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Dans une note du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Rousseau soutient audacieusement qu’il faut « tirer l’homme de la classe des animaux carnassiers et […] le ranger parmi les espèces frugivores » (Rousseau 1964a, n. VIII, p. 202)[1]. Le philosophe décrit alors ce que pourrait être le régime de l’homme de la nature. Certains passages du Discours évoquent clairement la pratique de la chasse et laissent entendre celle du charognage[2]. Notre régime le plus naturel n’en demeurerait pas moins le végétarisme. Ces questions sont loin d’être anecdotiques ; elles portent sur un élément essentiel du système anthropologique et philosophique que Rousseau élabore depuis l’« illumination de Vincennes » en 1749.

Si l’être humain est naturellement bon, comme il le soutient, si la pitié est bien l’une des deux facultés fondamentales que nous avons reçues des mains du Créateur, il faut que nous ayons aussi reçu de lui une âme végétarienne[3]. Cette âme compatissante et douce s’altère ordinairement dans l’état de société. Seuls quelques êtres extraordinaires réussissent toutefois à la conserver presque intacte ; leur bienveillance dépasse les frontières de l’espèce. La « pythagoricienne » Julie de Wolmar est de ceux-là[4]. Rousseau lui-même, du moins tel qu’il se décrit dans ses œuvres autobiographiques, est de ceux-là. Sa bonté transparaît notamment dans la façon qu’il a de se comporter envers les animaux. N’évoque-t-il pas toujours avec affection et même tendresse ses animaux de compagnie[5] ? N’entretient-il pas des relations privilégiées avec les pigeons ou même avec les abeilles[6] ? N’est-il pas capable de tisser des liens de confiance avec des êtres aussi éloignés des hommes que le sont les poissons[7] ? Cette sensibilité dont Julie et lui font preuve magnifiquement est tout aussi exceptionnelle dans l’état de société qu’elle serait commune dans celui de nature[8].

Pour le prouver, Rousseau a besoin de démontrer d’abord que nous sommes naturellement faits pour consommer des nourritures végétales. Sans cela, en effet, la pitié que nous éprouverions spontanément pour de potentielles proies nous serait fatale : nous serions forcés de nous laisser mourir de faim[9] ! Une âme sensible comme la nôtre doit donc logiquement habiter un corps frugivore. La thèse de la bonté naturelle de l’espèce humaine repose en bonne partie sur notre système digestif. Il faut qu’il soit fait naturellement pour les nourritures végétales. Les arguments ne manquent pas à Rousseau pour soutenir cette thèse étonnante, même si elle n’est pas alors inédite. Nous mettrons ici en évidence ceux que l’on pourrait qualifier de scientifiques et les rangerons en deux catégories qui feront les deux parties du présent article. Nous tâcherons de montrer que Rousseau est le premier à proposer une démonstration « chimique » des bienfaits du régime végétarien, avant d’examiner les nombreuses preuves anatomiques et physiologiques qu’il avance au profit de son audacieuse théorie[10].

La chimie végétarienne

La supériorité diététique du frugivorisme est un paradoxe que la critique rousseauiste a peu commenté. Pourtant, il s’agit d’une affirmation d’autant moins anodine que cela faisait plus de quinze siècles que l’Église et la quasi-totalité des médecins voyaient dans les aliments carnés les nourritures les plus saines et les plus roboratives. Le régime maigre, qui excluait la viande, avait même très précisément été instauré pour affaiblir le corps[11].

Rousseau défend sa thèse diététique dans le premier livre de l’Émile, après s’être livré à d’intéressantes considérations sur l’allaitement des jeunes enfants. Les femmes du monde, regrette-t-il, ne souhaitent pas s’encombrer de la présence de leurs nouveau-nés ni surtout leur donner le sein. Elles confient d’ordinaire ce soin à des nourrices, des femmes du peuple qui se nourrissent fort mal, juge-t-on communément. Mais on juge mal ! « Les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes que les femmes de la ville », concède Rousseau ; pourtant « ce régime végétal paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs enfants[12] ». Pour comprendre la cause de ce curieux phénomène, il faut se pencher sur le processus de digestion et sur la composition des aliments composant notre diète. Le peu d’études sur l’intérêt de Rousseau pour la chimie explique en partie qu’on a si mal mesuré l’originalité de ses réflexions diététiques.

