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La question de la participation revêt actuellement une dimension centrale dans l’élaboration des politiques publiques, l’évolution de la réglementation nationale et internationale ainsi que le domaine de la recherche, qui voit les investigations de terrains et retours d’expériences se multiplier, nourrissant réflexions et travaux théoriques. On parle depuis quelques décennies de « crise » de la démocratie, de l’expertise, de la représentation politique, de défiance envers les élus ou le système institutionnel (Rosanvallon 2006). Et pour cause… Les sociétés contemporaines connaissent depuis plus d’un siècle une transformation majeure en termes de conditions de vie et d’environnement, rythmée par de lourdes controverses scientifiques et éthiques (Barthe, Callon, et Lascoumes 2001) et un rapport complexifié à la décision. Or, les politiques participatives qui voient l’organisation croissante de dispositifs délibératifs ne tiennent pas la promesse d’un renouveau démocratique suffisant[1], laissant des publics désœuvrés, qui ne trouvent plus les prises (1995) pour agir sur les conditions de leur propre existence, et dont on déplore souvent le désengagement électoral ou la violence au cours des manifestations.

ll semble de fait plus que nécessaire de se poser la question de la définition des conditions d’existence commune, des possibilités de politisation « positive », et par là même de la constitution de publics actifs. Comment développer des capacités d’action suffisantes pour parvenir à transformer son environnement lorsqu’il devient problématique ? Comment faire reconnaître un trouble qui perturbe l’expérience de vie comme problème public et obtenir la mise en place des actions publiques adéquates ? Au cœur de ces préoccupations, cet article porte l’ambition de situer l’activité d’autogouvernement comme enjeu majeur, essentiel au renouveau démocratique, mais aussi plus largement au maintien de la santé humaine. En effet, lorsque l’on subit les conséquences des actions des autres, participer à l’identification du problème et à sa résolution semble incontournable et conduit à interroger les ressources disponibles dans l’environnement, la participation des publics à la mise en place de situations vivables pour eux, ou encore les conditions de développement des capacités d’action nécessaires à l’autogouvernement. Car aussi simple puisse-t-elle parfois paraître de prime abord, cette activité ne va pourtant pas de soi et requiert des conditions favorables pour se déployer. C’est pourquoi il semble plus qu’urgent de la situer comme priorité, au cœur des théories politiques et des politiques publiques[2], de repenser le rapport au quotidien et à la valorisation d’une démocratie culturelle, ancrée dans les modes de vie (Dewey 2010), comme socle indispensable de la démocratie délibérative ou participative.

Un désempowerment[3] progressif

Graham Wallas décrivait déjà, au siècle dernier (Wallas 1914), les symptômes émergents d’une transformation sociale majeure, lorsqu’il dénonçait, avec l’avènement de la « Great Society », le redimensionnement des échanges, les intermédiaires administratifs et l’économie de marché, qui sapent petit à petit les relations entre les gens, les relations au quotidien, directes et physiques. Pour lui, l’idée qui animait les promoteurs de cette Grande Industrie — qui était d’améliorer les conditions de vie humaine, de lutter contre l’insécurité alimentaire et d’utiliser les ressources de la nature pour le bien de l’humanité — a échoué sur les rives d’individualités écrasées par la mécanisation, la perte de repères quant aux mutations auxquelles faire face, la perte d’influence sur leurs conditions de vie. Les relations deviennent lointaines, nous dit-il, internationales. Nous ne connaissons plus le nom de la personne qui va orienter notre avenir professionnel, nous embaucher, nous muter, décider du sort de la famille. Les gens n’ont ni le temps de penser, ni les ressources nécessaires pour cela. C’est également à partir du même type de constats que John Dewey défend la nécessité de refonder une philosophie sociale (2002), plaçant le pragmatisme et l’enquête au cœur du politique. Il dénonce notamment la dissolution des individualités sous le joug de cette Grande Société et de l’industrialisation massive, ainsi que les effets du libéralisme comme laisser-faire et de l’individualisme corrélatif, qui conduisent à une « démoralisation », à des « individus perdus » (Cometti 2016).

