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Le vieillissement de la population, le processus par lequel les personnes âgées occupent une proportion croissante de la population totale, est un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Plusieurs problèmes déjà documentés sont associés au vieillissement de la population dans les sociétés avancées, dont le ralentissement économique et la pérennité de certains programmes sociaux (Bloom et al., 2010 ; Malmberg, 2010 ; McDonald, 2006 ; OCDE, 2011 ; Werding, 2011). Des deux phénomènes qui contribuent au vieillissement de la population — la montée de l’espérance de vie et la baisse du taux de fécondité —, c’est le second qui s’avère le plus déterminant. Une hausse de la fécondité pourrait donc enrayer, ou du moins amenuiser, le phénomène du vieillissement de la population. Si la réalisation des projets de fécondité[1] dépend de multiples facteurs interreliés et opérant simultanément sur le plan micro, meso et macro sociologique (Sobotka, 2011), l’un de ces facteurs fait l’objet, depuis la dernière décennie, de beaucoup d’intérêt académique : l’effet des politiques familiales sur la fécondité des femmes dans les pays développés.

Bien entendu, l’effet des politiques sur les décisions en matière de fécondité ne s’opère pas en vase clos : l’offre, la structure et la générosité des mesures de soutien aux familles sont intimement liées au contexte socio-institutionnel. Or, depuis les années 1990, la littérature qui porte sur la catégorisation des pays industrialisés en régimes providentiels, avec en tête les travaux de Gøsta Esping-Andersen (voir, entre autres, 1990, 1999), a révélé l’existence de trois modèles[2] : libéral, social-démocrate et conservateur. Des travaux subséquents ont démontré la pertinence d’un quatrième régime, le modèle latin (Ferrera, 1996). C’est précisément dans le but de documenter l’effet hétérogène, et même parfois paradoxal, des politiques familiales sur la fécondité des femmes vivant dans différents contextes socio-institutionnels, que cet article rassemble les littératures qui portent sur l’effet des politiques sur la fécondité, et celles sur l’existence de différents modèles de régime providentiel. L’objectif de cette revue de la littérature est d’apporter certaines nuances aux revues précédentes qui concluent, pratiquement unanimement, à un effet positif, bien que faible, des politiques familiales sur la fécondité, en omettant toutefois de qualifier cet effet. Il est démontré que certaines politiques — dont les services de garde et les transferts monétaires, sous forme d’allocations familiales et de crédit d’impôt — stimulent davantage la fécondité que les primes à la naissance, associées à un changement dans le calendrier des naissances. L’effet des congés parentaux demeure incertain et reste difficile à qualifier. Enfin, la contribution la plus importante de cet article est dans la conceptualisation d’un nouvel outil théorique, la « dématernalisation » des soins, laquelle aurait l’effet le plus déterminant sur les naissances dans les pays développés.

Le texte est divisé autour de l’articulation de quatre idées principales. D’abord, la première partie jette un éclairage sociologique sur les effets tempo et quantum, lesquels sont typiquement étudiés par les démographes. Cette discussion est en quelque sorte un préambule permettant de cerner l’influence potentielle des politiques sur les naissances. L’originalité de la recension des écrits présentée dans la deuxième partie tient au fait que l’effet des politiques sur la fécondité est examiné dans le contexte des régimes providentiels, et que les effets des politiques sur la fécondité sont qualifiés plutôt que quantifiés. Autrement dit, la discussion est centrée autour de l’effet — quantum ou tempo — de certaines politiques sur la fécondité des femmes vivant à l’intérieur de différents contextes institutionnels. La troisième partie porte sur les difficultés inhérentes à l’étude de l’influence des politiques sur la fécondité. Parmi celles-ci, notons les effets contradictoires de politiques similaires, la complexité d’évaluer le sens de la causalité entre les politiques familiales et la fécondité, et la difficulté de généraliser les résultats à partir d’études utilisant des méthodes, des populations et des variables différentes. Enfin, la dernière partie amène la présentation d’un nouveau concept, celui de la « dématernalisation » des soins. Cette notion est un complément à l’idée selon laquelle ce serait d’abord la conciliation travail-famille qui aurait une influence positive sur les naissances. Il est suggéré qu’au-delà de la conciliation travail-famille, c’est davantage la marge de liberté que détiennent les mères face à l’obligation d’offrir des soins qui affecte le plus significativement la fécondité. Autrement dit, les décisions en matière de fécondité seraient moins le fruit de la capacité, pour les femmes, de concilier le travail gratuit et le travail rémunéré, que le soulagement du fardeau lié aux tâches de reproduction sociale. Le concept de dématernalisation permet ainsi de prendre en considération l’effet des stratégies de conciliation travail-famille officieuses, qui jouent parfois un rôle déterminant dans les décisions en matière de fécondité. Ces stratégies incluent l’implication des pères et des grands-parents.

Entre l’effet tempo et l’effet quantum

Les démographes se sont penchés sur deux effets potentiels des politiques familiales sur la fécondité. D’abord, l’effet tempo est dû aux changements dans le calendrier des naissances ; la fécondité serait élevée dans les sociétés où les femmes décident d’enfanter tôt dans leur parcours de vie, et elle serait plus basse dans les sociétés où la maternité survient tardivement. Pourtant, des changements dans le calendrier des naissances n’affectent pas toujours la descendance finale. Ainsi, les démographes se sont également intéressés à l’effet quantum, lié au nombre de naissances de chaque femme au cours de sa vie reproductive.

