Liminaire[Notice]

  • Michel Lacroix et
  • Guillaume Pinson

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  • Michel Lacroix
    Université du Québec à Trois-Rivières

  • Guillaume Pinson
    Université Laval

Dressant en 1992 le bilan de la recherche sur les sociabilités intellectuelles, Michel Trebitsch attirait l’attention sur « trois aspects de la question trop souvent insuffisamment soulignés : le rapport au politique, la définition des “valeurs” propres aux intellectuels, le poids des représentations  », affirmant même quelques pages plus loin : « l’étude des sociabilités ne peut faire l’impasse sur l’histoire des représentations. L’histoire des intellectuels a ses légendes et ses héros, qu’il faut à la fois démythifier et étudier comme formes de mythifications  ». Près de quinze ans plus tard, force est de constater que cette invitation n’a guère été suivie. Très peu de travaux, en effet, ont abordé de front les représentations des sociabilités, que ce soit chez les historiens, les littéraires ou les sociologues. Pourtant, l’étude des sociabilités a connu un développement considérable tout au long de cette période, et ce dans les trois disciplines évoquées. Comment expliquer ce point aveugle persistant des recherches ? Quelles voies s’offrent pour ceux qui souhaitent corriger cette lacune ? Quelles références peuvent aider à fonder en théorie l’analyse de l’imaginaire des sociabilités ? Pour y répondre de façon détaillée, il nous faudrait accomplir une histoire sociale et intellectuelle de l’histoire des sociabilités intellectuelles, histoire de second degré exigeant au surplus d’être comparatiste. Cela dépasserait de beaucoup l’objectif premier de ce numéro, qui vise à ouvrir quelques pistes dans ce territoire encombré et méconnu qu’est celui des discours, films, illustrations, mémoires, pièces de théâtre, poèmes, romans et tableaux qui mettent en texte, en scène et en image les interactions intellectuelles. Cependant, pour comprendre ce qui a pu en retarder si longtemps l’exploration, et mieux entrevoir l’apport des études réunies ici, nous passerons en revue quelques-unes des lignes de partage entre les approches majeures en histoire des sociabilités. Le domaine des interactions intellectuelles a longtemps souffert d’un glissement imperceptible qui, les délestant de leurs représentations, les réduisaient à un pur phénomène de contact éphémère entre individus, ces contacts étant eux-mêmes associés aux formes les plus vides, les plus superficielles de la vie culturelle. On devine aisément, d’ailleurs, comment les historiens de la génération des Annales, et tous ceux qu’ils formèrent à leur suite, ont pu se désintéresser de phénomènes qui semblaient participer à l’événementiel dans ce qu’il a de plus ponctuel plutôt que s’inscrire dans la durée, et qui ramenaient l’action à des dimensions individuelles plutôt que collectives. Ils les ont ainsi délaissés au profit d’érudits apologistes de la mondanité qui prolongeaient à leur manière une histoire des grandes personnalités, aux actions jugées décisives, pleinement libres de leurs actes, organisant consciemment le microcosme humain qu’elles dirigent. Ceux-ci ramenèrent ainsi la sociabilité à la rencontre de noms importants, à une sorte de socialité sans ancrage social, et donc, en définitive, à un agrégat sans consistance ni durée. Cette « méthode » historique, bien que fort ancienne, semble toujours d’actualité : tout récemment encore, c’est au livre de Laure Riese — idéal-type de l’analyse sympathique, hagiographique et anecdotique de la mondanité  — que Jean-Pierre Chaline renvoyait pour la compréhension de cette « forme de sociabilité » qu’est le salon littéraire et artistique au xixe siècle . Inutile de préciser que le salon littéraire est pour Riese — et par extension pour les travaux qui se fondent sur ce type de sources anecdotiques — davantage un postulat qu’un objet d’étude. Tout scintillants d’érudition factuelle que certains de ces travaux puissent être, leur caractère non sociologique, non critique et bien souvent anhistorique grève la recherche bien plus fortement que leurs découvertes ou anthologies de textes ne l’aident. Il y eut toutefois, au sein même de …

Parties annexes