Actuellement, cette incompréhension du monde se creuse, les enjeux sont mondialisés, les relations humaines et les modes de vie subissent des mutations d’autant plus grandes que la numérisation et le virtuel s’imposent comme une vraie révolution, reconfigurant les manières d’être et le rapport à l’environnement (Hunyadi 2014). Dans ce contexte, il semble bien difficile d’identifier et de saisir les conséquences néfastes des activités interconnectées. En outre, les incertitudes et les risques face aux conséquences potentiellement désastreuses de l’évolution industrielle et du « progrès » humain donnent lieu à de fortes controverses concernant tant la reconnaissance des faits constitutifs du présent en train de se faire, que les conséquences futures sur l’environnement global et même sur l’évolution humaine. Qui contrôle alors ces flux d’activités, qui régule leur développement afin d’en maîtriser les effets ? L’appréhension des rouages de l’interdépendance et des conséquences des interactions échappe à la « connaissance ordinaire », aux idées communes et partagées. Les risques sont flous, pas forcément reconnus comme tels, les conséquences négatives sont difficilement identifiables, à l’instar de ceux qui les mettent en œuvre. Les publics sont épars, éclatés, ont beaucoup de mal à se constituer, et lorsqu’ils y parviennent, peinent à peser réellement sur l’action publique pour transformer leurs conditions de vie. Ainsi, alors que les procédures « participatives » et les débats publics se multiplient, le taux d’abstentionnisme dans les bureaux de vote est pointé comme problème récurrent, l’absence du « grand public », du citoyen lambda, est décriée Si les dirigeants ne sont plus considérés comme en mesure de prendre seuls les décisions qui assurent l’intérêt général (ou les intérêts généraux), la voix des citoyens a du mal à se constituer, à se faire entendre, à « porter[4] ». Autrement dit, les publics peinent à se constituer, alors que les individualités se sclérosent.

Cette dépossession des prises sur les conditions de sa vie est précisément antidémocratique, avec des savoirs et opportunités[5] non seulement qui ne sont pas ou peu redistribués, mais qui sont même confisqués au profit de quelques-uns, ce qui correspond à la destruction des possibilités d’autogouvernement et d’individuation (Simondon 2005  ; Simmel 1981, 1999). Ce phénomène progressif est l’inverse de ce que l’on appelle « empowerment » (Bacqué et Biewener 2015), « capacitation[6] » ou encore « pouvoir d’agir[7] » afin de décrire l’augmentation des qualités environnementales et individuelles, le fait de gagner du « pouvoir », des potentialités en tant que citoyen, en tant que personne. C’est pourquoi nous nommons « désempowerment » (Friedmann 1992) cette baisse de potentialités, cette réduction des possibles, entrave à la croissance du développement de soi : un désempowerment progressif qui n’équivaut pas à l’arrêt de l’augmentation des prises disponibles, mais précisément à leur destruction et constitue un phénomène essentiellement problématique, qui croît au cœur des situations d’emprise subies (Chateauraynaud 2015), qui s’enracine dans les habitudes d’actions et de pensée, et ancre dans le rapport à l’environnement un fonctionnement profondément antidémocratique.

En effet, chacun véhicule potentiellement la reproduction de normes sociales dévastatrices, incarnées par exemple dans le sentiment que l’engagement politique est vain, que l’on ne peut rien faire sinon « se faire une bulle » et survivre en défendant son intérêt égoïste et immédiat, un reproche contenu par exemple dans le syndrome NIMBY[8]. Or, développer les dimensions concurrentielles et individualistes des rapports humains et sociaux revient à participer, sans forcément en avoir conscience, à la dégradation de son propre environnement. Ainsi assiste-t-on à la reproduction et à l’extension de logiques de fragmentation et d’opposition formatrices d’individus atomisés, un terreau de l’isolement social ou de la croissance des extrémismes en tout genre.

Cette dégradation de l’environnement est aujourd’hui très problématique. Bruno Latour parle d’ailleurs, au-delà d’une « crise écologique », de transformation irréversible et altérée de notre rapport à l’environnement (Latour 2015). Développer les activités autogouvernées constitue dans ce contexte une reconquête indispensable du pouvoir d’agir qui met en cause les ressources disponibles, les actions et leurs conséquences, et se pose comme corrélat essentiel de la santé humaine.