Les études qui se sont penchées sur l’effet des politiques sur la fécondité en viennent généralement à trois conclusions distinctes. Premièrement, il est possible que les politiques familiales aient un impact positif sur la fécondité, en défamilialisant les soins, ou, dit autrement, en transférant une partie des coûts économiques et sociaux liés à la naissance d’un enfant à l’extérieur de la famille. En France et en Scandinavie, les services de garde et les généreux congés parentaux permettent aux mères d’enfants d’âge préscolaire de demeurer actives sur le marché du travail. Le contexte socio-institutionnel de ces pays, qui permettrait aux femmes de travailler sur le marché tout en élevant leur famille, serait favorable à la fécondité. Dans un deuxième temps, dans certains cas, l’effet des politiques familiales sur la fécondité ne serait que temporaire, créant ainsi un effet tempo — en devançant le moment où les parents décideraient d’avoir leurs enfants. Cet effet serait particulièrement important lorsque les parents craignent que les politiques mises en place ne soient offertes que pour un temps limité (Lattimore et Pobke, 2008). Le « bébé-bonus » australien, la « prime pour les naissances rapprochées » suédoise et les congés parentaux autrichiens sont tous soupçonnés d’avoir eu un impact sur le calendrier des naissances, plutôt que sur la descendance finale. Enfin, il s’avère aussi possible que les politiques familiales, et parfois l’absence de celles-ci, affectent négativement la fécondité. À cet égard, des études démontrent qu’un long congé parental est lié à une faible fécondité dans certains pays industrialisés (D’Addio et d’Ercole, 2005 ; Nizalova, 2000). En Allemagne, en Espagne et en Italie, la difficulté pour les femmes de concilier le travail et la famille aurait un impact négatif sur la marchandisation du travail des femmes, mais aussi sur les taux de fécondité. Les femmes résidant dans ces pays réagiraient à la difficulté de concilier simultanément le travail rémunéré et le travail de reproduction en ayant moins d’enfants.

Dans la revue de la littérature qui suit, nous verrons que les études recensées concluent parfois à 1) un effet quantum, 2) un effet tempo, ou 3) l’absence d’effet des politiques sur la fécondité. D’une part, certaines mesures sont associées à une fécondité plus élevée, dans certains types de régimes providentiels. C’est le cas notamment des mesures financières de soutien aux enfants (sous forme d’allocations, de crédits d’impôts ou de déductions fiscales) et des services de garde, qui sont associés à une fécondité plus élevée dans plusieurs pays. D’autre part, l’effet de certaines politiques est davantage associé au calendrier des naissances, dont les primes à la naissance, et les « bébé-bonus ». Enfin, l’effet des politiques n’est pas systématiquement le même lorsque le contexte institutionnel est changé : des politiques similaires peuvent parfois engendrer des situations sociales différentes. Par exemple, bien que la disponibilité des congés parentaux exerce un effet positif sur le quantum des naissances dans les pays sociaux-démocrates, son effet est beaucoup plus ambigu dans les pays libéraux, en Allemagne et en Autriche. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle les politiques n’exercent pas d’influence sur la fécondité obtient également du soutien. En Allemagne et en Autriche, il semblerait que la venue d’un enfant porte atteinte à la conciliation travail-famille et même lorsque des politiques de conciliation travail-famille sont offertes aux familles, elles n’exercent pas une influence positive sur la fécondité. Cette dernière observation pousse à croire que ce ne sont pas les politiques de conciliation travail-famille en elles-mêmes qui exercent un effet positif sur les naissances, mais plutôt le degré de dématernalisation résultant de la mise en place de ces politiques. Or, dans certains pays, l’implication des pères et des grands-parents dans les tâches de reproduction sociale exerce parfois un effet plus important sur la fécondité que la mise en place de politiques de conciliation travail-famille « officielles », comme les services de garde.

Politiques publiques et fécondité dans les trois mondes de l’État-providence

Débutons d’abord avec un examen des études comparatives conduites dans les pays de l’OCDE et des revues de littérature précédentes. Rappelons ici que les revues de littérature concluent typiquement à un effet positif, bien que limité, des politiques familiales sur la fécondité, en qualifiant rarement la nature de cet effet (Gauthier et Hatzius, 1997 ; Gauthier, 2007 ; OCDE, 2011, Sleebos, 2003 ; Sobotka, 2011 ; Thévenon et Gauthier, 2011). Trois politiques font l’objet d’une attention académique particulière.

Premièrement, les allocations familiales semblent avoir une influence positive — bien que minime — sur la fécondité. À cet égard, Gauthier et Hatzius (1997) avaient estimé à la fin des années 1990 qu’une augmentation de 25 % dans le montant des allocations familiales se traduirait, à long terme, par une augmentation de l’indice synthétique de fécondité de 0,07 dans 22 pays industrialisés. Luci et Thévenon (2012) estiment que les allocations offertes sur une longue période pendant l’enfance exercent un effet quantum plus important que les allocations ponctuelles, offertes uniquement à la naissance. Pourtant, Thévenon et Gauthier (2011) concluaient dans des travaux précédents que l’effet des allocations était davantage le résultat d’un changement dans le calendrier des naissances que dans la descendance finale, notamment parce qu’elles ne couvraient qu’une faible partie des coûts[3] engendrés par la naissance d’un enfant. Qu’il soit de type tempo ou quantum, l’effet des allocations familiales sur la fécondité demeure l’objet de débats : selon Kalwij (2010), une bonification des allocations familiales n’aurait aucun effet significatif sur le calendrier des naissances ou la descendance finale des Européennes.

En ce qui a trait à la seconde politique suscitant beaucoup d’intérêt scientifique, les congés parentaux, leur effet, le cas échéant, serait limité au calendrier des naissances. Kalwij (2010) soutient qu’une augmentation de 10 % dans le montant des prestations des congés de maternité et des congés parentaux diminue de 3,2 % la proportion de femmes, âgées entre 36 et 40 ans, qui n’ont pas eu d’enfant, sans toutefois augmenter le quantum des naissances. Cette remarque concernant la probabilité d’un effet de calendrier provoqué par les prestations est partagée par Luci et Thévenon (2012). Étonnamment, d’Addio et d’Ercole (2005) démontrent qu’un long congé parental exerce un effet négatif sur la fécondité dans les pays développés.

Enfin, la seule politique qui semble faire consensus quant à son effet positif sur la fécondité est celle de la disponibilité des services de garde, que ce soit sous forme d’allocations pour garde d’enfants (Sleebos, 2003) ou par la mise en place de services institutionnalisés (Castles, 2003 ; Apps et Rees, 2004), particulièrement chez les enfants de moins de trois ans (Luci et Thévenon, 2012). Plus globalement, Castles (2003) constate une forte association entre la fécondité et les politiques de conciliation travail-famille, observation confirmée par une pluralité de travaux subséquents (OCDE, 2011 ; Sobotka, 2011 ; Thévenon et Gauthier, 2011 ; Luci et Thévenon, 2012). La prochaine section examine les déterminants de la fécondité dans le contexte des différents modèles de régime providentiel. Cet exercice permettra de mettre en relief les effets variables et parfois contradictoires des politiques sur la fécondité.

