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Fragmentées, superposées, juxtaposées, les images en mouvement actuelles relèvent le plus souvent d’une hétérogénéité de composition, de montage et de post-production. À travers la multiplicité des techniques artistiques employées apparaissent des discours engagés – à l’intersection du politique et des mass media, dénonçant le contrôle de notre perception de la réalité sociale, sous diverses formes de domination et de surveillance – comme ceux de l’essayiste, philosophe et artiste allemande Hito Steyerl (1966-) ou de l’artiste états-unienne Andrea Crespo (1993-). Dans leurs œuvres, l’hétérogénéité formelle et l’aspect composite des images se mêlent à l’hybridité des corps et des identités, mouvantes, en perpétuelle transformation, qu’il s’agisse d’images médiatiques, issues d’Internet, à l’esthétique documentaire ou vidéoludique, créées comme des animations ou puisées à partir d’éléments autobiographiques.

Au cœur de la « trilogie » composée de la vidéo How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File[1] (2013) et des deux installations audiovisuelles Liquidity Inc.[2] (2014) et Factory of the Sun[3] (2015), Hito Steyerl questionne l’omniprésence de la télésurveillance, l’excès du consumérisme et la circulation des données à travers une accumulation d’images : animations 3D, documentaires ou docu-fictions, simulation de jeux vidéo ou vidéos extraites de YouTube. Marius Babias (2010, 14) confirme que « ses films combinent des éléments et des aspects du film expérimental, du cinéma d’auteur, du documentaire et de l’art vidéo[4] », mêlant l’analyse politique aux références de culture populaire dans cette association d’images frénétique. L’artiste brouille ainsi les repères perceptifs et visuels en détournant et manipulant différents types d’images, entre réel et virtuel, témoignages « authentiques » et récit de fiction.

Un détournement visuel des images et des corps est également en jeu dans les vidéos d’Andrea Crespo comme Parabiosis : neurolibidinal induction complex 2.2.[5] (2015). L’œuvre est composée d’images multiples, issues du site internet DeviantArt, auxquelles viennent s’ajouter des dessins de graphiques, des corps déformés à l’esthétique manga, s’enchaînant au rythme du passage d’une barre de scanner fluorescent faisant apparaître et disparaître un continuum bi-dimensionnel. Entre fascination des troubles tératologiques et revendication d’une image du corps comme allégorie de l’émancipation, l’artiste matérialise et revendique à travers les corps et les images une identité plurielle.

Il s’agira donc de comprendre de quelles façons les deux artistes repensent la création d’images multiples, composites et hétérogènes dans leur rapport à la représentation de corps et d’identités hybrides, à l’ère du « post-cinéma » et du « post-internet », en incorporant « l’esthétique du jeu vidéo, des webcams, de la vidéo surveillance, et des médias sociaux »[6] (Denson et Leyda 2016, 4).

Être solaire, être fluide, être invisible

« Nos machines sont faites de pure lumière du soleil, le soleil est notre usine » est la phrase prononcée par Hito Steyerl au début du film dans son installation audiovisuelle Factory of the Sun (voir Fig. 1). Cette « usine du soleil » est une référence au Manifeste Cyborg (2007) de Donna Haraway qui écrit « nos meilleures machines sont faites de soleil, toute légères et propres car elles ne sont que signaux, ondes électromagnétiques, section du spectre. Elles sont éminemment portables, mobiles… ». La protagoniste du film, Yulia, est une créatrice de jeux vidéo qui évolue dans un environnement virtuel. Vêtue d’une combinaison dorée, en référence à la lumière du soleil, dont la vitesse a été accélérée par la Deutsche Bank, dans cette fiction dystopique, Yulia incarne une reconfiguration du cyborg, être hybride techno-humain. À l’ère de l’hyper-circulation des images et des données, l’artiste détourne le motif de la lumière pour explorer les possibilités de résistance collective face à un monde de plus en plus virtuel où l’omniprésence de la surveillance a été banalisée et est ainsi devenue encore plus dangereuse. Les quelques mots prononcés par Yulia, « J’encode un jeu qui s’appelle Factory of the Sun. Mais vous ne pourrez pas jouer à ce jeu. C’est lui qui se jouera de vous » (Archey 2016, 195), confirme l’aspect fictionnel de l’action qui se déroule et le rôle joué par le personnage. Alors que se succèdent les images d’une danse collective, d’un rassemblement de protestataires diffusées à la télévision, d’une simulation de jeu vidéo de tir, la créatrice vidéoludique émerge comme le symbole de la contestation contre les formes de dominations sociales, politiques, économiques et militaires et les mécanismes de pouvoir aboutissant au contrôle du quotidien.

