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Mesures en santé mentale

Les troubles psychiatriques sont notoirement dynamiques plutôt que statiques dans le temps, suivant des trajectoires temporelles propres à chaque individu (Wright et Woods, 2020). Ces troubles sont fréquemment caractérisés par l’alternance entre des périodes de rémission et des épisodes d’exacerbation marquée des symptômes au fil des mois et années. Les statistiques compilées pour 2018 par l’Institut canadien d’information sur la santé[2] indiquent ainsi que plus de 12 % des patients seront réadmis 2 fois ou plus dans un service hospitalier psychiatrique au Québec dans l’année suivant une première hospitalisation pour cause de trouble mental. À une autre échelle temporelle, les troubles mentaux se caractérisent par des fluctuations plus subtiles de la sévérité des symptômes au fil des jours et semaines (Wichers, 2013). Il apparaît donc critique pour le clinicien en santé mentale de pouvoir suivre de manière suffisamment fine l’évolution de l’état mental des patients afin de prédire adéquatement le risque de rechute et de diminution marquée du fonctionnement ou de la qualité de vie des individus.

La pratique clinique conventionnelle en santé mentale, fondée sur des entretiens en personne dans le cabinet médical hospitalier ou privé, présente certaines limitations dans cette perspective. Premièrement, la surcharge des systèmes de santé limite le nombre de rencontres possibles et le temps allouable à l’évaluation du risque de dégradation de l’état mental futur des patients. Une étude menée en Ontario révèle que les visites reliées à la santé mentale étaient au nombre moyen de 3 par an chez le médecin de famille (13 % de la population provinciale) et de 6 par an chez le médecin psychiatre (3 %) en 2014 (Chiu et coll., 2018). Une autre étude menée auprès d’un groupe multidisciplinaire de 90 praticiens en santé mentale indiquait par ailleurs que moins de 15 minutes par rencontre étaient consacrées en moyenne à l’évaluation du risque (Cohen et coll., 2019). Ces moyennes ne sont évidemment pas le reflet du nombre de rencontres ou du temps alloués aux patients pour lesquels le clinicien juge le risque important. Néanmoins, ces chiffres suggèrent que de potentiels signaux d’alarme ne puissent pas être « mesurés » au moment opportun et ne soient dès lors pas intégrés au corpus d’information dont dispose le clinicien pour guider ses prises de décision clinique de façon personnalisée (Wichers, Schreuder, Goekoop et Groen, 2019 ; Wright et Woods, 2020).

Deuxièmement, la nature même des mesures typiquement obtenues du patient dans le cabinet médical pose question (Fortney et coll., 2017). L’évaluation clinique repose essentiellement sur un jugement subjectif et qualitatif de l’état mental du patient basé sur les symptômes et signes révélés par l’écoute, l’observation et l’interaction. L’usage d’échelles cliniques validées permet une évaluation quantitative de la sévérité des symptômes, du niveau de fonctionnement et de la qualité de vie de façon plus objective. Dans ses directives de pratique pour l’évaluation psychiatrique des adultes, l’Association de psychiatrie américaine appuie l’emploi d’échelles cliniques standardisées, tant pour un entretien initial que pour le suivi de patients en cours de traitement (American Psychiatric Association, 2015). Pourtant, moins de 20 % des psychiatres y recourent de façon systématique (Fortney et coll., 2017). Un sondage mené auprès de plus de 600 psychiatres révèle ainsi qu’une minorité de cliniciens utilisent couramment ces outils validés en dépit du fait qu’une majorité d’entre eux jugent que leur prise de décision clinique est améliorée par leur usage (American Psychiatric Association, 2016). Il faut souligner que tant l’évaluation clinique conventionnelle que celle basée sur des échelles quantitatives peuvent souffrir de plusieurs biais cognitifs – biais de rappel, de désirabilité sociale, etc. – qui altèrent la validité de l’information obtenue (Rogler, Mroczek, Fellows et Loftus, 2001).