Les pays sociaux-démocrates

Les pays sociaux-démocrates (les pays nordiques) partagent une longue tradition en ce qui a trait à la générosité des mesures de soutien offertes aux familles. Ces mesures ne reflètent pas des ambitions pronatalistes, mais bien une préoccupation pour l’équité entre les genres (McDonald, 2000 ; 2006) et le bien-être des enfants (Rønsen, 2004). C’est la Norvège qui, parmi ces pays, offre les politiques familiales les plus généreuses, lesquelles prônent à la fois l’égalité entre les genres et la possibilité pour les femmes de se vouer aux soins de leurs enfants. Depuis 1998, la Norvège offre des prestations aux familles qui souhaitent garder leur nourrisson âgé de 12 à 36 mois à la maison. Par cette initiative, le gouvernement désire compenser les parents qui préfèrent s’occuper eux-mêmes de leur enfant ou qui, faute de disponibilité, n’ont pas réussi à accéder au réseau de services de garde subventionnés par l’État (Aassve et Lappegård, 2009 ; Lappegård, 2010). Cette mesure a fait l’objet de vives critiques, parce qu’elle incite les femmes à se retirer du marché du travail pour prodiguer des soins. À cet égard, Aassve et Lappegård (2009) démontrent bien que les femmes peu instruites et qui gagnent de faibles salaires sont les premières à se prévaloir de l’allocation norvégienne pour la garde des enfants. Or, l’utilisation de cette allocation est également associée à un effet de calendrier sur la naissance des enfants : les couples qui se prévalent de cette mesure agrandissent leur famille plus rapidement que les autres. Puisque, selon les auteurs, le calendrier des naissances a souvent un impact sur la descendance finale, il apparaît plausible que l’allocation ait un effet positif sur la fécondité totale.

La politique familiale norvégienne offre également de généreux congés parentaux et des services de garde subventionnés. Lappegård (2010) montre que les couples réagissent différemment aux politiques familiales qui leur sont offertes. En ce qui concerne le congé parental, les couples dont au moins la mère utilise le congé choisissent davantage d’avoir un second enfant que les couples dont aucun des deux conjoints ne se prévaut du congé. Pourtant, la corrélation entre l’utilisation du congé parental et les troisièmes naissances est inversée : le fait de ne pas se prévaloir du congé semble exercer un effet positif sur la naissance du troisième enfant. Autrement dit, l’utilisation du congé parental exerce une influence positive sur la naissance du second enfant, alors que la naissance du troisième enfant n’est pas affectée par l’utilisation du congé. S’ajoute à la complexité des liens de causalité entre l’utilisation du congé parental et la fécondité le fait que la durée du congé utilisé par le père affecte la fécondité. Cette dernière remarque concorde en tous points avec d’autres études effectuées en Norvège et en Suède (Duvander et Andersson, 2005 ; Duvander et al., 2010) qui suggèrent que l’utilisation du congé parental par les pères est corrélée aux secondes et troisièmes naissances.

L’effet supposé de la disponibilité des services de garde sur la fécondité des femmes dans les pays nordiques est contradictoire d’une étude à une autre. Par exemple, en Norvège, l’étude de Lappegård (2010) ne trouve aucune association entre la disponibilité des services de garde et la fécondité, alors que d’autres (Rindfuss et al., 2007 ; Rindfuss et al., 2010) concluent que la disponibilité des services de garde exerce un effet positif sur la première naissance. De même, alors qu’Andersson et al. (2004) soutiennent que la disponibilité des services de garde n’affecte pas la fécondité en Norvège, Mörk et al. (2009) arguent que la fécondité a grimpé d’environ 5 % à la suite de la réduction des coûts des services de garde en 2001. Bref, même lorsque deux pays appartiennent au même type de régime providentiel, l’effet d’une politique spécifique sur la fécondité peut changer.

Si les tendances en matière de fécondité entre la Suède et la Norvège sont généralement similaires et synchronisées, l’introduction d’une nouvelle prestation en Suède dans les années 1980 a provoqué des bouleversements dans le calendrier des naissances (Andersson, 2004). En effet, un des volets spécifiques du congé parental suédois dans les années 1980 était la « prime pour les naissances rapprochées » introduite précisément dans le but d’inciter les femmes à diminuer l’intervalle entre les grossesses. Les femmes qui choisissaient d’avoir des enfants sur une courte période se voyaient garantir le montant de leurs prestations de congé parental. Cette mesure constituait une prime si le parent en congé gagnait un salaire modeste (ou aucun salaire) entre les deux naissances (Andersson et al., 2006). Les études démontrent un effet causal entre ce changement de politique et les comportements des couples en matière de fécondité : des comparaisons transversales entre la Suède, la Norvège et le Danemark démontrent que l’introduction de cette prime a exercé un effet positif sur le tempo des naissances en Suède, et peut-être même sur leur quantum (Andersson, 2004).

Pour résumer, les pays socio-démocrates offrent, selon les pays, quatre types de politique de soutien explicite aux familles : les prestations monétaires pour la garde d’enfants ; les services de garde institutionnalisés ; les congés parentaux ; et la prime suédoise pour les naissances rapprochées. Toutes ces politiques semblent avoir un effet positif sur la fécondité, bien que cet effet soit difficilement quantifiable, ou qualifiable. Les prestations monétaires norvégiennes et la prime suédoise sont d’emblée associées à un effet de calendrier, bien que l’hypothèse d’un effet quantum demeure possible. Par ailleurs, les études qui se sont penchées sur l’impact de la disponibilité des services de garde sur la fécondité ont produit des conclusions contradictoires, notamment en Norvège. Si la disponibilité des services de garde peut parfois exercer une influence sur la transition à la parentalité, la réduction des coûts de ces services provoquerait un effet quantum. Enfin, les congés parentaux semblent avoir un effet quantum sur la fécondité des femmes vivant dans les pays nordiques. L’effet des congés varie cependant sur le rang de naissance des enfants ; si l’utilisation du congé parental aide à faire naître le second enfant, au contraire, le fait de ne pas se prévaloir du congé parental influence positivement la naissance du troisième bébé. Enfin, l’utilisation par le père du congé parental exerce un effet positif sur le nombre de naissances.