La nécessité du développement de l’autogouvernement : une question de santé humaine

Les controverses et les incertitudes tissent peu à peu la toile de fond de l’époque contemporaine. On parle de l’impact des diverses pollutions — de l’eau, de la terre, de l’air, de l’alimentation — sur la santé, se manifestant sous la forme de troubles divers, organiques et psychiques. Des questions et des symptômes émergent de manière exponentielle, comme les effets des perturbateurs endocriniens sur la croissance des enfants et des adolescents, les divers troubles d’hypersensibilité, ou encore les effets des cumuls des rejets industriels sur l’organisme[9]. Plus encore, certains événements marquent des précédents assez catastrophiques, comme Tchernobyl, ou certains scandales sanitaires, comme celui du sang contaminé ou des effets de l’amiante, qui mettent à mal l’autorité de la science et l’idéal progressiste depuis déjà quelques décennies. En outre, certaines technologies provoquent de nombreuses réserves, au sein même des équipes de chercheurs qui les développent dans les laboratoires[10], et comptent des incertitudes fortes quant à leur impact sur l’environnement et la santé, voire sur l’avenir de l’espèce humaine. Les choses vont mal, scandent les médias. L’économie est en crise[11]. L’expertise est en crise, la démocratie est en crise. La famille. Les banlieues. L’écologie. La société. On prévoit ce qu’il faut faire pour aujourd’hui, pour demain, pour les « générations futures », pour l’évolution de l’espèce humaine, on parle d’urgence, de risques, etc…. Les situations de « mal-être » se multiplient, avec une explosion du taux de dépressions (Ehrenberg 1998), de souffrance au travail, des situations d’isolement problématiques, un taux inquiétant de suicides au sein des pays pourtant « développés » (Organisation mondiale de la santé (OMS) 2014).

L’hypothèse qui préside ici consiste à considérer une vie comme « normale » lorsqu’elle permet à l’humain de se développer en pleine santé, biologiquement, physiquement et psychiquement. La santé est entendue à la suite de Canguilhem comme débat de normes : le vivant et le milieu ne sont pas normaux pris séparément, c’est leur relation qui les rend normaux l’un et l’autre, et c’est sur le plan de l’expérience que le vivant reconnaît les catégories de santé et de maladie, comme épreuve au sens affectif du terme (2013). Ainsi, il ne s’agit pas de remplacer un idéal quelconque – idéal de bonheur, ou une autre fin cristallisée et prédéfinie- par un autre, mais de se situer dans une perspective d’interactions constantes. Selon John Dewey, cette « renormalisation[12] » passe par le rééquilibrage entre les besoins du sujet et ceux de son environnement. Elle implique de pouvoir rétablir le continuum de son expérience lorsqu’un trouble apparaît (2010). Ceci nécessite de pouvoir agir sur le développement de soi, sur ses conditions de vie, sur son environnement, ce qui n’équivaut pas à revenir à une normalité comme état antérieur mais bien à rétablir une vie « vivable ». L’environnement tel que le conceptualise Dewey signifie bien ce débat de normes permanent, sur le plan biologique comme sur le plan social et politique, l’organisme vivant étant en interaction constante avec l’environnement « naturel » et bien évidemment culturel. Dans une perspective naturaliste héritée de Darwin, Dewey met en perspective l’aspect interactionnel mais aussi transactionnel de la nature, toujours en transformation, et qui met en jeu le rapport entre organismes vivants et environnements, c’est-à-dire le champ des actions et des interactions (1949) ainsi que la question des ressources potentielles ou actualisées.

Ainsi, l’individu fait lui-même partie de son environnement, dans le sens où il en est partie prenante. « Suivant cette perspective, on ne peut dissocier le souci de l’environnement de celui de l’individualité », souligne Joëlle Zask, « une éthique environnementale serait destinée à créer des environnements offrant une palette suffisamment large de ressources d’activités, aussi bien pour les vivants en général que pour l’individuation humaine — laquelle se situe dans le présent comme dans le futur » (2008). C’est l’environnement qui permet que la vie et l’individualité se développent, et cette activité transforme également l’environnement. On peut alors penser l’expérimentation qui vise à résoudre les problèmes qui se font sentir et troublent la continuité de l’expérience de vie comme un processus adaptatif. De ce point de vue, une société réellement démocratique requiert forcément la participation des personnes concernées. En effet, lorsqu’un problème surgit, lorsqu’il y a rupture du continuum de l’expérience, si à ce moment-là le rééquilibrage n’est pas opéré, les personnes concernées ne se trouvent pas en mesure de surmonter les troubles qui les affectent. De ce fait, leurs conditions de santé se dégradent, tout comme leur environnement. Ce « pouvoir » individuel et collectif, entendu chez Dewey comme le fait d’user des ressources disponibles, personnelles et sociales, des opportunités réelles pour agir dans et sur son environnement, est constitutif de l’idée d’autogouvernement, qui se pose alors comme un corrélat essentiel au maintien de la santé humaine et aux processus d’individuation.

