il identifie alors trois types d’images qui se concurrencent dans leurs usages littéraires : l’image mentale (ce que, rappelle-t-il, Jean-Paul Sartre appelle « la conscience imageante »), l’image à lire (résultant du travail rhétorique) et l’image à voir (témoignant d’une forte visualité, comme les tableaux ou les photographies).

Cette dernière catégorie nous semble particulièrement porteuse lorsqu’il est question d’interroger les traitements et les usages des images chez les écrivaines et les écrivains de l’entre-deux-guerres, en France. Ces images à voir, telles que présentées dans les différents corpus étudiés par les autrices et auteurs de ce dossier, sont statiques (la photographie) ou en mouvement (le cinéma), provoquées par des procédés techniques les éloignant dès lors d’une conception classique de l’art. Fortement associées à la modernité, elles conduisent à l’apparition de nouvelles formes discursives manifestant un dialogue et, parfois, une certaine porosité entre le visuel et le textuel. Elles permettent alors d’interroger le littéraire, de repenser les potentialités associées à leur mise en texte, d’explorer les formes tout en en proposant de nouvelles qui restent mal définies.

De nombreux travaux pointent l’incidence des images photographiques[5] ou cinématographiques sur le roman[6] et le récit autobiographique[7] des xxe et xxie siècles[8]. D’autres s’attardent à leur influence dans la poésie moderne[9]. Le concept de « photolittérature[10] », défini par Jean-Pierre Montier comme « l’ensemble des conjonctions qui […] ont noué la production littéraire avec l’image photographique, les processus de fabrication spécifiques qui la caractérisent et les valeurs […] qu’elle infère[11] » est aussi fertile pour repenser les rapports entre image et texte, et ouvrir ces réflexions sur des oeuvres et des imaginaires hybrides. Mais peu d’études s’intéressent à ce que des écrivains peuvent dire de ces relations, et surtout, à la manière dont ces derniers traitent le sujet dans la fiction ou dans l’essai, de surcroît, à une époque de grands bouleversements (les années 1920-1930) quant à la place, notamment, des images animées.

Formulées depuis la littérature, les propositions dont font état les corpus mis de l’avant dans ce dossier questionnent les rénovations et les inventions qu’inspirent les images photographiques et cinématographiques au littéraire en démontrant que ces fréquentations oscillent entre exploration, infiltration et appropriation. Elles révèlent une tendance et un attrait pour des formes visuelles ontologiquement différentes, mais qui sauront donner un nouvel élan à des créations ou à des projets éditoriaux qui souhaitent témoigner de nouvelles modalités de révélation d’imaginaires.

En ciblant un corpus de langue française réunissant des textes produits durant l’entre-deux-guerres et en prenant comme point de départ des écrits aux formes flottantes, situés au carrefour de différents genres littéraires, ce dossier, s’inscrivant dans le champ des études intermédiales, souhaite examiner les interactions entre images et discours sur ces dernières en approchant ces productions textuelles de manière historique, générique et critique. Ainsi, différentes questions seront explorées : comment écrit-on au sujet des images ? Qu’insufflent-elles aux pratiques, tant au niveau de l’écriture ou, plus largement, de la création ? Comment se construit la réflexion à leur sujet et avec quoi la fait-on dialoguer ? En d’autres termes, comment penser et travailler ces images en collaboration avec la littérature ?

Cette exploration débutera par une étude d’Isabelle Chol et Anne Reverseau qui s’intéressera aux emplois et aux valeurs du mot « image » dans une sélection de textes rédigés par des poètes français. Elles accordent, dans cette contribution, une attention particulière aux textes de Pierre Reverdy et montrent que l’image peut être pensée comme une notion porteuse de renouvellement du lyrisme.