Les pays libéraux

Les études qui se penchent sur l’effet des politiques familiales sur la fécondité ne sont pas aussi nombreuses dans les pays libéraux. Une préoccupation constante dans ces pays concerne l’effet exercé par l’introduction de crédits d’impôt sur la fécondité des familles à faible revenu. À cet égard, les études démontrent que les paiements de transfert différenciés selon le nombre d’enfants ont un effet positif, bien que non intentionnel, sur la fécondité. Aux États-Unis, la bonification, dans les années 1990, du crédit d’impôt pour les foyers dans lesquels au moins une personne travaille, le Earned Income Tax Credit (EITC) — a provoqué une hausse des premières naissances chez les femmes mariées, et plus particulièrement chez celles qui ne sont pas blanches. En effet, les critères d’admissibilité au crédit ont été changés en 1990 : dans sa forme initiale, le EITC était attribué uniquement aux personnes ayant des enfants. À partir de 1990, on tient compte du nombre d’enfants pour déterminer le montant versé. Ainsi, entre 1990 et 1999, le crédit maximum pour une personne ayant la charge d’un enfant est passé de 943 $ à 2 312 $ tandis que le crédit obtenu pour le deuxième enfant est passé de 0 $ à 1 504 $ (Baughman et Dickert-Conlin, 2003). De même, au Royaume-Uni, l’introduction d’un crédit d’impôt similaire, le Working Families Tax Credit, a aussi eu un effet positif sur les naissances, bien que les études qui portent sur cette mesure se contredisent à savoir si ce sont les premières naissances qui ont augmenté (Brewer et al., 2007) ou les naissances subséquentes (Ohinata, 2007).

En ce qui concerne les congés parentaux, ils sont généralement de courte durée dans les pays libéraux, peu rétribués et le versement des prestations est conditionnel à la participation au marché du travail (Thévenon, 2011b). Leur effet sur la fécondité est également variable. Aux États-Unis, le Family Medical and Leave Act, introduit en 1993, offre aux travailleurs qui oeuvrent dans des entreprises de plus de 50 employés la possibilité de bénéficier de 12 semaines de congé non payé. Même si les Américaines ne choisissent pas leur employeur en fonction du fait qu’il offre des congés de maternité ou non, la disponibilité de ces derniers semble avoir un effet positif sur la fécondité, bien que la transition à la maternité ne soit pas affectée par la possibilité de bénéficier de tels congés (Averett et Whittington, 2001). La situation est différente en Grande-Bretagne, où la disponibilité du congé de maternité exerce un effet positif sur la naissance d’un premier enfant (Zabel, 2009). En Australie, jusqu’aux réformes introduites en 2011, même si les congés non rémunérés étaient relativement longs, seules les employées oeuvrant dans le secteur public avaient la garantie de pouvoir jouir d’un congé rémunéré. Les Australiennes de moins de 25 ans semblaient alors influencées par la disponibilité d’un congé payé ou non dans leur fécondité, alors que les Australiennes âgées entre 25 et 35 ans étaient davantage influencées par la disponibilité du congé non rémunéré (Risse, 2006).

Il n’y a qu’au Canada que la disponibilité des congés de maternité ne semble pas avoir d’effet sur la fécondité (Phipps, 2000). Au Canada, le programme des congés parentaux est lié à celui de l’assurance-emploi (auparavant l’assurance-chômage). L’analyse de micro-données datant de la fin des années 1980 a démontré que la fécondité des Canadiennes n’était pas affectée par les prestations des congés et que les femmes n’ajustaient pas leur comportement sur le marché du travail en vue de pouvoir bénéficier des congés lorsque le programme de l’assurance-chômage était en vigueur. Ces observations ne s’appliquent toutefois pas au cas du Québec, où la bonification des congés parentaux au début des années 2000 a eu un effet positif sur la fécondité et sur la participation des femmes au marché du travail (Ang, 2009 ; Lapierre-Adamcyk, 2011).

L’effet de l’introduction d’un « bébé-bonus » sur la fécondité au Canada et en Australie — en 1988 et en 2004 respectivement — fait l’objet de beaucoup de curiosité académique. Si le Québec — la province canadienne où la prime à la naissance fut introduite — et l’Australie appartiennent au même type de régime libéral, l’effet du bonus sur la fécondité ne fut toutefois pas le même. En Australie, la prime de 3000 $[4] versée aux mères pour chaque naissance fut mise en place en 2004 avec des objectifs pronatalistes. Les études ont démontré que la prime n’avait eu qu’un effet modeste sur la fécondité. Alors que certains arguent que la prime exerce un effet positif sur la fécondité, et tout particulièrement sur les secondes et les troisièmes naissances (Drago et al., 2009 et Lain et al., 2009), d’autres estiment que cet effet n’est pas significatif (Parr et Guest, 2011).

Au Québec, c’est en 1988 que le gouvernement du Québec a annoncé la mise en place d’une allocation à la naissance, également avec des visées pronatalistes. À l’origine, les femmes recevaient 500 $ à la naissance de leur premier enfant, 500 $ au second et 3000 $ pour la troisième naissance et les suivantes. Les économistes ont pour la plupart argué que cette mesure avait fait augmenter la fécondité des Québécoises. Milligan (2002, 2005) démontre que l’écart entre la fécondité des Québécoises et celles des femmes du Reste du Canada (ROC) s’est rétréci de 86 %, passant de 0, 29 à 0, 041 enfant entre 1989 et 1996. Au début des années 2000, Duclos et al. (2001) avaient d’ailleurs démontré que des prestations familiales généreuses engendraient des effets positifs sur la fécondité, en particulier sur les troisièmes naissances. Kearns (1996) suggère également que l’allocation généreuse a contré le déclin constant des troisièmes naissances. Toutefois, une étude récente de Lapierre-Adamcyk (2011) indique que la progression historique du développement de la politique familiale au Québec était associée à un effet quantum. Si Lapierre-Adamcyk démontre l’effet positif du bébé-bonus sur la fécondité de la génération des femmes ayant pu en bénéficier, elle note également que les générations plus récentes, qui ont pu jouir de généreux congés parentaux et de la disponibilité de services de garde à faible coût, ont eu une fécondité totale encore plus élevée.