Figure 1

Factory of the Sun, 2015. Single channel high definition video, environment, luminescent LE grid, beach chairs 23 minutes

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On apprend par la suite que l’héroïne est orpheline, ses parents ayant été assassinés en fuyant l’Union Soviétique, son frère est un danseur YouTuber connu sous le pseudo takeSomeCrime et qu’elle a notamment voyagé en Israël et au Canada. Mêlant éléments narratifs fictifs et références biographiques ou historiques réelles, images numériques créées ou trouvées, Steyerl explore les possibilités d’une résistance collective face à la culture de surveillance et à la virtualité de l’existence, incarnée à la fois par les corps et les images multiples. La narration, peu conventionnelle, se poursuit avec la découverte d’une société qui utilise ses travailleurs en les forçant à créer une lumière solaire artificielle à travers leurs mouvements enregistrés dans un studio de motion capture, dans une société capitaliste néo-libérale en perpétuelle mutation au sein du développement de l’économie globale. Lorsqu’un flash news, à l’aspect documentaire, et donc considéré comme « vrai » ou « réel », vient annoncer l’assassinat d’activistes par une frappe de drone.

Ces images de différentes natures – documentaires, animation, fictionnelles – remettent en question la perception que nous en avons et mêlent la réalité à la simulation. L’artiste note d’ailleurs le potentiel narratif de ce type d’images simulées que l’on retrouve notamment dans le jeu vidéo :

Le jeu possède une certaine forme d’organisation. Il comporte différents niveaux et un sens de la participation. L’accomplissement est très important. On est constamment jugé en fonction des points que l’on gagne […]. Je pense que c’est une façon d’après laquelle certaines personnes ont appris à appréhender le monde[7].

(Carter 2019)

Mais le jeu, c’est également la part de fiction et de distorsion de la réalité qui permet le contrôle des masses, cette distraction capable de se comparer à la guerre et de dissiper les conséquences de certaines actions au centre des structures et mécanismes de pouvoir (Steyerl 2016), à travers la gamification (Steyerl et MOCA 2016) du quotidien[8]. En contrepartie, c’est ainsi que peut émerger l’idée d’un mouvement de protestation car « les technologies les plus récentes permettent de questionner leur pouvoir d’emprise sur le spectateur et sa capacité à refaçonner de manière souterraine ce qui tient lieu de réel » (Pompidou, s. d.).

Si l’un des motifs centraux de Factory of the Sun est le soleil, qui pare les corps et envahit les images, celui de Liquidity Inc. est sans aucun doute celui de l’eau et sa fluidité. Métaphore des flux d’images et échanges de données, de la fluctuation des marchés financiers du néo-libéralisme, tout autant que de la biologie du corps humain, fluide, adaptable et malléable ou encore des dérèglements climatiques. L’eau est à la fois corps et image (Beyrouthy 2019). Au centre de la narration, tout aussi discontinue que dans l’installation précédente, se trouve Jacob Wood, ancien analyste financier de Lehman Brothers, qui, suite à la crise économique de 2008, s’est vu contraint de transformer son hobby, le combat de Mixed Martial Arts, en une activité rémunératrice. Passant de son bureau de Wall Street aux cages de MMA, les images du quotidien de Wood laissent la place à une alternance de vues d’océan créées à partir d’un logiciel de modélisation 3D, de bulletins météorologiques présentés par de pseudo éco-terroristes (voir Fig. 2), dont les corps sont incrustés sur fonds d’animation, utilisant les techniques télévisuelles et cinématographiques, ou encore d’extraits de films de Bruce Lee apparaissant sur l’écran d’un Iphone (voir Fig. 2), acteur dont la voix ouvrait Liquidity Inc. avec cette célèbre phrase : « Be water, my friend! ».

Figure 2

Liquidity Inc., 2014. HD video file, single channel in architectural environment 30 minutes.