Le goût de Rousseau pour cette science encore balbutiante au XVIIIe siècle remonte à très loin, en l’occurrence à sa rencontre avec Françoise-Louise de Warens, laquelle était friande de botanique, de « médecine empirique » et d’« alchimie ». Le jeune Rousseau l’observe souvent dans ses manipulations et aime la taquiner à propos de ses prétentions scientifiques — ce qui lui coûte à l’occasion quelques soufflets[13]. Malgré l’incompétence scientifique notoire de Mme de Warens, « Rousseau s’est très tôt, et quotidiennement, familiarisé avec les instruments et les opérations d’une chimie empirique, acquérant un certain savoir pratique », expliquent Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi (2003, 61). Même après l’époque des Charmettes, son intérêt pour la chimie ne décline pas. Lorsqu’il séjourne par exemple à Chambéry, Rousseau mène avec un vieux professeur de physique des expériences portant, entre autres choses, sur l’encre sympathique. L’une des manipulations tourne mal toutefois ; une bouteille remplie de chaux, d’eau et d’arsenic lui explose au visage et le laisse aveugle pendant plusieurs semaines. Il craint même un moment pour sa vie. « J’appris ainsi à ne pas me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments », raconte-t-il dans Les confessions (Rousseau 1959, 341).

C’est lorsqu’il est au service de Louise Dupin, quelques années plus tard, qu’il a véritablement l’occasion de se pencher sur la question. Avec Dupin de Francueil, le beau-fils de Louise, il fréquente les cours dispensés par Guillaume-François Rouelle dans les Jardins du roi à partir de mars 1743[14]. Le rêve de Dupin de Francueil est d’être reçu à l’Académie des sciences ; il lui faut dès lors mener des expériences poussées et rédiger un livre qui mettent en évidence les brillantes découvertes qu’il compte faire dans le domaine de la chimie. Christophe Van Staen raconte comment, à partir de 1745, il voulut utiliser Rousseau pour parvenir à ses fins : il comptait sur le talent d’écriture et l’intelligence de son secrétaire pour rédiger une œuvre susceptible de convaincre les Académiciens de le recevoir parmi eux (2010, 28). Cette œuvre, qui ressemble beaucoup à une compilation des écrits du temps, s’intitule Institutions chimiques. Elle demeure inachevée. La rédaction du Discours sur les sciences et les arts à partir de 1749 et le succès qui s’ensuivit rapidement poussent Rousseau à s’éloigner de ses protecteurs et à laisser le livre à l’état de manuscrit[15].

Il met toutefois à profit ces connaissances scientifiques acquises au cours des années 1743-1749 ; elles occupent même une grande place dans ses réflexions sur l’alimentation et la digestion. La chimie lui permet surtout de prouver l’unité du régime végétarien, dont les deux principales composantes, végétale et lactée, seraient identiques.

Le lait, bien qu’élaboré dans le corps de l’animal, est une substance végétale ; son analyse le démontre, il tourne facilement à l’acide ; et, loin de donner aucun vestige d’alcali volatil, comme font les substances animales, il donne, comme les plantes, un sel neutre essentiel. Le lait des femelles herbivores est plus doux et plus salutaire que celui des carnivores. Formé d’une substance homogène à la sienne, il en conserve mieux sa nature, et devient moins sujet à la putréfaction .

(Rousseau 1969, 274)

Faire du lait « une substance végétale » a l’air d’une extravagance. Tout s’éclaire pourtant lorsque l’on songe que Rousseau et les autres scientifiques du temps considèrent la chimie comme la science dont l’objet est la « propre substance » des corps (et non pas leur forme extérieure ou les rapports que ces derniers entretiennent entre eux, comme le fait la physique)[16]. La crème, les fraises, les asperges ou la farine de blé noir ont des aspects fort différents, bien sûr, mais cela ne devrait laisser présager en rien de leur composition chimique. Celle-ci se dévoile au cours de la phase de fermentation, c’est-à-dire de décomposition. La fermentation de la viande prend la forme d’une putréfaction (ou « fermentation putride ») qui produit des « alcalis » (son pH augmente, dirions-nous aujourd’hui ; il devient basique)[17]. Cette alcalinisation favorise l’apparition de vers et de parasites ; en consommant de la viande ou du bouillon de viande, les nourrices rendent leur corps, et par conséquent leur lait, plus alcalin. Aussi les enfants nourris par des femmes non végétariennes seraient-ils « plus sujets à la colique et aux vers que les autres (Rousseau 1969, 275) ».

