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Cet ouvrage collectif est le fruit d’un projet organisé en 2012 à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, à South Bend dans l’État américain de l’Indiana. Après avoir coordonné une série d’événements en l’honneur du citoyen genevois, Julia Douthwaite, professeure à l’Université Notre Dame, a voulu dresser le bilan des différentes activités et poser les bases d’initiatives et de réflexions futures. L’ampleur de l’entreprise peut expliquer l’hétérogénéité d’un volume dont les collaborateurs ont pour point commun de se reconnaître dans la pensée philosophique, politique et anthropologique de Rousseau. Les articles de spécialistes, les expositions de photojournalistes et les réactions du jeune public face à ces interventions permettent de jeter un éclairage sur l’influence plus que jamais actuelle d’un penseur essentiel des Lumières.

On aura compris que cet ouvrage est ancré dans le monde contemporain. C’est pourquoi l’éditrice s’efforce dès l’introduction de rejeter toute volonté commémorative, au sens d’un embaumement ou d’une momification. Son but est plutôt de réactiver la puissance et la complexité d’une pensée qu’elle estime unique. Elle a voulu à ce titre que le livre soit aussi vivant et contradictoire que le philosophe qui l’a inspiré. Il s’agit par ailleurs d’un ouvrage résolument pragmatique, cherchant à susciter l’empathie des lecteurs en les confrontant à des représentations réalistes de la souffrance et de la pauvreté. Un tel militantisme, s’il ne correspond pas forcément à la pensée de Rousseau, paraît néanmoins conforme à la philosophie de cet auteur qui avait à cœur de former des citoyens en les éduquant sur des questions de justice et de droits humains.

Les différents chapitres sont répartis en quatre sections : la première rend compte des événements du tricentenaire aux États-Unis et en France ; la deuxième est composée d’articles universitaires qui soulignent la portée sociopolitique et psychologique des écrits de Rousseau ; la troisième reproduit plusieurs images de l’exposition photographique DIGNITY commissionnée par Amnesty International ; la quatrième dresse le bilan pédagogique et institutionnel des diverses activités.

Réactualisations audiovisuelles de la pensée de Rousseau

La première section du livre, « Setting the Stage in South Bend and Compiègne », traite de l’événement Rousseau 2012/DIGNITY mis en place par Douthwaite, ainsi que du film Entre nous Jean-Jacques, sorti au même moment à Ermenonville, petite ville française où Rousseau a terminé sa vie. Dans le premier chapitre, Monica Townsend souligne les parallèles entre les deux projets, qui visaient notamment à rendre Rousseau accessible à un vaste public au moyen de la photographie et du cinéma. Dans le deuxième chapitre, la réalisatrice Delphine Moreau présente son long métrage, qu’elle décrit comme un documentaire philosophique. Après avoir cherché à sensibiliser une centaine d’habitants d’Ermenonville aux écrits de Rousseau, elle a filmé ces mêmes personnes récitant ou lisant des lettres qu’elles avaient adressées à l’auteur de La nouvelle Héloïse. Le troisième chapitre de la section assure le lien avec la partie sur l’exposition photographique. Gabrielle Gopinath y argue que la photographie est un art qui permet de mettre en pratique l’usage de la vision subjective qu’a prôné Rousseau tout au long de ses écrits.

Des articles universitaires à l’intention du grand public

La deuxième partie de l’ouvrage, « Rousseau in the Twenty-First Century », a été conçue dans un esprit de vulgarisation, mais le public universitaire y trouvera matière à réflexion. Dans le quatrième chapitre, Daniel Philpott explore les tensions et les jonctions entre le catholicisme et la philosophie de Rousseau. Dans le chapitre suivant, Fayçal Falaky reconstitue l’étymologie du terme de dignité sous l’Ancien Régime et démontre qu’au début du XVIIIe siècle ce concept était encore associé aux privilèges de l’aristocratie. Rousseau méprisait donc la dignité, qui trahissait selon lui la structure hiérarchique de la société et la vanité sociale des nobles. Il lui a progressivement substitué une nouvelle signification renvoyant à un sentiment naturel et universel d’amour de soi.

Dans le sixième chapitre, Andrew Billing postule qu’au cours des années 1750 Rousseau a établi des théories favorables au cosmopolitisme, qui ont directement influencé les réflexions d’Emmanuel Kant en la matière. Comme dans les précédents chapitres, l’article restitue la pensée de Rousseau dans sa richesse et sa complexité, sans négliger les liens avec l’actualité — le retour des nationalismes en l’occurrence. Des versants moins connus de la pensée rousseauiste sont également abordés dans les deux chapitres suivants, où Serge Margel et Philip Stewart s’intéressent à l’énigmatique texte Rousseau juge de Jean-Jacques. Si l’article de Margel risque de paraître épineux aux non-spécialistes, il fournit, comme celui de Stewart, une riche analyse des liens qui unissent l’écriture du moi et les réflexions sociales chez Rousseau. Tous deux font en outre des ponts avec les autres écrits autobiographiques de Rousseau, ce qui devrait susciter l’intérêt du public.