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Il est intéressant de noter que lors d’une conférence, Hito Steyerl (2012) remarquait d’ailleurs les différences et similarités qui existent dans les divers emplois du terme « occupation », pouvant être tout autant une activité relevant de la distraction qu’une production créée dans le cadre d’un travail, parfois aliénant. Ici, c’est ce qu’il advient de Wood, passant d’un travail salarial contraignant à une activité considérée comme relevant de la distraction. Il faut noter que Wood est l’un des rares « personnages » du film à apparaître au sein d’images à l’esthétique documentaire, probablement du fait de l’aspect biographique de sa présence (Beyrouthy 2019).

Si les corps et les images des installations audiovisuelles créées par Steyerl relèvent d’une hybridité visuelle, c’est également le cas des dispositifs d’appréhension des œuvres proposés aux visiteurs. En effet, ces deux œuvres permettent « une analyse post-cinématographique [qui] explore […] la forme hybride de l’installation de l’image en mouvement[9] » (Uroskie 2011, 146). Le visiteur/spectateur est invité à faire l’expérience de l’environnement de l’installation. Dans le cas de Factory of the Sun, il est nécessaire de s’allonger dans des transats, disposés dans une salle au décor quadrillé bleu fluorescent, en intégrant un espace immersif rappelant l’holodeck de Star Trek, salle permettant de matérialiser un environnement virtuel pour l’entraînement ou le divertissement et offrant une « expérience de la durée d’un cinéma d’exposition, ce qui signifie être en immersion dans un flux en constante évolution[10] » (Federici 2016, 123). Tandis que dans Liquidity Inc., les fauteuils sont remplacés par une rampe en forme de vague, assez difficile d’usage, car « on ne devrait pas faire l’expérience du confort de se sentir en sécurité en regardant ce film[11] » (2019), explique Steyerl. Ce type d’espaces immersifs est défini par Etienne Amato (2014, 42) comme « un espace autonome, clos sur lui-même, mettant entre parenthèses la vie et la réalité quotidienne ».

Cette présence mouvante et aléatoire du corps et de l’identité n’est pas sans rappeler la troisième œuvre de cette « trilogie » qu’est la vidéo How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File (2013a) (voir Fig. 3). Cette vidéo aux allures de tutoriel se compose de cinq parties, correspondant à cinq leçons permettant d’apprendre à devenir invisible à l’ère du flot constant d’images et de l’omniprésence des caméras. Les cinq leçons se déclinent ainsi :

  • 1. Make something invisible for a camera,

  • 2. Be invisible in plain sight,

  • 3. Become invisible by becoming a picture,

  • 4. Be invisible by disappearing, and

  • 5. Become invisible by merging into a world made of pictures.[12]

Hito Steyerl (voir Fig. 3) joue elle-même le rôle principal de cette œuvre d’une quinzaine de minutes, quasiment l’unique personnage de chair et d’os d’ailleurs. Les autres protagonistes sont des silhouettes transparentes ou dissimulées, numériques, informatiques, apparaissant sur des écrans, des fonds verts d’incrustation, dans des paysages virtuels ou réels comme le désert californien utilisé par l’U.S. Air Force pour calibrer ses caméras de surveillance. Les différentes leçons et les instructions à suivre sont énoncées par une voix-off, sorte de voix déformée par un ordinateur, assez autoritaire, et suggère plusieurs techniques pour devenir invisible, parmi lesquelles : se cacher, sortir de l’écran, disparaître, s’effacer, prendre une photo, se camoufler, se masquer, se déguiser, imiter, être un super-héros, être une femme âgée de plus de cinquante ans, être un ennemi de l’état… L’un des outils utilisés par Steyerl est notamment la resolution target ou mire de résolution, dispositif de test de résolution optique, utilisé dans le domaine militaire, qui transforme le monde en une image. L’artiste (2013b) s’interroge : « Comment les gens peuvent-ils disparaître à une époque de totale hyper-visibilité ? Les gens sont-ils cachés par trop d’images ? Deviennent-ils eux-mêmes des images ?[13] » C’est justement tout l’aboutissement de ces trois œuvres : le corps hybride et l’image composite auraient-ils fini par fusionner ? Pour que le corps ne devienne plus qu’une image et finisse par disparaître en deçà de la taille d’un pixel. Ainsi le « corps-sujet » et « l’image-objet » fusionnent pour que l’être soit intégré à l’image et redevienne un fragment du monde (Steyerl 2010), au-delà d’une représentation.

Figure 3

How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File, 2013. HD video, single screen in architectural environment 15 minutes, 52 seconds.