La pratique clinique en santé mentale repose sur la capacité du clinicien à obtenir les informations pertinentes pour orienter ses prises de décision clinique (figure 1a). L’imperfection de la mesure dans la pratique clinique en santé mentale, en raison de la nature même de l’évaluation ou en raison de la trop faible fréquence des évaluations, pose problème. Idéalement, le clinicien pourrait bénéficier, pour guider sa pratique, de mesures objectives, quantitatives, précises, continues et écologiquement valides, étant acquises dans le milieu de vie du patient. Ces mesures liées aux comportements, aux émotions et à la cognition du patient seraient collectées de façon passive et in fine synthétisées afin d’être exploitables dans une perspective clinique (Hirschtritt et Insel, 2018).

Le phénotypage digital

Un portrait numérique des foyers québécois dressé par le Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO) relève que l’adoption du téléphone intelligent (iPhone, Android, BlackBerry) a explosé au cours de la dernière décennie au Québec, passant de 13 % en 2009 à 77 % en 2019. Sans surprise, c’est dans les tranches d’âge jeune (18 à 34 ans) que le taux d’adoption le plus élevé (94 %) est observé. Le téléphone intelligent, couteau suisse technologique aux multiples fonctions, est maintenant employé en lieu et place de nombreux appareils appelés à devenir obsolètes : lecteur de musique, appareil photo, navigateur GPS, montre, réveil, calendrier, enregistreur vocal, calculatrice, portefeuille, etc.

L’omniprésence des téléphones intelligents dans les poches de millions d’utilisateurs au Québec offre une fenêtre unique sur les comportements individuels et l’environnement d’une vaste majorité de la population. Au-delà de l’ubiquité des téléphones intelligents, leur usage intensif 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 les rend d’autant plus attrayants pour caractériser l’évolution au jour le jour de l’état mental des utilisateurs. Ce processus de quantification, au moyen du téléphone intelligent, du phénotype humain dans son idiosyncrasie, instant après instant et dans le milieu de vie naturel, a été décrit par le terme de phénotypage digital (Onnela, 2021).

Le phénotypage digital repose à la fois sur la contribution active d’informations collectées au travers d’applications mobiles dédiées et sur la collecte passive de flux de mesures générées au travers des multiples senseurs intégrés du téléphone intelligent. Les données dites actives requièrent une participation volontaire, typiquement au travers de la complétion de questionnaires ou de tâches cognitives. Les données dites passives exploitent les nombreux senseurs intégrés au téléphone intelligent (accéléromètre, gyroscope, batterie, processeur, statut de l’écran, capteur de luminosité, GPS, Wi-Fi, Bluetooth, microphone, caméra, clavier, etc.) ainsi que les informations d’exploitation du téléphone (métadonnées des appels téléphoniques, messages texte, applications utilisées, etc.). Une fois passées au travers du moulin de l’apprentissage automatique (Mohr, Zhang et Schueller, 2017), ces différentes données fournissent une panoplie de riches mesures intégratives du phénotype comportemental, émotionnel, social et cognitif (figure 1c). Le phénotypage digital offre ainsi des mesures objectives, quantitatives, continues et écologiquement valides qui répondent à certaines limitations des mesures obtenues dans le cadre de la pratique clinique conventionnelle en santé mentale (Baumeister et Montag, 2019). Au travers d’une revue non systématique, mais représentative de la littérature, nous offrons ici un survol de la richesse de ces mesures, avant d’aborder brièvement le rôle de l’apprentissage automatique dans l’aide à la prédiction clinique basée sur ces données de phénotypage digital (figure 1b), et de relever certains enjeux liés à l’adoption des outils proposés tant par les patients que par les cliniciens.