Ce point de départ permettra de poser l’éventail de valeurs associées à la notion d’image que les articles suivants examineront. En effectuant une analyse descriptive du numéro double de la revue littéraire Les Cahiers du mois, publié en 1925 et portant spécifiquement sur le cinéma, Karine Abadie réfléchira à la nature de la quarantaine de textes composant ce numéro. Par cette étude de cas qui photographie l’effervescence produite par l’image animée auprès d’écrivains choisissant l’écrit pour s’exprimer sur leurs relations plurielles au cinéma, la question de la construction d’une image d’auteur indissociable de l’expérience de spectateur sera posée.

Les articles de Carole Aurouet et Marie-Claude Cherqui poursuivront cette exploration des rapports entre littérature et cinéma en ciblant l’oeuvre spécifique d’auteurs qui entretiennent des liens multiples avec les images animées. Carole Aurouet, en se penchant sur l’oeuvre du poète surréaliste Robert Desnos, s’intéressera à l’écriture au sujet du cinéma (comptes rendus de films, articles sur le cinéma) et à celle pour le cinéma (rédaction de scénarios). Elle repérera ainsi des thèmes repris par ces deux types de productions textuelles subissant l’influence du septième art. Pour sa part, Marie-Claude Cherqui, en se penchant sur l’oeuvre de Raymond Queneau, montrera comment les motifs cinématographiques contenus dans le court texte surréaliste « Nous voilà tous… » (resté inédit jusqu’en 1989) se déploient pour atteindre leur maturité dans l’ensemble de la production quenienne, faisant alors apparaître une oeuvre irradiée de l’intérieur par l’influence cinématographique.

L’article de François Ouellet, en rappelant le travail critique de Pierre Bost – avant que ce dernier soit malheureusement associé pour la postérité à ce que François Truffaut a appelé avec mépris la tradition de la qualité française[12] –, se penche sur une variété de textes, rédigés pour la plupart après 1930. S’en dégage plus largement une pensée sur le cinéma qui se déploie principalement au moment de l’avènement du cinéma parlant, proposant une réflexion sur les enjeux associés à la puissance des images animées.

Ces quatre derniers articles font la part belle à la réflexion sur les images en mouvement, tout en traitant des formes choisies par les écrivains de la période pour soutenir ces réflexions. Les deux contributions suivantes se réfèreront plutôt à des images fixes et poseront le regard sur des oeuvres travaillant les interactions entre image et littérature, au sein même de la conception des oeuvres. Ces dernières seront cependant variées : récit et théâtre seront examinés dans leurs rapports variables aux images fixes.

Ainsi, l’article de Frédéric Canovas rappelle la portée infinie des significations de Nadja d’André Breton en démontrant, à partir d’essais consacrés aux photographies, que celles-ci ne doivent pas être envisagées comme traduction des non-dits du texte. La valeur illustrative des images est alors mise de côté pour prioriser une lecture indépendante produite par un dispositif visuel parallèle au texte de Breton. De son côté, l’article de Clara Debard, en s’appuyant sur une grande variété de sources (textes, archives, manuscrits, articles de presse) conservées à la Bibliothèque nationale de France, examine les créations scéniques proposées par Jacques Copeau. Ces dernières, en faisant usage d’images principalement fixes, permettent de repenser les termes de la réception des pièces de théâtre, en posant un jalon commun entre mise en scène et spectateurs, et en donnant à voir une « imagination plastique et visuelle ».

Ce modeste tour d’horizon vise à ouvrir la voie à de nouvelles manières d’envisager les images à voir, en les sortant des traditionnelles réflexions sur leur potentiel de représentativité et leur valeur métaphorique, et en réexaminant des oeuvres qui savent actualiser des interactions entre le visuel et le textuel. Il ne s’agit pas d’apporter des réponses définitives aux questions posées par l’intégration ou l’influence des images sur la littérature de l’entre-deux-guerres, mais plutôt de rappeler qu’à une époque de grande concurrence entre images et littérature, cette dernière a cherché à s’adapter à ces nouvelles modalités d’expression de la vie moderne portées par des propositions visuelles multiples.