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S’inscrivant dans la tradition du film documentaire (2015), Hito Steyerl déconstruit et réinvente cette esthétique du réel, de l’authentique et du vrai, pour questionner les flux d’images à l’ère des médias sociaux, de la circulation des données qui finissent par rendre la réalité intangible. À travers cette hybridité des corps et des images, l’artiste questionne l’apparente transparence et objectivité de certaines images diffusées au sein de structures et systèmes technologiques et politiques manipulant et modifiant les informations factuelles. Cette circulation des images, leur vitesse de diffusion, leur accélération numérique est le nouveau paradigme visuel que Hito Steyerl définit comme le « circulationisme » permettant d’établir une circulation entre le corps matériel et l’image virtuelle, dans un environnement fluide et instable, une structure physique au sein de laquelle il est devenu possible de dissimuler son image (Aikens et Fletcher 2014, 7‑12). L’artiste écrit :

Le circulationisme ne concerne pas l’art de créer des images, mais de leur postproduction, leur diffusion et leur accélération. Il s’agit des relations publiques des images à travers les réseaux sociaux, de la publicité et de l’aliénation, et du fait d’être aussi élégamment inepte que possible[14].

(Steyerl 2014, 37)

Désormais, les corps et les images, à l’instar des données numériques, peuvent circuler entre les écrans et à l’intérieur des écrans qu’ils soient des incarnations matérielles ou virtuelles. Les corps deviennent et font images. Pour Steyerl, il ne s’agit donc pas de prétendre montrer la réalité ou révéler la vérité, mais d’utiliser les différentes techniques du visuel afin de développer un discours critique à l’époque où nous sommes désormais devenus des images, des pixels, des êtres « scannables » (Lütticken 2014, 50).

Corps scannés, connectés, dédoublés

Ce sont justement des corps qui apparaissent à travers un dispositif de scanner que nous découvrons dans la vidéo Parabiosis : neurolibidinal induction complex 2.2. d’Andrea Crespo. Cette technologie, qui relève à la fois du milieu médical et du domaine de la surveillance permettant de détecter une anomalie, fait ainsi apparaître et disparaître des images de corps à la surface de l’écran. Des corps et des images qui se dédoublent, se multiplient, s’effacent, se brouillent.

L’artiste confirme son intérêt pour les corps différents des codes sociétaux imposés, qu’ils soient transgenres, déformés, fragmentés… Le corps considéré comme « monstrueux » crée un effet de curiosité suscitant rejet, attraction ou répulsion, mais ayant mené à une évolution de l’image du corps, d’un archétype négatif à une allégorie de l’émancipation. Andrea Crespo crée sa vidéo à partir d’images de personnages aux corps mal formés, aux membres multiples ou amputés, qu’elle trouve sur le site internet DeviantArt. La communauté d’internautes qui déposent leurs créations sur cette plateforme, témoigne d’une fascination pour les corps transformés ou hybridés. Relevant souvent de l’esthétique du manga, les images de la vidéo apparaissent sur un fond noir et suivent un dessin luminescent, sur lequel passe une barre de scanner fluorescente. Les graphiques dessinés, qui s’ajoutent aux autres images, représentent des processus cellulaires ou des désordres psychologiques. Ils apparaissent et disparaissent, succèdent aux figures composites, presque chimériques. Cette œuvre reconsidère la définition du corps et propose une expression de possibles alternatives, notamment celle des corps qui relèvent de trouble tératologique, ces anomalies et malformations liées à une perturbation du développement embryonnaire ou fœtal. Ces représentations corporelles atypiques et sortant de la norme, se concentrant sur des corps jugés différents, réaffirment la possibilité d’exister en-dehors des codes établis et de penser l’être humain à travers une corporalité biologique autre, mais aussi psychologique.

Parabiosis (ou parabiose en français) est un terme biologique signifiant « vivre à côté ». Ici il peut être interprété soit de façon littérale comme ces deux êtres contraints de vivre l’un contre l’autre, que sont les sœurs siamoises Cynthia et Celinde, image alter-égo de l’artiste qui apparaissent dans nombre de ses œuvres ; ou de manière plus métaphorique, désignant ainsi des êtres en marge. Il s’agit donc de désigner ces corps doubles, fusionnant :

Crespo réoriente la terminologie de la psychiatrie, de la cybernétique, du piratage, de la gestion de données, de la microbiologie pour créer Cynthia et Celinde […] une seule et même entité, reliée à une série de diagnostics : obsessif-compulsives, bipolaires et autistes[15].