Contrairement à la viande, les laitages et les végétaux se décomposent en tournant « à l’acide », c’est-à-dire en tendant vers un pH faible. Ils partageraient donc fondamentalement la même composition[18]. Cela explique que les femmes végétariennes font de meilleures nourrices et que l’on voit les femelles des animaux carnivores manger de l’herbe : « Les femmes mangent du pain, des légumes, du laitage : les femelles des chiens et des chats en mangent aussi ; les louves même paissent. Voilà des sucs végétaux pour leur lait. Reste à examiner celui des espèces qui ne peuvent absolument se nourrir que de chair, s’il y en a de telles, de quoi je doute (Rousseau 1969, 275). »

Cette idée d’« unification », par la chimie, du régime végétarien permet d’éclairer plusieurs phénomènes relevés un peu plus loin dans l’Émile, en particulier le goût spontané des enfants pour les nourritures végétales et les laitages (Rousseau 1969, 411). Il n’est guère étonnant, selon Rousseau, qu’ils préfèrent à la viande la crème, les gâteaux, les poires ou les cerises, dans la mesure où ces nourritures sont chimiquement semblables au lait qu’ils tétaient un peu plus tôt. Les enfants aiment d’autant plus les nourritures végétales qu’ils sont moins éloignés que les adultes de l’état de nature ; or, c’est bien une diète frugivore que cette dernière nous prescrit, assure Rousseau dès l’époque du Discours sur l’origine de l’inégalité. D’ailleurs, notre système digestif est comparable à celui des animaux frugivores, soutient-il ; nous appartiendrions à la catégorie des paisibles herbivores, non à celle des carnassiers. Rousseau entend prouver cela en abandonnant le domaine de la chimie pour celui de l’anatomie et de la physiologie. Sa démonstration consiste essentiellement à accumuler les preuves anatomiques en faveur de notre frugivorisme primordial.

Les cinq preuves anatomiques de notre nature frugivore

Lorsqu’il entreprend sa démonstration anatomique en faveur du végétarisme, cet « important sujet (1969, 276) », Rousseau prend soin de ne pas citer Philippe Hecquet dont le nom est définitivement entaché de ridicule[19]. Il s’appuie en revanche sur l’argument déjà classique de la conformation des dents et des intestins[20]. Dans la note V du second Discours, Rousseau explique ainsi que « les animaux qui ne vivent que de végétaux ont tous les dents plates, comme le cheval, le bœuf, le mouton, le lièvre, mais les voraces les ont pointues, comme le chat, le chien, le loup, le renard », ainsi que l’avait montré Gassendi un siècle auparavant (Rousseau 1964a, n. V, p. 198-199). Dans une lettre consacrée à la défense du régime végétarien, l’illustre philosophe et mathématicien contestait déjà l’idée que l’alimentation carnée pût être naturelle[21]. Pour lui, la « créophagie » (c’est-à-dire la « consommation de chair ») est un acte culturel et même une habitude perverse.

Cette idée fut défendue bien avant Gassendi, puisqu’elle remonte au moins à Plutarque. Dans le livre II de l’Émile, Rousseau exprime d’ailleurs nettement sa dette envers le philosophe de Chéronée en reprenant, adaptant et insérant un long passage de la traduction que Jacques Amyot avait faite du traité De esu carnium (De l’usage des chairs). Dans ce texte, Plutarque apostrophait rudement son lecteur carniste et lui demandait s’examiner la justesse de cet « appel à la nature » si souvent utilisé contre la morale végétarienne :

Ô meurtrier contre nature ! si tu t’obstines à soutenir qu’elle t’a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d’os, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc l’horreur qu’elle t’inspire pour ces affreux repas ; tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas ; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours ; mords ce bœuf et le mets en pièces ; enfonce tes griffes dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis ! tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante ! Homme pitoyable ! tu commences par tuer l’animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas assez : la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter ; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l’assaisonner de drogues qui la déguisent : il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour t’ôter l’horreur du meurtre et t’habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étrange, et savoure avec plaisir des cadavres dont l’œil même eût eu peine à souffrir l’aspect .

