VariaChronique

Qui a le goût de la politique ?[Notice]

  • Dominic Desroches

L’homme entre dans la vie par le corps. Ce corps a besoin d’aliments pour se conserver, se développer et bouger. Le corps individuel se nourrit et, dans la culture, affine son goût pour les meilleurs aliments. Il sait que la diète et l’exercice sont des facteurs décisifs dans la santé individuelle et collective. La politique d’ailleurs, on ne le dit pas assez, est aussi une affaire de diète, d’exercices et de goût. Les animaux politiques humains utilisent leur flair pour se diriger et choisissent une direction en fonction de l’odeur. Quand l’odeur est repoussante, lorsque les scandales éclaboussent les administrations, les banques et les institutions par exemple, les hommes boudent cet espace et investissent dans la sécurité. Ils préfèrent alors manger rapidement et rentrer ou demeurer à la maison pour cuisiner en privé. Notre texte montrera que la politique, aujourd’hui encore, demeure une affaire de goût. La décadence romaine a trouvé dans les fêtes indécentes, le gaspillage et les excès son expression. On le sait : quand il n’y a plus de tâche ni de rêve pour une société – Rome, à un certain moment de son histoire, avait ressenti les vertiges de la mondialisation car elle possédait toute l’Europe, le nord de l’Afrique et se cherchait en vain un rôle – le peuple désespérait dans le désenchantement, jouissait de combats spectaculaires dans le Colisée et d’orgies privées. L’âge politique était de plus en plus barbare et de moins en moins sain et démocratique. Désabusés, épris de jeux de cirque, les Romains sentaient la fin de quelque chose. Face au déclin de l’Empire, ils se régalaient de combats et du sang et ils voulaient prendre le pouvoir par la force. C’était le temps de la décadence politique. On se demandera si la génération actuelle, prenant conscience d’une mondialisation aux défis insurmontables, n’est pas aux prises avec le retour du spectre romain décadent. Pour le vérifier, on demandera qui donne les banquets et où ils sont donnés. Si les politiques de gauche avaient en commun de viser la croissance, l’engagement et le partage, elles valorisaient, en retour de fortes mobilisations, le banquet commun. Être à gauche consistait à manifester d’abord pour inviter ensuite, lors du grand soir, le plus de monde possible à table, à commencer par ceux qui, plus pauvres, ne mangeaient pas à leur faim. Contrairement à une droite qui privatisait les ressources et valorisait la recherche individuelle du profit, la gauche aimait à se voir généreuse, égalitaire et festive, axée, comme dans un tableau de Bruegel, sur la redistribution des denrées à la « grande table ». Or les temps ont bien changé depuis les révolutions ouvrières ! On voit moins de monde manifester et manger en commun, cela semble devenu inutile. On dirait plutôt que le goût s’est réfugié dans la vie privée et que les scandales, ceux qui ont mené au dernier krach mondial, participent à l’émergence de « gates communities ». Ces communautés fermées, qui réactualisent Épicure sans mesure ni égard à la nature, justifient le repliement d’individus riches aux limites des villes, dans leurs jardins intérieurs, occupés à la culture des plaisirs intimes qu’on ne partagent plus qu’entre amis. S’il y a bien une mode, sur la planète, des clubs de gastronomie privée, à quoi correspond-elle ? Dans un monde où les inégalités augmentent avec la complicité des gouvernements, les citoyens ressentent la « civilisation panique », désertent la vie publique et se tournent vers la casa. Dans un monde où les médias ne rapportent plus que des scandales, beaucoup choisissent le poker, l’émission de cuisine et l’organisation de fêtes privées. Et il …