Pour résumer, l’effet de trois types de politiques familiales sur la fécondité des femmes vivant dans des pays libéraux a fait l’objet de divers travaux didactiques : les crédits d’impôt, les congés parentaux et les bébé-bonus. Ces trois politiques ont eu un effet positif sur la fécondité, effet qui est encore une fois difficilement qualifiable. Les différentes réformes introduites dans les systèmes des paiements de transfert dans les pays libéraux — et qui visaient à encourager une participation accrue des femmes sur le marché du travail — ont involontairement fait augmenter les naissances chez les femmes mariées et chez les familles à faible revenu. Cette première observation confirme partiellement l’hypothèse d’un effet positif des politiques sur le quantum des naissances. Par ailleurs, l’effet des congés de maternité sur la fécondité est teinté par plusieurs variables, dont le rang de naissance, l’âge des femmes et le statut d’emploi. En ce qui a trait au « bébé-bonus », la hausse des naissances enregistrée à la suite de son introduction semble s’apparenter à la fois à un effet tempo et à un faible effet quantum. À cet égard, Gans et Leigh (2009) démontrent que l’annonce de la mise en place du bébé-bonus australien a provoqué un « effet d’entrée » lorsqu’environ 1000 naissances ont été déplacées afin que les parents puissent jouir de la nouvelle mesure. Ainsi, environ 6 % des naissances qui auraient du survenir le mois précédant l’introduction de la prime ont été reportées[5]. Tout compte fait, dans les pays libéraux, l’hypothèse d’un effet tempo des politiques sur la fécondité est aussi plausible que l’hypothèse d’un effet quantum : même si la disponibilité des congés de maternité contribue généralement à augmenter la fécondité, il est probable que l’effet de la prime à la naissance sur la fécondité porte sur le calendrier des naissances plutôt que sur la descendance finale.

Les pays conservateurs

Si Esping-Andersen (1990) regroupe l’Allemagne, l’Italie et la France sous le même modèle corporatiste, dans toutes les autres typologies, ces trois pays apparaissent dans différents régimes (voir entre autres Gornick et al., 1997 ; Hantrais, 2004 ; Mathieu, 2003 ; Thévenon, 2011b). En ce qui concerne la France, les taux de fécondité y sont parmi les plus élevés en Europe et dans les pays de l’OCDE. Pourtant, plusieurs tendances observées dans les pays occidentaux et relatives à la désinstitutionnalisation de la famille (Roussel, 1989) — la montée des naissances hors mariage, l’utilisation massive de moyens de contraception, le déclin du mariage et la montée du divorce — sont également vécues en France. Tout comme dans les autres pays développés, les jeunes Françaises étudient de plus en plus longtemps, retardent leur entrée sur le marché du travail et enfantent de plus en plus tard dans leur parcours de vie (Thévenon 2011a ; Toulemont et al., 2008). La France a tout de même conservé une fécondité élevée en comparaison d’autres pays européens ; les Françaises renoncent aussi moins souvent à la maternité, et la proportion de familles à trois enfants demeure plus élevée en France que dans la plupart des autres pays européens (Thévenon, 2011a).

Plusieurs analystes ont déjà souligné la complexité du système de politiques françaises, qui compte une trentaine de mesures visant à soutenir les familles. Aussi, la rareté des études qui se penchent sur l’effet de politiques singulières sur la fécondité des Françaises n’est donc pas surprenante. Breton et Prioux (2005) démontrent que les mesures visant à accroître les troisièmes naissances ont eu un effet positif sur le calendrier des naissances. Ces mesures, et tout particulièrement celle de l’allocation parentale d’éducation (APE) dans sa forme originale, auraient même contribué à la légère augmentation dans les probabilités de troisièmes naissances. De 1985 à 1993, l’APE était versée lorsqu’un l’un des parents cessait son activité professionnelle pour élever au moins trois enfants. En 1994, les critères d’admissibilité à la prestation changèrent et même les familles avec deux enfants purent se qualifier pour l’obtention de l’allocation. Dès lors, les probabilités pour les femmes d’enfanter une troisième fois diminuèrent.

En dépit du défi que représente l’évaluation de l’effet de politiques singulières sur la fécondité des Françaises, il est clair que la France a réussi à créer un environnement favorable à la maternité et à la vie familiale (Letablier, 2003). La France a une longue tradition en matière de politiques familiales et si, à l’origine, les politiques familiales françaises visaient à soutenir le modèle traditionnel de l’homme gagne-pain (Letablier, 2003), depuis les années 1970, les politiques mises en place favorisent la participation accrue des femmes au marché de l’emploi. Les normes culturelles relativement à la garde des enfants à l’extérieur du foyer familial et les attitudes envers les mères actives sur le marché du travail favorisent à la fois le travail des femmes et la fécondité (Fagnani 2002, 2007 ; Salles et al., 2007).

En Allemagne, la majorité des femmes estiment que les soins aux enfants de moins de trois ans doivent être prodigués par leur mère (Fagnani, 2002, 2007 ; Salles et al., 2007). Cette attitude défavorable envers la garde des enfants à l’extérieur de la résidence familiale pourrait expliquer l’absence d’un effet quelconque de la disponibilité des services de garde sur la fécondité (Hank et Kreynefeld, 2003). Les services de garde allemands visent davantage le développement de l’enfant que la conciliation travail-famille ; ainsi, les heures d’ouverture des services de garde sont parfois si limitées que les mères ont même de la difficulté à occuper un emploi à temps partiel (Hank et Kreyendeld, 2003). Même lorsque les Allemandes bénéficient d’une place en service de garde pour leurs enfants, elles préfèrent s’occuper elles-mêmes de ceux-ci. Dans le contexte allemand, l’augmentation du nombre de places en garderie ne ferait qu’augmenter la participation des femmes au marché du travail (Haan et Wrohlich, 2011). Seule la fécondité des femmes sans enfant et des femmes très instruites serait positivement affectée par une telle mesure (Haan et Wrohlich, 2011).

