PrésentationTout sauf l’« amour » ou porter un regard sociologique sur l’intimité amoureuseContentAnything but « Love », or : A Sociological Viewpoint on Love and Intimacy[Notice]

  • Chiara Piazzesi

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  • Chiara Piazzesi
    Département de sociologie et Institut de recherches et d’études féministes, Université du Québec à Montréal, Case postale 8888, succursale Centre-ville, Montréal (Québec), H3C 3P8
    piazzesi.chiara@uqam.ca

De quoi parlons-nous quand nous parlons d’amour ? L’inquiétante question a été posée maintes fois par la tradition de la poésie et de la littérature amoureuse, mais jamais de manière aussi inquiétante que par le court récit de Raymond Carver : What We Talk about When We Talk about Love (1981). Dans le récit, deux couples mènent autour d’une table une conversation bien arrosée, mais nullement gaie ou plaisante, sur l’amour. Dans un crescendo de tristesse et de pathos, les quatre amis dévoilent le malentendu originaire : non seulement ils ne partagent pas la même idée de l’amour, mais ils ne sauraient pas par où commencer, à savoir de quoi ils parlent quand ils parlent d’amour. Un des personnages, Mel, explique avoir aimé sa première épouse plus qu’il ne s’aimait lui-même, et la détester avec toutes ses forces maintenant. Était-ce de l’amour ? Et qu’en est-il de ce qu’il ressent pour sa partenaire ? La vérité, dit-il, est que nous sommes tous des débutants en amour. Nous ne savons pas ce que nous faisons, de quoi nous parlons, nous ne sommes ni cohérents ni transparents. Dans cette introduction, je discuterai tout d’abord des difficultés et des opportunités face auxquelles nous — nous les acteurs ordinaires, nous les acteurs sociologues — posons le paradoxe de Mel, c’est-à-dire la tension entre d’une part l’omniprésence discursive et sémantique de l’amour et d’autre part notre incapacité à savoir de quoi exactement il s’agit. Je montrerai comment le regard sociologique arrive à déjouer efficacement le paradoxe lorsqu’il présuppose que les gens savent parfaitement ce qu’ils font même quand ils travaillent avec des idées divergentes et discordantes sur l’amour. Ainsi, j’inscrirai les articles de ce numéro dans un plus ample aperçu des spécificités de ce regard sur l’intimité amoureuse et sur sa diversité. Pour conclure, je me distancierai sensiblement de l’exercice introductif pour discuter des aspects qui demeurent problématiques dans la plupart des enquêtes sociologiques sur les formes d’intimités. Avec l’espoir de stimuler une réflexion et un débat constructif sur les racines épistémologiques de ces difficultés souvent inaperçues, je proposerai également une voie d’accès à l’intimité alternative à celles qui sont empruntées d’ordinaire en sociologie. On pourrait légitimement se demander si le paradoxe de Mel est la conséquence d’une complexité sociale accrue qui serait propre à la modernité occidentale tardive, et donc si notre tentative constante de réduire et clarifier la multiplicité sémantique dans les choses d’amour pourrait être considérée comme une mesure de simplification qui réagit à la diversité culturelle, à l’individualisation et à l’hédonisme. En réalité, aussitôt qu’on adopte une perspective historique de longue durée, on se rend compte aisément que le questionnement sur la nature de l’amour, sur son quid est, fait partie de la tradition discursive amoureuse dès son commencement, avec le Platon du Banquet et les efforts dialogiques réitérés des convives, et surtout de Socrate, pour se sortir d’une impasse à laquelle il échappe par une mise en suspens de la démarche purement philosophique. Les troubadours et ensuite les poètes du Dolce Stilnovo ont poursuivi cette tradition d’incertitude affectée, les philosophes y ont contribué largement et ne semblent pas cesser de s’y consacrer, les chansons anciennes et nouvelles ne s’en lassent pas. Après plus de vingt-trois siècles de discours occidental sur l’amour, nous demeurons sans réponse qui soit tenue universellement satisfaisante à la question. Le jeu de langage amoureux se poursuit à la très grande satisfaction de tout le monde. Les sociologues ont pourtant raison lorsqu’ils ignorent cette question et ne se soucient guère de lui donner une réponse — lorsqu’ils commencent in medias res, pour ainsi dire. Pourquoi …

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