Figure 1

Phénotypage digital pour la pratique clinique en santé mentale

Phénotypage digital pour la pratique clinique en santé mentale

a) Illustration du processus conventionnel où la prise de décision clinique repose sur des prédictions imparfaites du clinicien, guidées par les signes et symptômes décelés lors de rares entretiens cliniques avec le patient. b) La prise de décision clinique par le clinicien pourrait être supportée par des prédictions plus justes reposant sur des modèles d’apprentissage automatique incorporant de riches mesures de phénotypage digital, conditionnellement à une interprétabilité suffisante des modèles. c) Le phénotypage digital repose à l’origine sur des données actives volontairement contribuées par l’utilisateur d’une application mobile dédiée ainsi que des données passives densément longitudinales résultant de nombreux senseurs intégrés ou connectés au téléphone intelligent. Des modèles d’apprentissage automatique, potentiellement incorporés à l’application mobile, permettent d’extraire des mesures de phénotypage digital intégratives à partir des mesures densément longitudinales des senseurs, dans différentes sphères pertinentes à la santé mentale.

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Données actives

Autoévaluation

L’évaluation quantitative de la sévérité des symptômes au travers d’échelles cliniques validées lors de l’entrevue clinique a démontré sa valeur, mais ne remplit pas l’objectif d’une évaluation continue à distance (Goldberg, Buck, Raphaely et Fortney, 2018). Des questionnaires d’autoévaluation couvrant une large panoplie de symptômes psychiatriques ainsi que du niveau de fonctionnement occupationnel ou social et de la qualité de vie ont été adaptés pour faciliter leur administration au travers du téléphone intelligent. Prenant la forme d’échelles de Likert ou d’échelles visuelles analogues, ces questionnaires permettent à l’utilisateur d’autoévaluer ses symptômes de façon journalière, voire plus fréquemment encore au moment même de l’expérience afin de minimiser les failles de reconstruction des expériences à posteriori. En dépit de limitations évidentes liées à la subjectivité des autoévaluations voire plus fondamentalement de la capacité des patients à évaluer tous leurs types de symptômes, de nombreux travaux de recherche ont mis de l’avant la pertinence de ces approches dans les populations souffrant de troubles mentaux (Myin-Germeys et coll., 2018 ; Wright et Woods, 2020).

Tâches cognitives

Des déficits cognitifs variés (attention, mémoire, fonctions exécutives, etc.) sont observés dans de nombreux troubles mentaux (East-Richard, Mercier, Nadeau et Cellar, 2020). La cognition n’est pas un simple attribut stable d’une personne ; elle varie au fil des jours et contextes, covariant avec la motivation, les affects, le sommeil, l’exercice et d’autres facteurs environnementaux et sociaux (Weizenbaum, Torous et Fulford, 2020). Le développement de tests neuropsychologiques adaptés pour le téléphone intelligent fournit des résultats rassurants quant à leurs fidélité et validité (Sliwinski et coll., 2018). Notamment, les données obtenues pour 21 tests cognitifs chez 100 000 participants indiquent d’excellentes propriétés psychométriques pour les adaptations de tests neuropsychologiques standards, avec une fidélité acceptable même pour une courte durée de tâche comprise entre 30 s et 3 min, selon le test (Passell, Dillon, Baker, Vogel et Scheuer, 2019). Des études menées dans des populations psychiatriques parviennent à des conclusions similaires (Liu, Henson, Keshavan, Pekka-Onnela et Torous, 2019), en plus de révéler la faisabilité d’évaluations longitudinales facilitées par la ludification des tests neuropsychologiques, tels qu’implémentés par exemple dans l’application mobile LAMP (Torous et coll., 2019).

Données passives

Activité physique, sédentarité et sommeil

Comme mis de l’avant pour les Canadiens, l’activité physique régulière et modérée est associée à une meilleure santé mentale (Bernard et coll., 2018). L’inactivité physique est ainsi à la source d’une exacerbation des symptômes et d’une diminution de la qualité de vie dans la schizophrénie, la dépression ou l’anxiété (Hiles, Lamers, Milaneschi et Penninx, 2017). Plusieurs senseurs du téléphone intelligent (accéléromètre, gyroscope, GPS, état de l’écran, etc.) peuvent être utilisés avec succès pour prédire le type d’activité physique dans laquelle l’utilisateur est engagé (couché, assis, marche, course, montée/descente d’escalier, conduite automobile, etc.) (Vaizman, Ellis et Lanckriet, 2017). Les périodes de sommeil sont estimables à partir des mêmes senseurs, bien que l’architecture du sommeil ne puisse être adéquatement caractérisée sans avoir recours à la polysomnographie. Le suivi ambulatoire du sommeil à partir du téléphone intelligent dans les populations psychiatriques (Aledavood et coll., 2019) a une valeur clinique évidente au vu des perturbations du sommeil dans la plupart des troubles psychiatriques (Freeman, Sheaves, Waite, Harvey et Harrison, 2020).

