VariaChronique

"Nevermind" de Nirvana : comment l’underground est devenu mainstream[Notice]

  • Églantine de Boissieu et
  • Catherine Guesde

Nirvana est né en 1987 à Aberdeen (État de Washington), ville grise, humide, célèbre au 19e siècle pour ses bordels pour marins et sa criminalité, et qui ne s’est jamais vraiment remise de la Grande Dépression. Intimement liée à la morosité de la ville, la musique du groupe parle aux jeunes de la région qui se reconnaissent dans la colère exprimée par leurs paroles et leur musique. Rien ne prédispose apparemment ces trois marginaux à devenir les vedettes que l’on sait. Pourtant, quelques mois à peine après sa sortie, leur deuxième album Nevermind détrône Michael Jackson au sommet des charts ; vingt ans plus tard, plus de 30 millions d’exemplaires du disque ont été vendus, et rares sont ceux qui ne connaissent pas le riff d’entrée du célèbre Smells Like Teen Spirit. Ce qui est notable n’est pas tant que des quidams deviennent en peu de temps des vedettes internationales – d’autres ont déjà connu le même sort, Elvis Presley le premier – mais plutôt qu’un groupe émerge depuis une scène underground habituellement close sur elle-même, et fasse éclater au grand jour le style et les valeurs du rock indépendant. Nevermind constitue en ce sens un point de basculement, où l’underground – habituellement peu visible, car produit dans des circuits parallèles – bascule dans le mainstream – littéralement, le courant principal, ce qui touche la majorité. Des notions-clefs telles que « indépendant », « alternatif » et « underground » perdent leur sens traditionnel pour devenir des notions floues, source de débats et de malentendus, et dont le sens doit alors être reprécisé. La réédition de cet album désormais classique nous offre l’occasion de revenir sur cette redistribution des cartes, et de tenter de clarifier cette notion désormais polémique d’ « indépendance » musicale. Revenons rapidement sur l’émergence de la scène dite « indépendante », afin de voir ce que désigne à l’origine l’expression « rock indé ». Dans les années 1980 apparaissent aux États-Unis un ensemble de groupes dont le point commun est, d’une part, une esthétique rock, un son âpre, rebelle, souvent violent, et, d’autre part, la volonté farouche de produire, distribuer et diffuser par leurs propres moyens. Comme le note le journaliste Michael Azerrad dans son histoire de l’underground intitulée Our Band Could Be Your Life : « le rock indépendant se révoltait par le biais de ses sonorités, mais aussi dans sa façon d’être enregistré, distribué, vendu. » L’adjectif « indépendant » désigne alors la conjonction d’un son revêche et d’un circuit de création et de production extérieur au monde des grandes maisons de disques. Ce mode de diffusion des œuvres se caractérise par une éthique forte, le D.I.Y. (pour Do It Yourself, « faites-le vous-même »), méthode qui permet aux artistes de s’assurer du contrôle de toutes les étapes de la création, de la composition au pressage et à la distribution. Nirvana est pétri par cette scène ; on y écoute Sonic Youth et Black Flag, on tourne dans des petites salles où la distinction entre le public et le groupe existe à peine. Le label sur lequel paraît Bleach, premier album du groupe, s’appelle Sub Pop et est un des acteurs majeurs de cette scène. Normalement, Nirvana aurait dû rester un groupe connu seulement au sein de ce circuit alternatif. Que s’est-il donc passé ? Après un premier album au succès inattendu (35 000 exemplaires de Bleach ont été vendus), le groupe attire l’attention de plusieurs grandes maisons de disques, qui flairent le potentiel du trio. Geffen Records, qui a déjà signé Sonic Youth, valeur sûre de la musique underground, parvient à …

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