Le congé parental allemand, qui offrait jusqu’à la réforme de 2007 vingt-quatre mois de « salaire parental », n’est pas lié à une fécondité élevée. De même, les multiples changements mis en place dans la législation du congé parental- qui éloignent cette politique du modèle de l’homme gagne-pain (Erler, 2009), ne sont pas liés à une hausse de la fécondité. Salles et al. (2010) rapportent que la fécondité n’a augmenté que de 1,8 % en 2007, et qu’elle a par la suite diminué de 1,1 % l’année suivante.

En revanche, l’extension du congé parental de un à deux ans en Autriche au milieu des années 1990 a amené plusieurs femmes à augmenter la cadence de leurs naissances (Hoem et al., 2001 ; Lalive et Zweimüller, 2005). En Autriche, une diminution de l’espacement entre les naissances a également conduit à une augmentation de la fécondité : selon Lalive et Zweimüller (2005), 36 mois après la naissance d’un enfant, la probabilité d’avoir un nouvel enfant est 5 % plus élevée pour les femmes qui ont bénéficié d’un congé parental plus long par rapport aux femmes qui n’ont pas pu bénéficier de l’allongement de ce congé. Qui plus est, l’effet de la réforme ne serait pas seulement lié au calendrier des naissances, puisque dix ans après la mise en place de la réforme autrichienne, la proportion de femmes ayant eu un autre enfant est toujours 3,9 % plus élevée pour les femmes ayant bénéficié de la réforme que pour celles n’en ayant pas bénéficié.

Quelle synthèse pouvons-nous faire de l’effet des politiques familiales sur la fécondité des femmes en Europe continentale ? Tout d’abord, l’APE française qui versait, dans sa forme initiale, une prestation à la suite de la naissance du troisième enfant, a eu un effet positif sur la fécondité, jusqu’aux réformes introduites en 1994. En ce qui a trait aux services de garde, leur disponibilité ne semble pas affecter la fécondité des Allemandes, en raison de la forte prescription selon laquelle les femmes doivent s’occuper de leur poupon. Ainsi, l’effet positif qu’exerçait l’offre de services de garde sur la fécondité des femmes dans certains pays sociaux-démocrates comme la Norvège ne prévaut pas en Allemagne. Enfin, en ce qui concerne les congés parentaux, ils n’ont d’effet ni sur le tempo ni sur le quantum des naissances en Allemagne, alors qu’en Autriche, c’est tout le contraire.

Les pays latins

Dans les pays de l’Europe du Sud, la famille est considérée comme l’institution responsable du bien-être des individus ; ainsi les femmes y sont perçues comme des travailleuses ou des mères, mais rarement les deux simultanément. En Grèce, même si l’État défamilialise une partie importante des coûts économiques associés à la reproduction sociale, il favorise simultanément le familialisme dans l’accomplissement des tâches de soins pour les enfants. En effet, les congés parentaux grecs sont généreux si on les compare à ceux des autres pays : au total, les familles ont droit à environ cinq ans de congé, ce qui amène certains analystes à arguer que la Grèce rejoint la Finlande, la Norvège et la Suède dans la générosité des congés parentaux[6]. Le soutien étatique apporté aux familles ne se traduit toutefois pas par une plus grande défamilialisation des soins aux enfants à l’extérieur du foyer parental. Les services de garde sont rares en Grèce, et la plupart des nourrissons demeurent auprès de leur mère, même après la fin du congé de maternité. Karamessini (2008) rapporte que seulement 10 % des enfants âgés de 0 à 2 ans fréquentent des services de garde, privés et publics. Cette constatation reflète la perception négative des Grecs face à la défamilialisation des soins pour les enfants de moins de 3 ans. La faible disponibilité des services de garde dans ce pays ne peut donc pas être expliquée par la position réfractaire du gouvernement face à la mise en place de services répondant à des besoins grandissants ; les attitudes sociales défavorables des Grecs à l’égard des soins prodigués aux jeunes enfants par une personne autre que la mère seraient tout aussi importantes. Aucune recherche ne s’est encore penchée sur l’effet de politiques singulières sur la fécondité des Grecques.

De même, peu d’études examinent l’impact de politiques familiales spécifiques sur la fécondité des Italiennes et des Espagnoles. Les rares recherches sur le sujet portent sur l’effet de l’impôt et de la disponibilité des services de garde sur la fécondité. En Espagne, le gouvernement a introduit une réforme en 2003 dans le système fiscal, afin de contrer le double problème de la faible fécondité et de la faible participation des femmes au marché du travail. Les ménages avec enfants ont alors vu leur réduction fiscale augmenter. Chaque enfant de moins de trois ans dont la mère était active sur le marché du travail a, dès lors, reçu un supplément de revenu. À la suite de cette réforme, la fécondité des Espagnoles a fait un bond de 5 à 6 naissances pour 1000 femmes (Azmat et González, 2010).

En Espagne et en Italie, la disponibilité des services de garde est associée à une hausse de la fécondité. En Espagne, les couples dont les deux conjoints sont actifs sur le marché du travail et qui utilisent des services de garde sont davantage susceptibles d’avoir un autre enfant (Cooke, 2008) ; chaque hausse de 1 % dans la proportion d’enfants utilisant un service de garde est associée à une augmentation du risque relatif de conception de 5 % (Baizán, 2009). Ce n’est pas seulement la disponibilité des services de garde institutionnalisés qui influe sur la fécondité. Tout comme en Espagne et en Grèce, l’Italie ne compte que très peu de services de garde publics : seulement 6 % des enfants de moins de 3 ans utilisent ces services (Nishioka, 2003). Puisque les services de garde sont répartis inégalement dans les différentes régions et que les garderies privées restent rares et coûteuses, le taux d’utilisation varie et les besoins ne sont pas comblés. Devant une telle situation, de nombreuses jeunes femmes actives sur le marché du travail confient leurs enfants à leur mère (Nishioka, 2003). Or, le soutien des grands-parents augmente la probabilité pour les femmes de procréer ; cet effet semble même plus important que l’impact de la disponibilité de soins formels (Del Boca, 2002).