Dans le neuvième chapitre, Christopher Kelly part du constat que les Américains sont toujours à la recherche d’un bonheur nouveau et il estime que cette quête perpétuelle trouve ses racines, mais aussi certaines solutions, dans la philosophie rousseauiste. Cet article remplit la promesse du livre en rattachant la réflexion du penseur suisse à des préoccupations contemporaines. Kelly parvient en effet à rendre compte du contexte intellectuel dans lequel s’inscrivait Rousseau au moment de penser les conditions ou la possibilité même du bonheur, sans négliger d’évaluer les répercussions de cette réflexion aujourd’hui. Grâce à une écriture limpide et à un art avéré de l’anecdote, l’auteur alterne agréablement les analyses érudites et les récits sur les iPad. Plus encore, il souligne ce qui a pu constituer l’originalité de Rousseau au sein du mouvement des Lumières, lorsqu’il critiquait les distractions et prônait le recueillement et le retour sur soi afin de favoriser une pleine jouissance de l’existence.

La section se conclut par une analyse de Christie McDonald, qui compare la pensée anthropologique et politique de Rousseau aux défis du mouvement Occupy Wall Street. Satisfaisant à la double exigence de vulgarisation et de rigueur historique de l’ouvrage, cet article est également emblématique de la tendance anticapitaliste du livre dans son ensemble. Il fournit à ce titre une bonne transition vers la section photographique, sûrement la plus militante des quatre.

Photoreportages militants

La troisième partie du volume, « DIGNITY @ ND », présente une sélection de photographies issues de l’exposition présentée en France puis aux États-Unis. La question de l’effet de l’image artistique sur le monde y est posée avec urgence. Cinq photographes avaient été chargés par Amnesty International de faire les portraits de personnes vivant dans la pauvreté, en insistant autant sur la misère de leurs conditions d’existence que sur la dignité dont elles font preuve malgré les difficultés. Sur un plan strictement esthétique, ces images encourageront certainement de nombreux lecteurs à feuilleter l’ouvrage. Du point de vue de l’éthique de la représentation, en revanche, la démarche pourra être perçue comme frisant parfois le voyeurisme. Le caractère polémique du projet est toutefois clairement revendiqué, le but étant de provoquer des réactions chez les spectateurs plutôt que de parvenir à un consensus. Sans juger du bien-fondé d’une telle approche, on pourra estimer que sa volonté pragmatique s’inscrit dans l’héritage des Lumières et de Rousseau.

On ne commentera ici que le chapitre sur le Mexique, puisque sa formule est reprise dans les reportages consacrés à l’Inde, à l’Égypte, au Nigéria et à la Macédoine. Une dizaine de photographies prises dans l’État de Guerrero y sont accompagnées de brefs textes expliquant que les populations autochtones de cette région sont soumises à la violence des cartels de la drogue, des propriétaires terriens et du gouvernement. Les images des victimes permettent de mettre un visage sur la souffrance. Les témoins sont clairement identifiés, leurs confidences enregistrées, le public interpelé. C’est peut-être ici que le volume s’écarte le plus nettement des méthodes prisées par Rousseau lui-même, évoquant moins les fictions pédagogiques de l’auteur des deux Discours que les romans de Victor Hugo ou de Charles Dickens, qui n’hésitaient pas à représenter les détails les plus crus de la pauvreté à des fins politiques autant qu’esthétiques.

Réactions du public et postface de l’éditrice

Dans la section finale de l’ouvrage, « Teach This ! », la parole est donnée aux jeunes qui ont assisté à l’exposition photographique aux États-Unis, ainsi qu’aux enfants, retraités et immigrés qui ont participé au film Entre nous Jean-Jacques à Ermenonville. Une postface de Charles Loving clôt le livre, en offrant un aperçu de l’encadrement institutionnel dont a bénéficié l’initiative à Notre Dame. La vraie conclusion de l’ouvrage est cependant à chercher dans la postface de l’éditrice, placée en fin d’introduction. Quatre ans après le tricentenaire, Douthwaite revient sur les retombées positives d’un projet qu’elle inscrit dans le cadre de son activisme actuel. Après avoir rappelé les réalités de sa propre région, marquée par d’importantes inégalités sociales, elle affirme avec espoir que les défis du futur en matière de dignité humaine pourront être relevés par les jeunes générations. L’auteur de l’Émile aurait sûrement apprécié sa volonté de servir l’humanité au moyen de l’art et de l’éducation.