(Fateman 2016)

Car le suffixe sis, lui, renvoie à un aspect plus technologique, d’un système ou d’un organisme qui évolue au sein d’un réseau d’informations, de données ou encore d’images. C’est ainsi que le corps biologique se mêle à la structure technologique, à l’instar des personnages d’Hito Steyerl – Yulia, Jacob Wood ou l’artiste elle-même – êtres matériels évoluant dans des systèmes virtuels, fluides et changeants. Le dispositif du scanner matérialise les corps pour en faire des images, des signaux numériques, graphiques, une composition chimérique apparaissant dans un mécanisme technologique, faite de chair et de données. L’image issue du scanner s’étire au gré de la fluidité des corps qui se voient multipliés, connectés, assemblés au sein d’un réseau d’assemblages faisant apparaître des identités composites. Cette exposition des corps et des images rejoint l’organisation de la collecte et du stockage de données médicales sur les différents systèmes et réseaux numériques. Le développement et l’accès aux technologies de communication ont permis la création de communautés en ligne regroupant, en parallèle du discours scientifique médical, des discussions ayant pour sujet des troubles mentaux ou cognitifs, des malaises physiques et psychiques. Les espaces virtuels sont devenus des lieux de regroupement pour des corps divergents, aux identités multiples. C’est notamment le cas du site DeviantArt, espace de création d’identité hétérogènes, d’expression et de représentation de corps marginalisés. Andrea Crespo s’empare, détourne et manipule ces images « post-internet » (McHugh 2011), ces images de corps retranscrites en données numériques, mises en circulation sur des réseaux qui prônent l’auto-représentation. Ces « image-corps », chimères, avatars et cyborgs, évoluent à l’interface des écrans devenus des prothèses technologiques pour les corps divergents.

Parabiosis fait référence ouvertement à la situation physique et psychologique de l’artiste et les troubles ressentis. Ceux-ci révèlent les mécanismes de négociation de l’individu avec son identité à travers le développement de personnalités différentes, autres, comme Cynthia et Celinde le sont pour l’artiste. Cette capacité d’adaptation, et parfois de transformation de l’individu et de son identité, est finalement assez commune et s’est d’autant plus développée ces dernières années avec la création d’avatars dans des environnements numériques. L’avatar permet l’affranchissement de son identité et de son corps pour vivre une expérience virtuelle par le biais d’un personnage imaginaire, un alter-égo. Ce dédoublement, voire cette multiplication, de personnalités à travers un personnage fictif, et ses différentes variations, rappelle la capacité que ce genre d’expérience peut avoir à modifier la perception de soi. D’ailleurs, le terme avatar[16] nous renvoie directement à la question de l’incarnation et de la personnification, du physique et du tangible, d’une représentation qui est en fait virtuelle et qui n’existe qu’à travers un écran, dans une dimension numérique. Andrea Crespo s’expliquait lors d’un entretien à Alise Upitis :

Si j’avais uniquement fait une fixation sur l’idée de devenir une femme, il aurait été beaucoup plus difficile, dans notre milieu actuel, de s’en détacher. Le fait que mes sentiments de dysphorie de genre et de dysmorphie se soient attachés aux jumelles siamoises, jusqu’à un point d’absurdité, m’a permis de m’identifier à une image contraire au corps avec lequel je suis née[17].

(2018)

Il s’agit donc de reconnaître que la technologie peut avoir des conséquences sur certains aspects fondamentaux qui régissent la société comme la procréation, la différenciation sexuelle dans leur contexte social et culturel. Ce rapport à la technologie permet de remettre en cause certains dualismes et dépasser les identités fixes, codifiées et imposées par les normes sociales. En effet, certains êtres qui apparaissent dans Parabiosis sont difficilement identifiable selon des normes de représentations binaires. Et l’alliance de ces corps à la technologie des images renvoie à la figure chimérique du cyborg :

Le cyborg, écrit Haraway, est une créature qui vit dans un monde post-genre ; il n’a rien à voir avec la bisexualité, la symbiose préoedipienne, l’inaliénation du travail, ou tout autre tentation de parvenir à une plénitude organique à travers l’ultime appropriation du pouvoir de chacune de ses parties par une unité supérieure. Le cyborg n’a pas d’histoire originelle au sens occidental du terme.