Reconnaissance des émotions

Des perturbations des affects, incluant l’humeur et les émotions, sont observées dans de très nombreux troubles psychiatriques (Bullis, Boettcher, Zavala, Farchione et Barlow, 2019). Grâce aux développements de l’informatique affective, le téléphone intelligent et ses senseurs ont le potentiel de faciliter la reconnaissance automatique des émotions pour plusieurs modalités d’expression (visage, voix, etc.) dans les troubles mentaux (Grabowski et coll., 2019).

Les expressions faciales, détectées par la caméra du téléphone, sont fréquemment caractérisées au travers du prisme de 6 émotions universelles : colère, peur, dégoût, joie, tristesse et surprise. Il est généralement considéré que les émotions sont transmises au travers de mouvements faciaux prototypiques qui peuvent être codés de façon systématique (Martinez, Valstar, Jiang et Pantic, 2019). Différents algorithmes d’apprentissage automatique ont été entraînés à classer avec un certain succès le type d’émotion exprimée au travers des actions faciales, que ce soit à partir de photos statiques ou de séquences vidéo (Valstar, Mehu, Bihan Jiang, Pantic et Scherer, 2012). On notera cependant des défis propres à l’automatisation de la reconnaissance d’expressions faciales sur le téléphone intelligent, notamment en lien avec le mauvais cadrage ou une pauvre luminosité des images ou vidéos obtenues (Alshamsi, Meng et Li, 2016).

La voix, captée par le microphone du téléphone intelligent, est une autre modalité d’expression des émotions (Low, Bentley et Ghosh, 2020). De nombreuses mesures peuvent être extraites du signal vocal dans les domaines fréquentiel, d’énergie ou d’amplitude, spectral et temporel (Eyben et coll., 2016). L’efficacité d’un module de reconnaissance vocale et de classification des émotions sur le téléphone intelligent a par exemple été décrite pour le système EmotionSense (Rachuri et coll., 2010). Sur le plan de l’utilité clinique, l’analyse automatique du signal vocal obtenu du téléphone intelligent s’est avérée efficace pour la détection du stress (p. ex. StressSense, Lu et coll., 2012), des états dépressifs ou maniaques dans la dépression et le trouble bipolaire (p. ex. Monarca, Faurholt-Jepsen et coll., 2016), ainsi que d’autres troubles mentaux comme la schizophrénie où les symptômes négatifs se manifestent clairement au travers de l’analyse automatique de la voix (Low et coll., 2020).

Le contenu du langage écrit ou parlé, potentiellement extrait des messages texte, courriels ou médias sociaux dans un cas et des appels vocaux ou son ambiant dans l’autre, peut être soumis à des algorithmes relevant du traitement automatique du langage. En particulier, les analyses dites des sentiments visent à caractériser les états affectifs en y assignant une polarité (positive, négative, neutre) ou en classant les émotions exprimées (Messias et coll., 2017). À titre d’illustration de la pertinence clinique de cette modalité, l’analyse automatique du contenu linguistique de publications postées sur les médias sociaux a permis de détecter le niveau de stress de l’utilisateur (Pillai, Thelwall et Orasan, 2018), et de prédire un diagnostic ultérieur de dépression majeure (Eichstaedt et coll., 2018) ou un épisode psychotique à venir (Birnbaum et coll., 2019).