En résumé, si les études qui se penchent sur l’effet de politiques familiales spécifiques sur la fécondité des Européennes du Sud demeurent rares, la littérature démontre néanmoins que la très faible fécondité enregistrée en Italie, en Espagne et en Grèce est le résultat d’attitudes familialistes persistantes (voir par exemple Billari, 2008 ; Castle, 2003 ; Neyer, 2003). En ce sens, l’hypothèse selon laquelle l’absence de politiques familiales exerce un effet négatif sur la fécondité semble prévaloir dans les pays latins. Cela dit, des réformes dans le système fiscal peuvent être associées à une hausse de la fécondité des Espagnoles depuis 2003. L’offre de services de garde, qu’ils soient institutionnalisés ou qu’ils proviennent de la disponibilité des grands-parents à s’occuper de leurs petits-enfants, augmente le risque de conception.

Les difficultés inhérentes à l’examen de l’effet des politiques sur la fécondité

Cette revue de la littérature a permis de constater que l’effet des différentes politiques familiales sur la fécondité n’est pas homogène, et qu’il varie selon le régime providentiel. Plusieurs défis se posent aux chercheurs qui s’intéressent à ce sujet. Premièrement, l’effet de politiques similaires varie à la fois entre différents régimes providentiels et à l’intérieur de ceux-ci. L’effet des services de garde sur la fécondité est un exemple éloquent. Plusieurs études comparatives et revues de la littérature précédentes avaient conclu à un effet positif de la disponibilité des services de garde sur la fécondité. Si, en Allemagne, l’effet de la disponibilité des services de garde sur la fécondité n’est pas significatif (Hank et Kreyenfeld, 2001), les Norvégiennes qui ont accès à de tels services augmentent la probabilité d’avoir un premier enfant (Rindfuss et al., 2007), alors que les mères espagnoles qui utilisent un service de garde sont davantage susceptibles d’avoir un autre enfant (Cooke, 2008). Ces résultats contradictoires sur l’effet de la disponibilité des services de garde ne proviennent pas de l’articulation différenciée qui existe entre l’État, le marché et la famille dans ces trois pays. Même au sein des pays appartenant au modèle social-démocrate, deux études démontrent que les services de garde exercent un effet positif sur la fécondité (Rindfuss et al., 2007 ; Rindfuss et al., 2010), tandis que deux autres en viennent à une conclusion diamétralement opposée (Andersson et al., 2004 ; Lappegård, 2010).

Des mesures mises en place dans deux régimes providentiels distincts et pour pallier les problématiques différentes peuvent également amener un effet similaire sur la fécondité. Le prolongement du congé parental autrichien au milieu des années 1990 a amené plusieurs femmes à diminuer l’espacement entre les naissances, provoquant ainsi un effet de calendrier, un comportement très similaire à celui des Suédoises dans les années 1980, à la suite de l’introduction de la prime pour les naissances rapprochées. Pourtant, les motivations sous-jacentes à l’introduction de ces deux politiques familiales étaient différentes. Dans le cas de l’Autriche, le prolongement du congé parental visait à maintenir les femmes à la maison le plus longtemps possible après la naissance de leur enfant, en renforçant la séparation entre la maternité et la participation au marché de l’emploi. Dans le cas de la Suède, la mise en place de la prime pour les naissances rapprochées tentait d’inciter les femmes à avoir leurs enfants sur une courte période de temps.

Par ailleurs, le sens de la causalité entre les politiques et les situations sociales est souvent difficile à évaluer (Castles, 2003). Les services aux familles seront plus nombreux et généreux dans les sociétés, ceteris paribus, où la population est plus jeune. La disponibilité de certains services et la générosité des prestations versées aux familles seraient ainsi le résultat, et non le déterminant d’une forte fécondité. Une autre possibilité serait que l’effet des politiques sur la fécondité n’est pas linéaire (Gauthier, 2007). Dans un tel cas, l’effet des politiques ne serait ressenti qu’à partir d’un certain seuil ; l’effet des politiques pourrait par la suite atteindre un plateau ou même être négatif. Les congés parentaux, par exemple, permettent aux femmes de concilier leurs activités professionnelles et familiales et contribuent par la même occasion à une fécondité élevée. Par contre, dans certains cas, un long congé parental exerce un effet négatif sur la fécondité dans les pays développés. Il est donc probable que l’impact du congé parental sur la fécondité varie en fonction de la durée de ce dernier. Il est tout aussi possible que les politiques familiales provoquent différentes réactions selon le contexte économique. En période de ralentissement économique, un long congé parental peut avoir un effet dissuasif sur la participation des femmes au marché du travail et un effet positif sur le nombre de naissances.

Un autre aspect compliquant la comparaison entre les études concerne les différences méthodologiques. Les recherches empiriques utilisent différentes méthodes d’analyse, sources et périodes historiques pour conduire leurs études. En outre, la variable indépendante est rarement la même d’une étude à une autre. La « fécondité » est parfois définie en termes de descendance finale, en termes de transition vers la parentalité ou en termes de probabilité de faire naître un premier, un second ou un troisième enfant. Or, le changement de variable dépendante peut avoir un effet important sur les conclusions formulées. En outre, les tendances en matière de fécondité varient selon l’utilisation de l’indice synthétique de fécondité ou de celui de la descendance finale. Alors que le premier reflète, de façon théorique, le nombre d’enfants qu’une femme aurait au cours de sa vie reproductive[7] — et est biaisé par les effets de calendrier —, le second tient compte du comportement à long terme, en ayant toutefois le désavantage de n’être disponible que lorsqu’une génération entière a terminé sa période reproductive (Lapierre-Adamcyk, 2010 ; Sobotka, 2011).

Enfin, la recherche ne permet pas de comparer l’effet potentiel et direct de deux politiques, qui seraient introduites dans un même contexte institutionnel, à une même époque. Par exemple, la mise en place du bébé-bonus au Québec en 1988 semble avoir stimulé les naissances ; il est toutefois impossible de savoir si l’implantation d’une autre mesure — comme des services de garde subventionnés — aurait eu un effet similaire. De même, il est difficile de savoir quels auraient été les comportements en matière de reproduction, si le bonus n’avait pas été offert.