(Rousseau 1969, 414)

Même si le succès prodigieux de l’Émile concourt à rendre célèbres les arguments anatomiques de Plutarque en faveur du végétarisme, Rousseau est loin d’être le seul à reprendre à son compte cette sorte de raisonnement par l’absurde ou d’expérience de pensée[22]. Seulement, il est plus convaincant que ses contemporains, comme le font remarquer par exemple les rédacteurs de L’Année littéraire[23]. Son enquête est aussi plus poussée : Rousseau ne s’arrête pas aux preuves anatomiques apparentes que sont la dentition ou les ongles. Il montre que nos organes internes ressemblent de manière saisissante à ceux des animaux herbivores et il fait notamment siennes les réflexions de deux membres de la Royal Society, John Wallis et Edward Tyson. Le Journal économique donna en janvier 1754 un compte rendu des réflexions que ces deux savants anglais développaient dans les Philosophical Transactions au sujet de la digestion des aliments. C’est sur ce texte que Rousseau s’appuie surtout lorsqu’il rédige les notes du second Discours[24]. Wallis avait observé au cours de ses dissections que les quadrupèdes herbivores possèdent de longs intestins et un côlon. À l’inverse, les animaux carnivores disposent d’intestins courts permettant de porter rapidement hors du corps les chairs ingérées[25]. Tyson partageait l’avis de son confrère et convenait que le régime omnivore, qui semblait si normal à ses contemporains, résulte en réalité d’une dénaturation. Si cette dernière s’observe surtout chez l’homme, on en trouve quelques signes également chez les animaux. Un agneau fut élevé à bord d’un vaisseau et habitué toute sa vie à manger des biscuits, raconte Tyson. Devenu adulte, l’animal refusa obstinément l’herbe qu’on lui tendait, cette nourriture qu’il n’avait jamais connue (Philosophical Transactions of the Royal Society 1701, 269:777).[26]

Rousseau s’appuie par ailleurs sur Buffon qui assurait en 1753 dans l’Histoire naturelle que l’être humain pourrait très bien vivre en ne consommant que des plantes[27] (1753, t. 4, p. 440). Telle est, dans le second Discours, la troisième preuve anatomique en faveur de notre nature frugivore. « Il est prouvé par les faits, affirmait Buffon, qu’il [l’homme] pourrait bien vivre de pain, de légumes et d’autres graines de plantes, puisqu’on connaît des nations entières et des ordres d’hommes auxquels la religion défend de manger de rien qui ait eu vie[28]. » L’autorité de Plutarque, de Gassendi, de Wallis, de Tyson et de Buffon est précieuse pour accréditer sa thèse. Mais Rousseau a aussi recours à ses propres arguments, ses propres analyses.

La quatrième preuve physiologique avancée par lui porte sur le nombre d’enfants auxquels les femmes donnent naissance lors de chaque accouchement. Il est très réduit, bien évidemment : les jumeaux sont choses rares, les triplés plus encore, tandis que, chez certains animaux, les portées peuvent aller jusqu’à une dizaine de petits. Rousseau observe que les femelles des espèces frugivores ont des portées beaucoup moins nombreuses que les carnivores. Les êtres humains appartiendraient ainsi à la première catégorie. Un élément purement anatomique confirmerait la chose…

Il est aisé de connaître à cet égard la destination de la nature par le nombre des mamelles, qui n’est que de deux dans chaque femelle de la première espèce, comme la jument, la vache, la chèvre, la biche, la brebis, etc., et qui est toujours de six ou de huit dans les autres femelles comme la chienne, la chatte, la louve, la tigresse, etc.

(Rousseau 1964a, n. VIII, p. 201)

Comment expliquer ces variations dans le nombre de mamelles ? Pourquoi les femmes n’ont-elles que deux seins et, en règle générale, ne portent dans leur ventre qu’un seul enfant à la fois ? Comment se fait-il que les louves, par exemple, ont beaucoup de mamelles et beaucoup de petits ? Rousseau avance l’existence d’un lien entre la taille des portées et le temps que les femelles consacrent chaque jour à chercher de la nourriture, pour elles-mêmes et leur progéniture[29].