Les interactions tactiles avec l’écran du téléphone intelligent, par appuis ou glissements des doigts, représentent une approche alternative pour caractériser l’humeur et les émotions (p. ex. TouchSense, Ghosh, Hiware, Ganguly, Mitra et De, 2019). La vitesse des appuis, sa variabilité, les pauses ou la pression des frappes sont autant de mesures, parmi d’autres, dont il a été montré qu’elles peuvent prédire le niveau de stress (Exposito, Hernandez et Picard, 2018) ainsi que la sévérité et les fluctuations des symptômes dans des troubles psychiatriques comme la dépression (Mastoras et coll., 2019) et le trouble bipolaire (p. ex. Biaffect, Zulueta et coll., 2018).

Activité sociale

Les communications, appels et messages texte, sont une première fenêtre sur les comportements sociaux. La fréquence et la durée ou longueur des communications reçues et envoyées peuvent être extraites, au même titre que le nombre d’appels manqués ou nombre de contacts différents avec qui un échange est établi (Eskes, Spruit, Brinkkemper, Vorstman et Kas, 2016). Une quantification des interactions sociales est possible au travers de métriques de plus haut niveau, par exemple la diversité et la nouveauté des communications, la force du lien de communication ou encore la réciprocité de celles-ci (Bati et Singh, 2018). Les communications informent par exemple sur la solitude subjective (Pulekar et Agu, 2016) et le risque de rechute dans la schizophrénie (Buck et coll., 2019).

La technologie Bluetooth permet de capturer les interactions sociales en face à face (Sofia, Firdose, Lopes, Moreira et Mendes, 2016), en détectant d’autres appareils dont le Bluetooth est activé à l’intérieur d’un rayon de quelques mètres. La densité des interactions sociales, les relations d’amitié et la structure plus complexe de réseaux sociaux peuvent être ainsi identifiées (Eskes et coll., 2016). Les données GPS contribuent également à quantifier la proximité physique des membres d’une dyade ou d’un réseau. La géolocalisation apporte de surcroît des informations sur la diversité spatiale des interactions, la nature de lieux fréquentés (achalandage, public, etc.), et les comportements de mobilité de l’utilisateur du téléphone intelligent (Bati et Singh, 2018). Les mesures obtenues au travers des données Bluetooth et GPS sont fréquemment combinées à d’autres senseurs pour décrire l’activité sociale. En particulier, l’analyse automatique des données du microphone peut servir à détecter la présence de voix humaines et de conversations dans l’environnement de l’utilisateur. Ensemble, les différentes mesures de l’activité sociale obtenues au travers de ces senseurs se sont révélées utiles pour expliquer divers symptômes rencontrés chez des utilisateurs souffrant de troubles psychotiques, de l’humeur ou anxieux (Boukhechba et coll., 2017 ; Jongs et coll., 2020).

Fonctions cognitives

Des mesures passives ont été décrites comme utiles pour faire des inférences sur le fonctionnement cognitif. Premièrement, les différentes formes d’interactions avec l’écran tactile du téléphone intelligent sont ensemble prédictives de la performance à de nombreux tests neuropsychologiques classiques (Dagum, 2018). Deuxièmement, le traitement automatique du langage, en plus d’être utile à la prédiction des émotions, permet d’évaluer plusieurs symptômes cognitifs dans les troubles psychiatriques. Les anormalités langagières sont au coeur des troubles de la pensée formelle, fortement prévalents dans la schizophrénie, mais également présents dans d’autres troubles mentaux (Kircher, Bröhl, Meier et Engelen, 2018). Le discours dépeint au travers de mesures dites de cohérence sémantique (p. ex. liées à la tangentialité ou au déraillement) et de complexité syntaxique (p. ex. révélatrices de la pauvreté du discours ou du contenu) a notamment été étudié avec succès dans la schizophrénie (Corcoran et coll., 2018).