Ce que nous nommons « autogouvernement », c’est donc bien le résultat de la transaction entre un environnement et un individu vivant, entre des personnes constituant un public, lorsque les possibilités d’adaptation sont adéquates au développement de leur santé et de leur individualité, au maintien d’un continuum de l’expérience, à une vie « vivable ». Mais c’est aussi cette transaction elle-même, dans son mouvement conscient de résolution d’un trouble, cette activité de renormalisation constante que suppose le développement de la vie, l’activité de choix des conditions de vie communes. L’environnement et la vie sont considérés dans leur transformation réciproque, leur évolution, mettant toujours en jeu le lien entre organisme et environnement. Or, comme nous venons de le voir, l’environnement actuel se rétracte et s’assèche, laissant sur le carreau les individus qui subissent les conséquences de cet appauvrissement. Le problème n’est pas tant les divers troubles actualisés ou potentiels que le manque généralisé de prises afin de les surmonter lorsqu’ils constituent de réelles menaces en matière de santé et de développement de soi. De ce fait, il ne s’agit pas uniquement de mettre en place des processus instituant la participation des citoyens, mais de s’assurer que cette participation s’avère réelle, en termes d’activité, qu’elle puisse influer sur la transformation de l’environnement lorsque celui-ci est menacé, lorsque l’organisme est menacé, que cette menace concerne la santé psychique ou organique. La question de la constitution des publics est ici centrale, afin qu’une enquête puisse se réaliser et déterminer des actions à entreprendre pour améliorer les conditions de vie, pour qu’un quelconque « commun » puisse émerger.

Participation et délibération comme normes d’action publique

Si la participation est un enjeu majeur de la démocratie et du développement de soi, on peut alors penser que la multiplication des dispositifs participatifs est un élément tout à fait adéquat face aux défis contemporains. Et pourtant, instituer la participation ne signifie pas qu’elle se réalise, ou qu’elle est suffisante, comme le montrent d’ailleurs de nombreux travaux en sciences sociales, des critiques théoriques ou des résultats d’enquêtes de terrain[13]. Force est de constater que les processus de délibération institués peinent à inclure le « grand public ». Bien souvent le citoyen lambda, figure phare de la participation citoyenne, est cruellement absent, en dépit des efforts et moyens engagés pour le faire venir. Et pour cause. La participation à ces débats demande un effort, celui de se déplacer, de trouver le temps dans un quotidien potentiellement bien rempli, et les injonctions à participer se multiplient de façon exponentielle. À quoi et pourquoi devrait-on participer ? La définition des questions mises en débat n’est pas structurée par le public et il ne s’agit pas de répondre à une situation ressentie comme problématique afin d’améliorer l’environnement. Or, la détermination des termes du débat est un enjeu essentiel (Skalski 2017). Pourquoi aller « s’approprier » une problématique imposée depuis l’extérieur, répondre à un raisonnement structuré par une administration sectorielle, même si cette problématique embrasse de grands enjeux, si cette dernière ne tient pas compte des priorités imposées par les réalités quotidiennes et des effets de ce désempowerment au travail, dans la famille, dans les modes de vie ? Dans les débats d’infrastructure par exemple, c’est bien souvent le projet lui-même qui constitue le problème en question[14] pour les opposants — un projet qui fait incursion dans le cours de l’expérience pour le perturber. La mobilisation vise alors à ce que les conséquences négatives anticipées ne se réalisent pas. Il s’agit d’« argumenter dans un champs de forces » (Chateauraynaud 2011), d’essayer de peser sur l’action publique par le débat ou par d’autres moyens[15]. De plus, les acteurs locaux, qu’ils soient parties prenantes, élus, associatifs, etc., sont invités en amont à participer au débat et connaissent les enjeux, dont ils peuvent se saisir, et qu’ils ont le temps de mettre à l’épreuve en organisant des réunions, des discussions. L’activité de débat commence pour eux bien avant l’ouverture du débat public. Mais qu’en est-il des « non invités », ceux qui ne bénéficient pas de la possibilité de prendre ce temps d’évaluation, de mise à l’épreuve, d’exercice de prise de parole et d’enquête ? La participation à ces débats multicritères, traversés par la complexité du monde, demande du temps, du travail et l’inscription dans une temporalité qui permette d’y voir clair et de mettre à l’épreuve collectivement les arguments et enjeux. Cette « montée en compétence », que bien des associations participant aux débats publics ont comprise et cultivent, ne peut concerner les citoyens « non associés » ou pire, « désocialisés ». La détermination des termes des débats sans le public et cette mise à distance des conditions sociales qui permettent de favoriser une culture démocratique sont autant de facteurs d’exclusion. Or, l’exclusion de la participation politique et sociale s’avère dévastatrice, creusant les inégalités sociales[16] et détruisant les individualités humaines au fil du désempowerment.