La raison qu’on peut donner de cette différence est que les animaux qui ne vivent que d’herbes et de plantes, demeurant presque tout le jour à la pâture étant forcés d’employer beaucoup de temps à se nourrir, ne pourraient suffire à allaiter plusieurs petits, au lieu que les voraces faisant leur repas presque en un instant peuvent plus aisément et plus souvent retourner à leurs petits et à leur chasse et réparer la dissipation d’une si grande quantité de lait.

(Rousseau 1964a, n. VIII, p. 201)

La cinquième preuve anatomique avancée par Rousseau concerne les pongos, ces primates humanoïdes dont les femelles ont deux mamelles et qui pourraient bien être des hommes retombés dans l’état de nature. Ces êtres nous ressemblent de façon troublante et ont des comportements souvent très proches des nôtres. L’observation de ces animaux peut donner une bonne idée de ce que nous pourrions être si l’état de société n’existait pas. De quoi se nourrissent précisément ces animaux ? « Leurs aliments, rapporte sans surprise Rousseau, sont des fruits ou des noix sauvages. Jamais ils ne mangent de chair (1964a, n. VIII, p. 201). » Cette preuve-là, la dernière, n’est-elle pas une preuve éclatante de notre végétarisme primordial ? Elle l’est sans aucun doute. Mais le régime des pongos, la forme de nos dents, la structure de nos intestins, comme le nombre des enfants auxquels donnent naissance les femmes ou le nombre de leurs seins n’ont convaincu qu’un petit nombre des contemporains de Rousseau. Ses arguments scientifiques et ses raisons morales furent toutefois reçus avec intérêt parmi le plus public cultivé de son temps, au point même que les idéaux végétariens ont joué un rôle non négligeable pendant la période révolutionnaire[30].

Il ne faudrait pas croire toutefois que la position de Rousseau sur le végétarisme soit monolithique. Le fait que nous consommions de la viande n’est pas, selon lui, intrinsèquement mauvais ou absolument contraire à nos inclinations. Dans l’état de nature, en effet, les hommes mangent de la viande et manifestent ainsi clairement la perfectibilité, cette aptitude si particulière à échapper au déterminisme biologique et à s’adapter aux circonstances. Il s’avère que les nourritures carnées peuvent être bonnes pour notre corps et même nécessaires lorsque les fruits, les graines ou les légumes viennent à manquer. Dans l’Émile, où il souligne pourtant les nombreux avantages du végétarisme, Rousseau recommande aux riches de donner de la viande à leurs gens[31]. Malgré ces réserves, importantes, Rousseau est perçu à la fin du XVIIIe siècle comme le plus ardent défenseur du régime végétarien[32]. Qu’en est-il à présent ? Que reste-t-il aujourd’hui des démonstrations de Rousseau ? S’il existe actuellement un consensus scientifique au sujet des avantages nutritionnels des diètes végétales équilibrées, l’idée d’un régime naturel ou primordial de l’espèce humaine a été d’autant plus écartée que notre physiologie — en particulier la longueur de nos intestins et la taille de notre cerveau — résulte de la consommation, pendant des centaines de milliers d’années, de nourritures artificielles, parce que transformées par la chaleur du feu. Dans le discours des militants véganes tout comme chez ceux qui leur répondent par médias (sociaux) interposés, l’idée d’une nature prétendument frugivore ou carnivore de l’espèce humaine fait encore florès, pourtant. Les uns et les autres arguent, et argueront sans doute longtemps, de la forme de nos dents — sans bien sûr se mettre d’accord sur la raison d’être de nos canines. On ne s’entend guère davantage sur nos inclinations les plus profondes : certains aiment à évoquer notre tendance à compatir spontanément à la souffrance de tout être sensible, quand d’autres assurent encore, plus ou moins implicitement, que nous nous trouvons, par nature, au sommet de la chaîne alimentaire. Il semble que les nourritures que nous mangeons et que les traitements que nous réservons aux « autres animaux » continuent d’être perçus, ainsi que le philosophe de Genève l’avait si bien pressenti, comme les manifestations les plus fortes et les plus ambiguës de notre identité humaine.