Perspectives 

Double rôle pour l’apprentissage automatique

Nombre des mesures de phénotypage digital que nous avons présentées résultent de la transformation par l’apprentissage automatique des données originellement massives et bruitées des senseurs du téléphone intelligent en des mesures intégratives du comportement, des émotions, de l’activité sociale et de la cognition (figure 1c). Bien que le phénotypage digital offre une nouvelle richesse à la mesure des troubles mentaux, les mégadonnées émanant ainsi du téléphone intelligent rendent d’autant plus complexe toute tâche prédictive pour le clinicien, du fait de leur nature hautement dimensionnelle et densément longitudinale. Prédire une rechute ou une aggravation de l’état mental d’un patient est une tâche notoirement difficile (Cohen et coll., 2019). Des modèles prédictifs, basés sur l’apprentissage automatique qui s’accommode particulièrement bien de cette complexité dimensionnelle dans l’objectif de poser des prédictions justes et généralisables à de nouveaux individus, pourraient supporter le clinicien en santé mentale dans sa prise de décision clinique (Shortliffe et Sepúlveda, 2018). L’apprentissage automatique est donc utile à 2 niveaux distinguables : d’une part, pour extraire des mesures de phénotypage digital résumant l’information massive émise par les senseurs, d’autre part, pour élaborer des modèles prédictifs d’états mentaux individuels futurs reposant sur des mesures de phénotypage digital intégratives (Dwyer, Falkai et Koutsouleris, 2018 ; Mohr et coll., 2017) (figure 1b, 1c).

Encore relativement peu nombreuses en raison de l’émergence récente du domaine, les démonstrations d’application des méthodes d’apprentissage automatique sur des données de phénotypage digital à des fins de prédictions individuelles d’états mentaux futurs n’en sont pas moins prometteuses (Busk et coll., 2020 ; Spathis, Servia-Rodriguez, Farrahi, Mascolo et Rentfrow, 2019 ; Umematsu, Sano et Picard, 2019 ; Wang et coll., 2020). Particulièrement performantes sont les applications de l’apprentissage profond, incluant les réseaux de neurones récurrents capables de capturer les phénomènes dynamiques de données de phénotypage digital densément longitudinales (Durstewitz, Koppe et Meyer-Lindenberg, 2019 ; Koppe, Guloksuz, Reininghaus et Durstewitz, 2019), qui surpassent les formes plus classiques d’apprentissage automatique lorsque des données suffisamment massives sont disponibles pour l’entraînement des modèles. En contrepartie, les modèles prédictifs bâtis avec l’apprentissage profond, qui repose sur de nombreuses représentations non linéaires au travers de multiples couches, souffrent d’un manque d’interprétabilité (explicabilité) résultant en des « boîtes noires » dont les raisons des prédictions sont opaques à leurs utilisateurs (Murdoch, Singh, Kumbier, East-Richard et Yu, 2019). Il est cependant à noter que tous les types d’algorithmes d’apprentissage automatique ne souffrent pas d’un manque de transparence au même degré, et que d’importants efforts sont actuellement investis à développer des méthodes permettant une meilleure interprétabilité, ou explicabilité, des modèles et de leurs prédictions (Stiglic et coll., 2020 ; Lundberg et Lee, 2017).

Barrières à l’adoption dans la pratique clinique

L’actuelle opacité des modèles d’apprentissage automatique représente un premier frein évident à l’emploi d’outils prédictifs reposant sur le phénotypage digital dans la pratique clinique en santé mentale. Le règlement général sur la protection des données mis en oeuvre par le gouvernement européen en 2018 définit le droit de la personne dont émanent les données à ne pas être affectée par une décision ayant pour seul fondement leur traitement automatique[3], soulignant par là même le droit à une explication de la prédiction. D’autres défis éthiques et légaux devront être relevés pour permettre une adoption à grande échelle des technologies en question (Martinez-Martin, Insel, Dagum, Greely et Cho, 2018 ; Wiens et coll., 2019). Pour que la balance entre les bénéfices et les risques perçus penche suffisamment en faveur des premiers, il faudra s’assurer de la régulation stricte de la technologie proposée des points de vue de la responsabilité d’efficacité et de sûreté des produits, de la protection des données en y facilitant l’accès et le contrôle à l’utilisateur, de la transparence concernant la collection des données en plus de celle liée aux modèles prédictifs qui en émergent, de l’atteinte à la vie privée et du consentement éclairé, notamment.