Jefferson avait bien mis en perspective ce caractère social de la participation. Pour lui, il existe ou devrait exister une dimension de gouvernement dans tous les groupes humains, de la famille à l’État (1816). La localité de la participation est en effet un enjeu majeur de la constitution des publics, et les aptitudes à former des jugements politiques ne sont pas antécédentes ou exogènes aux processus politiques mais dérivent d’activités à la fois sociales et cognitives. La compétence délibérative requiert un entraînement, un exercice, une habitude. La mise en place des « petites républiques » dont il parle favorise la définition des enjeux, localement, par les gens concernés, qui connaissent bien ce qu’ils ont sous les yeux et est un moyen de développer la formation de l’esprit public et l’acquisition de compétences et de connaissances par l’exercice, dans une dynamique d’association et de quotidienneté qui réifie l’exercice de la participation. Ainsi, iI ne s’agit pas de considérer le citoyen ordinaire comme omnicompétent ou, à l’inverse, comme totalement abruti, mais de réfléchir sur les conditions de développement de compétences, de savoirs et savoir-faire techniques et politiques. Ces compétences ne sont effectivement pas innées et proviennent de l’expérience, des ressources qui sont disponibles et de leur usage. De ce fait, la question des conditions sociales, de l’éducation, des ouvertures sur les savoirs et les discussions, est primordiale. Autrement dit, le jugement politique se construit dans le cadre d’une activité sociale, qu’elle soit privée ou publique. C’est pourquoi, même les dispositifs mettant en jeu des mini- publics, comme la conférence de citoyens[17], s’ils permettent de mettre en place un groupe délibérant avec une parole légitimée et une montée en compétences au terme d’une formation, ne répondent pas pour autant à cette exigence de quotidienneté de la participation, dont ils constituent une exception[18]…. Comment envisager le lien entre conséquences subies et action publique si les termes des débats ne proviennent pas des publics concernés ? Si une véritable politique de la participation ne structure pas l’ensemble de la société, comment résoudre les problèmes qui malmènent les individualités contemporaines et dont l’isolement est une des figures majeures ?

Le développement de la sociabilité : une condition sine qua non

Si l’on prend la question depuis le quotidien, la catégorie même de « citoyen ordinaire », ou « lambda », perd de sa pertinence. Les conséquences des activités interconnectées peuvent toucher toutes sortes de personnes, quelque soient, leurs domaines d’activités, niveaux d’engagements, ou classes sociales. Bien évidemment, il ne s’agit pas de nier les inégalités de ressources financières, culturelles, conjoncturelles, mais au contraire de les situer au cœur de l’enquête afin d’identifier les troubles et les solutions à expérimenter. Les questions de « prolétarisation[19] » des savoirs, leur fragmentation, les changements dans les modes de vie et les relations sociales, les conséquences de la pollution, etc., touchent d’ailleurs toutes les catégories de population, qui peuvent voir s’installer divers troubles sans pouvoir les identifier. Les conséquences de la pauvreté sur les conditions de vie et la santé sont également diverses et multiformes. C’est au regard d’une enquête incluant les publics concernés que la distribution réelle des opportunités et des moyens d’action permettant de retrouver une vie vivable — lorsqu’elle ne l’est plus — peut être évaluée. Ce qui implique bien évidemment que les politiques publiques ne soient pas uniquement aux mains d’experts, d’élus, ou encore décidées par quelques-uns pour les autres, mais bien qu’elles soient le résultat d’un processus démocratique, qui prenne en compte l’avis des personnes qui subissent les conséquences négatives des activités interconnectées ou qui souhaitent prendre part à la définition des conditions d’existence commune, et qui engage une vision de la démocratie où chacun compte pour un, avec sa singularité et son expérience.

