PolémoscopeCréation

On ne lit jamais deux fois le même poème, suivi de 'poésies'[Notice]

  • Pascale Auger

Partons du postulat suivant : le poème dit le monde, mais ne le dit pas avec le langage du monde et il cherche à provoquer chez son lecteur un état poétique. Inutile de chercher à cerner par l’inventaire le « monde » dont il est question, il est l’objet de tout poème, il est son cœur qui invente et ses battements qui mettent en branle la machine poétique. Cette « machine poétique », (très proche du sens premier du poiema grec) et tel que Paul Valéry la figure dans sa définition du poème comme étant « une sorte de machine à produire l’état poétique au moyen des mots », lit avant d’écrire. Elle est une opération de lecture, un œil qui interprète les traces, les signes et les transforme, au moyen du langage, en poème. Au commencement de l’écriture serait la lecture, acte qui fonderait que le monde a un sens. Qu’avons-nous à lire du monde dans lequel nous vivons et comment l’écrire si jamais il y a quelque chose à en dire ? Quelle machine est apte à créer l’état poétique cher à Paul Valéry chez le lecteur/auditeur/spectateur ? Quoi de plus irritant que de ne pouvoir assister à une lecture, un spectacle de danse, une pièce de théâtre sans dispositif vidéo, sans effets sons/lumières numérisés, sans le recours au multimédia, sans une armada d’inventions technologiques plus astucieuses les unes que les autres ? Et, par ailleurs, quoi de plus ennuyeux qu’un mauvais texte lu par un mauvais comédien (ou un poète mauvais lecteur) dans un silence solennel à la lumière d’une bougie ? Je serais tentée de dire qu’il y a souvent confusion entre les moyens techniques et le cœur du poème. Si « les rimes ne sont pas le gage de la bonne poésie », les installations à grands renforts de moyens technicisés ne sont pas garantes d’une parole poétique neuve et contemporaine. Le « ce par quoi s’accomplit » le monde n’est pas le monde et si l’informatique a changé nombre de nos rapports à la langue, au temps et aux autres, elle n’en supporte pas pour autant toute la charge poétique dure. Comme l’idiot qui regarde le doigt plutôt que la lune, l’inflation technicisante des trente dernières années nourrit un « techno-centrisme » qui éloigne le dehors et fait du dedans un repli pour nombrils fragiles et aventuriers en chambre. L’œil poétique n’en peut mais, la lune est voilée par une forêt de doigts ! Et pourtant comment ignorer ce qui se trame de révolution réelle dans l’utilisation des nouvelles technologies ? Sans remonter à l’invention de l’imprimerie qui, en diffusant massivement les textes, a mis à mal l’épopée en vers et déchargé la poésie de sa fonction de mémorisation, on peut affirmer qu’une véritable révolution esthétique et poétique équivalente s’est produite avec la naissance de l’informatique telle ou à peu près que les avant-gardes des deux derniers siècles l’avaient pressentie : s’affranchissant du mot et/ou de la page le poème se fait signe, son, figure. Ce que François Le Lionnais énonçait dans le premier manifeste de l’Oulipo au sujet des « machines écrivantes » repose sur le « poème généré » dont Raymond Queneau donne un exemple illustre avec  « cent mille milliards de poèmes » et lequel fonctionne sur le principe informatique de permutation. L’informatique permet d’appliquer en l’enrichissant ce principe mais le « poème » ainsi généré reste encore très fidèle à la page-écran. Il faudra attendre les années 1980 et l’apparition des premiers logiciels conçus spécialement pour des applications littéraires et des logiciels de création de textes pour que, de statique …