La capacité à satisfaire ces exigences impactera naturellement la propension des patients à adopter les technologies proposées. Dans 2 études distinctes, une majorité de patients souffrant de troubles anxieux et de l’humeur se disaient intéressés à utiliser une application mobile de phénotypage digital à visée clinique dans le champ de la santé mentale (Di Matteo, Fine, Fotinos, Rose et Katzman, 2018 ; Nicholas et coll., 2019). On notera que l’ouverture à partager les données captées par l’application mobile est plus marquée lorsque le destinataire est le clinicien traitant plutôt que la famille (Nicholas et coll., 2019). Alors que les patients se disent généralement confortables à utiliser des applications mobiles permettant d’autorapporter les symptômes, ils émettent sans surprise plus de réserves concernant la collecte des données passives des senseurs et informations d’exploitation du téléphone intelligent (Di Matteo et coll., 2018 ; Torous, Wisniewski, Liu et Keshavan, 2018). Les différentes formes de senseurs ne sont par ailleurs pas sur un pied d’égalité : un tiers des patients se disaient non ouverts à permettre l’enregistrement de données GPS ou des senseurs de mouvement alors qu’un peu plus de la moitié d’entre eux se disaient opposés à donner accès aux données audio ou au contenu des messages texte (Di Matteo et coll., 2018). Les patients sont ainsi plus confortables à partager des données liées à l’information sur la santé (activité physique, sommeil, émotion, etc.) que des données jugées plus personnelles (communication, activité sociale, etc.) (Nicholas et coll., 2019). L’inquiétude principale étant liée à la sécurité et la confidentialité des données, il peut être argumenté qu’une proportion plus importante de patients seraient enclins à utiliser des outils de phénotypage digital advenant la garantie que les données brutes les plus sensibles ne soient pas partagées en l’état, en intégrant la transformation des mesures brutes des senseurs en des métriques de plus haut niveau sur le téléphone même (Di Matteo et coll., 2018).

L’avènement des nouvelles technologies confronte les cliniciens à un changement de culture professionnelle et refaçonne la relation patient-clinicien (Bourla et coll., 2018 ; Warraich, Califf et Krumholz, 2018). Comme pour toute nouvelle technologie majeure, certaines craintes et réticences se font sentir, en rythme avec le cycle sisyphéen des paniques technologiques (Orben, 2020). Tous les cliniciens ne se caractérisent pas par le même degré d’acceptabilité des outils en question. Tel qu’exploré dans un échantillon de 515 psychiatres majoritairement jeunes, un niveau d’acceptabilité moyen ne reflétait pas la variabilité importante observée entre différents profils de cliniciens (Bourla et coll., 2018). Aux côtés d’une moitié des répondants à majorité praticiens hospitaliers ou dans le privé rapportant une acceptabilité potentielle en fonction de la situation et du patient apparaissaient 2 autres types de profils opposés. Le premier, plutôt universitaire et d’orientation neurobiologique, présentait un niveau d’acceptabilité élevé alors que le deuxième, souvent résident en formation et d’orientation psychanalytique, rapportait un faible niveau d’acceptation. Les niveaux d’acceptabilité variaient selon la dimension s’y rattachant (utilité, exploitabilité, fiabilité, risque) et le type de mesure (actif, passif).

Conclusion 

Alors que la loi d’Amara, du futurologiste américain du même nom, souligne notre tendance à surestimer l’incidence d’une nouvelle technologie à court terme, elle met aussi de l’avant notre propension à la sous-estimer à long terme. Il serait donc avisé de modérer nos attentes actuelles et d’anticiper de possibles désillusions dans un futur proche, pour mieux réfléchir aux bénéfices qui émergeront d’un plus lent processus de maturation du phénotypage digital couplé à l’apprentissage automatique dans le domaine de la santé mentale. Les promesses de cette nouvelle approche technologique pour une pratique clinique améliorée se réaliseront pleinement, de façon responsable sur les plans éthique, légal et sécuritaire, par l’implication de toutes les parties prenantes – patients, cliniciens, chercheurs, décisionnaires – dans son développement (Martinez-Martin et coll., 2018 ; Wiens et coll., 2019).