L’autogouvernement suppose en effet de puiser les ressources nécessaires dans l’environnement afin de résoudre les problèmes qui surviennent, de réduire la détresse, de dépasser les situations de rupture afin de rétablir le continuum de l’expérience, que ce soit au niveau privé ou au niveau public. Le fonctionnement est d’ailleurs assez analogue, aux niveaux individuel et collectif. Il s’agit de réunifier les individualités, de réunifier le citoyen et la personne privée. Le premier est l’objet d’injonctions éthiques plus ou moins culpabilisantes et tyranniques, comme le devoir de participer absolument à ce qui est organisé pour lui, d’aller voter, de considérer l’intérêt général, de trier ses déchets, de prendre conscience des enjeux, d’avoir un comportement responsable, d’être un citoyen, d’être un « bon citoyen », etc. La personne « privée » est, quant à elle, bien souvent associée à la sphère de l’intime, ou au reproche implicite de la poursuite des « intérêts personnels » plutôt que de l’« “intérêt général »” Mais il s’agit bien de la même personne, prise dans diverses activités et expériences. Et le fait de considérer un problème comme de l’ordre du privé ou du public ne peut se décider a priori. Dans un cas, il va s’agir de participer aux décisions concernant la communauté et de réguler les activités auxquelles on prend part ou dont on subit les conséquences, que ce soit par exemple par un processus de dialogue, de négociation, ou un recours en justice. Dans l’autre, il s’agit de se coordonner aux autres afin d’identifier les problèmes qui sont subis de manière indirecte et proviennent des activités des autres, et d’agir en commun afin de rétablir un environnement favorable à sa propre individuation. Dans les deux cas, l’interrelation entre l’individu et son environnement est primordiale, et l’un ne peut se penser sans l’autre. Ainsi le « développement » de soi requiert-il un degré suffisant de socialisation, pour d’une part ne pas se voir sombrer dans un isolement destructeur, et pour d’autre part pouvoir communiquer et déterminer de quelle nature sont les problèmes rencontrés, s’ils se constituent comme problème public, et quelles sont les pistes d’actions à mettre en œuvre.

En revanche, si l’environnement, c’est aussi les autres, cette socialisation minimale ne suffit pas. Certaines personnes très socialisées se sentent extrêmement seules et parfois dans une situation de souffrance inquiétante. Les nombreux cas de suicides au travail qui ont fortement marqué l’actualité française cette dernière décennie en sont les tristes exemples. Le contact nécessaire au développement des individualités et à la constitution des publics met également en jeu la qualité de la relation elle-même entre les personnes, la manière dont le lien social structure la société, au-delà de la seule socialisation. Les situations d’isolement ne découlent pas forcément ou pas uniquement d’un défaut de socialisation. L’altération de la qualité des liens entre les personnes, et des processus de sociabilité, que ce soit dans le cadre du travail, des dispositifs politiques ou de la vie quotidienne, est une entrave de taille à l’établissement de modes de vie démocratiques. À la suite de Simmel (1981), nous considérons ici la sociabilité comme relation réciproque, comme forme d’interaction qui se déploie pour elle-même. Cette qualité de relation n’est pas préexistante au fait de fréquenter des gens ou à son propre développement, et sa croissance s’oppose à celle de l’individualisme moral et aux rapports concurrentiels entre des individus atomisés, qui n’entrent plus ou peu en contact entre eux. Tout comme la compétence politique, ce lien ne peut croître en dehors de son exercice. On ne peut prendre plaisir à fréquenter les autres qu’en le faisant, en prenant l’habitude de le faire. La famille, l’amitié, sont autant de formes que la sociabilité peut prendre, au même titre que les rapports que l’on entretient avec la boulangère, ou le voisinage. Participer à un groupe afin de définir ses conditions d’existence demande alors des conditions favorables, suppose que l’échange devienne possible. Tout comme l’activité d’autogouvernement, le développement de la sociabilité requiert des conditions adéquates pour s’épanouir et peut voir toute possibilité d’expansion détruite dans des situations trop défavorables. La réalisation de la démocratie se fait indiscutablement au niveau des mœurs, et demande que chacun puisse réellement participer, prendre part, apporter et recevoir une part (Zask 2011), que ce soit au sein de sa propre famille ou d’un processus de participation politique. Le développement de l’autogouvernement est forcément étroitement lié à celui de la sociabilité.