L’effet des politiques sur la fécondité

Les politiques familiales influencent-elles la fécondité ? Bien entendu, la fécondité est le résultat systémique provenant d’attributs plus larges, mais aussi plus exhaustifs, que la somme des politiques familiales. D’ailleurs, la fécondité est parfois expliquée par des facteurs qui vont bien au-delà du domaine politique, tels que le prix des logements, les heures d’enseignement, les heures d’ouverture des services publics, le désir d’avoir un enfant d’un certain sexe, etc. Cela dit, selon l’interprétation suggérée ici, toutes les politiques ont un effet positif sur la fécondité. Si les allocations familiales et les crédits d’impôt semblent stimuler la fécondité, en revanche, les transferts monétaires, sous forme de prime à la naissance et de bébé-bonus ont davantage un effet tempo que quantum. Les congés parentaux sont associés à des effets tempo dans les études comparatives et en Allemagne, mais ils sont également associés à des effets quantum dans les pays socio-démocrates. Enfin, les recherches sont pratiquement unanimes quant à l’effet de la disponibilité des services de garde (quelle qu’en soit la forme) sur le quantum des naissances (à l’exception de l’Allemagne et de l’Autriche). La magnitude de l’effet de chacune des politiques varie, rappelons-le, en fonction du régime providentiel, d’où l’importance de bien évaluer le contexte socio-institutionnel dans lequel les politiques sont mises en place. Cette conclusion, qui correspond assez fidèlement à celles élaborées dans plusieurs travaux, doit néanmoins faire l’objet d’une nuance importante. Cette nuance est conceptualisée par la notion de dématernalisation.

La fécondité, une question de conciliation travail-famille ?

Lorsque l’on compare l’effet des différents modèles nationaux de soutien aux familles, il est très clair que les pays qui offrent un cadre institutionnel favorisant la conciliation travail-famille, comme les pays nordiques ou la France, n’ont pas vu leur fécondité chuter à des niveaux très bas. Cette observation amène plusieurs chercheurs à estimer qu’un contexte favorisant la conciliation du travail rémunéré et des tâches de soins pourrait stimuler la fécondité (OCDE, 2011 ; Thévenon, 2011b ; Thévenon et Gauthier, 2011). La revue de littérature présentée ici a néanmoins permis de nuancer cette conclusion : ce ne sont sans doute pas tant les politiques de conciliation travail-famille qui ont un effet positif sur la fécondité, mais plutôt l’effet des politiques sur le fardeau des tâches liées à la reproduction sociale. Dit simplement, en France et dans les pays nordiques, il se pourrait que les politiques de conciliation travail-famille ne soient que la courroie de transmission par laquelle la « dématernalisation » des soins prend forme.

Le concept de dématernalisation, tel que présenté ici, n’est pas seulement nouveau dans le terme. En effet, si l’idée rappelle celle de la défamilialisation des soins — introduite dans les années 1990 pour exprimer la marge de liberté que détenaient les familles face à la responsabilité de prodiguer des soins — elle est néanmoins différente, puisqu’elle s’intéresse à l’autonomie des mères, à l’égard de l’obligation de veiller sur les personnes dépendantes. Selon l’idée de défamilialisation, l’autonomie des femmes passait par une plus grande contribution de l’État — et parfois même du marché — dans le partage des coûts économiques et sociaux liés à la reproduction sociale. Le concept de dématernalisation permet de constater que ce n’est pas tant le transfert des tâches de soins à l’extérieur de la cellule familiale qui importe, mais plutôt l’allègement du fardeau qui repose sur les épaules des mères. Autrement dit, même lorsque le travail de soins est fortement familialisé, il peut être néanmoins dématernalisé, s’il est accompli par une personne autre que la mère.

Ainsi, le concept de dématernalisation offre quelques pistes de réflexion pour mieux comprendre l’effet davantage tempo que quantum des primes à la naissance sur la fécondité et, parallèlement, l’effet davantage quantum que tempo de l’effet des services de garde et des congés de paternité sur les naissances. D’une part, dans le cas des primes à la naissance, l’aide offerte est ponctuelle, et ne soulage d’aucune façon les femmes à l’égard des tâches de reproduction sociale. D’autre part, la nature du soutien offert par l’État, par l’intermédiaire des congés de paternité et de la mise en place de services de garde, est davantage structurelle, et permet le transfert des tâches de soins de la mère à une autre instance, soit le père ou le personnel oeuvrant dans un service de garde.

Enfin, la dématernalisation permet de constater que l’idée selon laquelle ce serait les politiques de conciliation travail-famille qui auraient l’impact le plus significatif sur la fécondité, sans être erronée, est incomplète. Certaines politiques de « conciliation », comme les congés parentaux, peuvent même avoir l’effet pervers de pousser les femmes à attendre d’avoir un emploi avant d’enfanter, augmentant ainsi le risque d’infertilité lié à l’âge (Thévenon et Gauthier, 2011).

Plus que tout, pour que des politiques de conciliation travail-famille puissent exercer un effet positif sur la fécondité, il faut d’abord que la défamilialisation des soins soit socialement acceptée. Or, en Allemagne et en Grèce, les attitudes défavorables face aux soins des enfants à l’extérieur de la cellule familiale font en sorte que la disponibilité des services de garde n’influe pas sur la fécondité. Dans certaines situations, la disponibilité des grands-parents s’avère même plus déterminante que la disponibilité des services de garde dans les probabilités de naissances. C’est le cas notamment en Italie. La marge de liberté que détiennent les femmes face à l’obligation d’offrir des soins n’est pas seulement déterminée par l’offre de mesures de conciliation travail-famille, mais aussi par la division du travail gratuit entre les membres d’une même famille. Même dans les pays les plus égalitaires, comme les pays nordiques, la dématernalisation des soins est associée à une hausse de la fécondité : rappelons ici que l’utilisation du congé de paternité en Norvège et en Suède est associée à une hausse des secondes et des troisièmes naissances. Or, à ce jour, l’examen de l’effet des mesures de dématernalisation des soins ou, dit autrement, des stratégies de conciliation travail-famille officieuses, ne fait pas l’objet de beaucoup d’attention didactique. Une nouvelle avenue pour la recherche serait donc d’examiner de plus près l’effet de l’implication des pères et des grands-parents —mais aussi des grands frères et soeurs ou de tout autre membre de la famille — dans l’accomplissement des tâches de soins sur la réalisation des projets de fécondité.