(2007, 32)

Cette théorie du post-genre donne aux représentations et aux incarnations artistiques une possibilité d’envisager un nouveau régime de visualité (Riboni 2020, 145‑62). Si le terme est clairement utilisé par Haraway, le principe apparaît dès 1970 dans l’ouvrage de Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex (2015, 11), mettant l’accent sur la flexibilité humaine : « Le but final de la révolution féministe doit être, […] non pas seulement l’élimination du privilège masculin mais la distinction des sexes elle-même : les différences génitales entre les êtres humains n’auraient plus d’importance culturellement[18] ». Il ne s’agit pas tant de penser la disparition du féminin et du masculin mais de dépasser les contraintes amenées par cette binarité et d’envisager des situations intermédiaires. Et le dispositif du scanner, technologie médicale, entre autres, permet de s’attarder sur l’histoire des sciences, et de constater d’ailleurs que les textes médicaux et les représentations anatomiques, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, fournissent des descriptions des corps féminins et masculins assez similaires, voire aux organes génitaux identiques. La seule différence étant que l’une les possède à l’intérieur quand pour l’autre ils se trouvent à l’extérieur. Ce type d’interrogations est notamment représenté sur la page de titre du traité d’anatomie humaine d’André Vésale, De humani corporis fabrica libri septem[19] (1539-1543). Cette gravure sur bois dépeint une scène de dissection publique, d’un cadavre féminin, au ventre grand ouvert, laissant apparaître les moindres détails de son anatomie, jusqu’à son utérus pointé du doigt par Vésale lui-même. Un peu moins d’un demi-millénaire plus tard, la notion de post-genre (Nicholas 2014) propose la déconstruction des catégories d’identité binaire, dans une tentative de dissolution des différences de sexe et de genre et une remise en question de la domination de l’hétérosexualité et de sa normalisation. Comme l’explique Lucy Nicholas (2014, 58) : « Nous ne pouvons dépasser la hiérarchie du genre qu’en éradiquant les idées de genre, sexe, et différence sexuelle totalement, puisqu’elles possèdent une association inséparable et fondamentale avec cette différence oppositionnelle hétérosexualisée ». Parabiosis fait ainsi apparaître des corps hybrides à travers ces images technologiques répondant à cette possibilité de décloisonner les idées de genre et de sexe.

Hito Steyerl et Andrea Crespo créent des images en mouvement à l’époque où la circulation des images peut être une force politique. Leur accélération, leur énergie et leur flux peuplent les œuvres des deux artistes. Dénonciation d’une société néo-libérale où pullulent les caméras de surveillance et les auto-représentations pour l’une, possibilités alternatives d’envisager des corps divergents qui aboutissent à repenser les binarités sociétales pour l’autre, les corps hybrides qui se font images et les images composites de corps reposent pour les deux artistes sur l’usage des technologies comme arme politique (Babias 2010). Conteuses d’histoires, entre réel et virtuel, vérité et fiction, Steyerl et Crespo offrent des narrations poétiques construites à partir d’images de la culture populaire, d’extraits documentaires ou de séquences d’animation. Leur exploration des technologies et des structures de domination propose un discours critique aux allures ironiques des plus pertinent, parsemé de références à la fois autobiographiques, historiques ou sociologiques.

Ainsi la complexité structurelle, narrative et visuelle de leurs œuvres suggèrent pourtant une liberté d’expérience et d’identification et s’inscrivent dans la définition proposée par Shane Denson :

Les technologies numériques et post-cinématiques ne font pas que produire un nouveau type d’image ; elles créent des configurations et paramètres de perception et d’agencement totalement nouveaux, plaçant les spectateurs dans une relation aux images et à l’infrastructure de leur médiation sans précédent.

(Denson 2016, 193‑94)

Dans ce contexte de manipulation de l’information, notamment à travers les images, et les dangers potentiels d’un « totalitarisme numérique » comme une nouvelle forme de contrôle, la création des images de Steyerl et Crespo résonne curieusement avec les mots de W.J.T. Mitchell :

Si la numérisation a produit un changement dans l’ontologie des images, il pourrait être plus plausible de le rechercher dans les nouvelles conditions de leur « existence au monde »- les nouvelles conditions de leur production et de leur circulation, l’augmentation exponentielle du nombre d’images, et la rapidité de leur transmission, en particulier via Internet.

(Mitchell 2010, 44)