Politique expérimentale et enquête

Si l’environnement se réduit, il est bien évident que la question qui se pose est la suivante : « Comment favoriser le développement de l’autogouvernement ? ». Comment stopper cet effet de sclérose et favoriser à l’inverse des situations d’empowerment? Si l’individu et son environnement sont en interactivité constante, les réponses à ces questions naviguent elles-mêmes entre l’individu et son appréhension des choses — ses choix, ses actions, etc. —, l’environnement et tout ce qu’il comprend, et les situations d’interactions elles-mêmes.

Comme au niveau biologique (Canguilhem 2013), certaines normes sociales s’avèrent saines et d’autres pathologiques dans un contexte donné. Tenir compte du contexte et des situations d’interactions conduit alors à mener un travail d’enquête, au plus près du réel en train de se déployer, et des personnes concernées. En effet, décider de grands principes rationnels qui soient meilleurs pour l’humanité sans considérer au fil de l’eau les effets des politiques et mesures engagées, et sans donner la voix aux personnes concernées, revient à s’enfermer dans une fiction loin du réel, et corrélativement dans des habitudes de pensée qui en résultent[20]. Autrement dit, il s’agit ici de placer le travail d’enquête au cœur d’une démarche expérimentale qui mesure la pertinence des mesures et des énoncés à l’aune de ce qu’ils provoquent dans le monde, et de réaffirmer l’importance d’une approche pragmatiste du politique. Encore faut-il pouvoir identifier, parmi ces normes en débat, celles dont les conséquences facilitent les capacités d’action et celles qui les aliènent. Il peut en effet s’agir de normes découlant de politiques publiques, de conséquences d’actions diverses ou portées plus ou moins consciemment dans les mœurs, de modes de vies, de croyances partagées. Pour cela, la participation des publics concernés est indispensable, et situe ce travail d’enquête comme activité collective.

En l’occurrence, il apparaît assez clairement que l’insuffisance de sociabilité peut constituer un frein au développement des capacités de penser et d’agir ensemble, au développement de soi et à la participation, sociale comme politique. Or, les normes politiques et sociales ne sont pas sans conséquences sur les modes de vie, sur la qualité des relations humaines, le rapport à l’environnement. Par exemple, retirer les bancs des lieux publics ou construire du mobilier « anti-squat » n’est pas sans impact sur leurs usages et leur publicité, ni encore sur les occasions de rencontre : pour que les gens soient en contact, encore faut-il qu’ils en aient l’occasion. Si l’habitude de rencontre est entravée, comment discuter, communiquer avec les autres et se constituer en public lorsqu’un problème survient ? Bien évidemment, il ne s’agit pas, là encore, de remplacer des critères prédéfinis par d’autres, mais de conduire la politique comme expérimentation en normalisant l’enquête et la participation, en considérant au fur et à mesure des actions réalisées leurs conséquences « en contexte », de manière située. Une première piste à explorer consiste alors à créer des situations favorisant la sociabilité, à infléchir en ce sens l’aménagement du territoire, les politiques publiques et l’action sociale, à encourager les initiatives locales.

Par ailleurs, les habitudes[21] et les croyances peuvent, elles aussi, constituer une entrave au développement de l’autogouvernement, en entraînant le cercle vicieux d’une reproduction de normes qui accroissent le désempowerment. En effet, l’influence des habitudes est décisive, car elles nous relient à nos modes d’actions et déterminent même les canaux dans lesquels la pensée va devoir opérer (Dewey 2010). Il est de ce fait difficile d’envisager une délibération — qu’elle soit individuelle, en son for intérieur, ou collective, publique — sans considérer quels sont ces canaux qui infléchissent les modes de pensée et d’agir. Les habitudes constituent d’ailleurs chez James, « l’énorme volant d’inertie de la société, son agent de conservation le plus précieux » (1890) : elles peuvent nous conduire à poursuivre une voie suite à des choix antérieurs ou habitudes culturelles alors que cette poursuite ne nous convient pas car il n’y en a pas d’autre à laquelle nous soyons aptes et qu’il est trop tard pour tout recommencer.

Aussi devons-nous interroger ces manières de penser et d’agir, que ce soit dans la structuration du langage, des valeurs, ou bien des habitudes quotidiennes qui portent sans le savoir la reproduction de normes et de schémas d’action dont les conséquences sont loin d’être anodines. C’est en effet au quotidien que se travaillent les habitudes d’action et de pensée qui vont construire les croyances, les modes de vie, et vont pouvoir esquisser (ou non) le chantier d’une culture démocratique.

Mettre en place une politique expérimentale avec l’enquête au cœur du travail social et politique, et le développement de l’autogouvernement comme horizon, permet en outre de repenser la démocratie participative ou délibérative. En effet, la participation, comprise comme activité, s’entend aux niveaux social et politique en deçà et au-delà des dispositifs de débat créés pour impliquer les citoyens dans les prises de décision. Autrement dit, la démocratie participative ou délibérative se trouve forcément en échec, notamment des points de vue de la santé et du développement de soi, si elle n’est pas adossée à une politique sociale qui valorise l’autogouvernement et la participation comme activité de vie, revalorisant la socialisation et la sociabilité, et impliquant les personnes concernées dans la définition des troubles et l’identification des solutions. La démocratie procédurale ne peut imposer une démocratie culturelle, et il semble plus que nécessaire de revaloriser le quotidien comme scène sociale et politique majeure, au cœur du développement d’une culture démocratique.

Conclusion : une urgence démocratique

Pour conclure, la notion d’autogouvernement permet de renouveler les réflexions sur la démocratie et la participation politique, prenant tant le point de vue de l’individu que celui de la société et en considérant l’importance du quotidien et du « banal » ou de l’« habituel » au niveau politique et social. Lorsque les ressources disponibles sont en faillite, ancrées dans la réalité sociale, que ce soit par exemple sous forme de croyances, de normes sociales, de ressources financières, ou de sociabilité, les conditions de santé en pâtissent, ce qui ouvre la porte au fatalisme et au désespoir.

Il s’agit précisément de ce qui se joue autour de ces questions liées au « pouvoir », à l’empowerment ou, inversement, au désempowerment des individus et des sociétés. La question des conditions de vie et de santé est de fait intimement liée à l’expérience démocratique, à une participation sociale et politique. Réifier la démocratie dans les modes de vie, c’est précisément offrir de développer l’autogouvernement, les ressources et la contribution singulière de chacun aux interactions de la communauté, c’est permettre de faire société. Sous cet angle, il semble plus qu’indispensable de porter une attention renouvelée à qui fixe les termes du débat et comment ces derniers sont définisdans l’institution des processus de démocratie participative ou délibérative, afin que la participation s’impose comme concept clé « pour surmonter les dysfonctionnements collectifs et les pathologies sociales » (Zask 2015).

Ces considérations ont une conséquence directe sur la manière non seulement de penser le réel et la politique, mais aussi de mettre en œuvre les actions. Autrement dit, il s’agit de regarder les conséquences des politiques publiques et des actions réalisées, et de poser la question suivante : « Cela accroît-il effectivement l’autogouvernement ? » ou « Quelles sont les habitudes de pensées et d’actions qui y soient favorables ou nuisibles ? ». En effet, si la participation s’entend au niveau social comme politique et concerne la vie de tous les jours, il s’agit alors de remettre au cœur du quotidien les interactions indispensables au développement d’une sociabilité minimale, les situations de rencontre et de renforcement de l’autogouvernement. L’attention aux ressources et activités individuelles et sociales constitue un terreau de renouvellement démocratique qui peut orienter tant les politiques publiques que le travail social, les projets associatifs, et qui peut colorer les mœurs. En bref, il semble urgent de placer l’autogouvernement et le développement de la sociabilité comme enjeux démocratiques majeurs, au cœur d’une politique expérimentale.