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La pandémie COVID-19 et son confinement forcé ont mis en lumière toute la pertinence, voire la nécessité d’utiliser des moyens numériques afin de pouvoir offrir des soins de santé mentale. Toutefois, c’est depuis 2014 que la Commission de la santé mentale du Canada propose un changement de paradigme et souligne le rôle de la technologie dans la transformation de la prestation des services de santé mentale (Commission de la santé mentale du Canada, 2014). Rappelons-nous qu’avant la pandémie plusieurs facteurs empêchaient déjà nombre de personnes aux prises avec un trouble mental, ou à risque de l’être, d’accéder à des soins adaptés à leurs besoins. Pour plus de 50 % d’entre elles, l’accès à des soins déployés de façon traditionnelle s’avérerait complexe en raison d’un accès limité. Désormais, de plus en plus d’options numériques disponibles sur une multitude de plateformes permettent de pallier ces difficultés d’accès à des fins de prévention ou de traitement en santé mentale.

À ce jour, plusieurs études empiriques suggèrent que ces nouvelles technologies peuvent être efficaces pour prévenir ou réduire les symptômes psychopathologiques. Pour plusieurs d’entre elles, les améliorations notées suite à leur utilisation sont comparables aux traitements traditionnels de psychothérapie (c.-à-d. en face à face). En particulier, les résultats de nombreuses études indiquent que certaines applications mobiles et les plateformes Web visant la réduction des symptômes dépressifs et anxieux sont très prometteuses, que ce soit sous l’angle d’une autogestion autonome ou en appui à un traitement traditionnel (Andrews et coll., 2009 ; Lecomte et coll., 2020). En particulier, ces interventions numériques peuvent faciliter : 1) le déploiement de composantes thérapeutiques qui ne nécessitent pas un contact direct (p. ex. la psychoéducation) ; 2) l’accès à des stratégies d’autosoins à utiliser entre les rencontres ou en attente de services (p. ex. régulation des émotions, activation comportementale) ; 3) l’application de stratégies accessibles uniquement par le biais de la technologie (p. ex. la réalité virtuelle). De plus, les technologies numériques offrent la possibilité d’étendre l’offre de services, incluant les services spécialisés, à un plus grand nombre de personnes dispersées sur un plus grand territoire.

De son côté, la recherche en santé mentale bénéficie de l’apport des technologies dans leurs retombées éventuelles, notamment en : 1) améliorant le monitorage de divers indicateurs de l’état de santé mentale des individus, incluant les symptômes, mais pas exclusivement, de manière peu intrusive ; 2) permettant une évaluation en temps réel ; 3) générant des quantités substantielles de données qui pourraient bonifier l’efficacité de ces interventions par le biais de techniques d’apprentissage machine et d’intelligence artificielle ; 4) permettant de personnaliser les interventions en fonction des besoins et des préférences de l’utilisateur (National Institute of Mental Health, 2017). Les outils numériques, qu’ils soient pour la clinique ou la recherche, doivent reposer sur des balises de développement et d’utilisation responsables et éthiques. Les éléments incontournables à considérer sont, entre autres, l’efficacité documentée de ces outils, la sécurité, la confidentialité, l’accessibilité de même que le caractère inclusif. De surcroît, bien qu’initialement négligés, plusieurs aspects retiennent maintenant l’attention d’un nombre croissant de personnes impliquées dans le développement de ces outils, tels que la coconstruction (ou codesign) afin d’optimiser l’engagement, l’adhésion et le soutien des utilisateurs ainsi que la nécessité de déployer ces outils par le biais d’une stratégie d’offre intégrée de services idoines.

Le présent recueil d’articles sur le numérique au service de la santé mentale représente un effort collectif de 58 auteurs visant à mettre en lumière le potentiel de diverses formes d’outils numériques pour la recherche, la prévention, le traitement, le rétablissement et la formation en santé mentale. Isabelle Ouellet-Morin et coll. discutent d’ailleurs, par le biais de leur recension narrative, des avantages que possèdent les applications mobiles pour soutenir la santé mentale des jeunes, tels que le respect des besoins d’autonomie et de confidentialité, en plus d’être disponibles à tout moment. Or, ces outils ont plusieurs obstacles à surmonter afin d’atteindre leur plein potentiel. Plusieurs sont déjà connus, comme la faible proportion des applications s’appuyant sur des données probantes et la protection des données personnelles, alors que d’autres deviendront une préoccupation croissante au cours des prochaines décennies, tels que la réelle capacité de ces outils à susciter et maintenir suffisamment l’engagement des jeunes pour qu’ils aient les effets escomptés.

L’article d’Audrey Marcoux et coll. nous informe, à partir d’une recension narrative de la littérature, des avancées technologiques, scientifiques et cliniques associées à la création et l’utilisation de personnages virtuels pour représenter les composantes de l’interface humain-machine. Les auteurs proposent notamment : de dégager les différentes caractéristiques des personnages virtuels qui ont le potentiel d’influencer leurs interactions avec les utilisateurs ; d’offrir un aperçu des données probantes disponibles concernant l’utilisation des personnages virtuels en santé mentale, et de susciter la réflexion en vue d’un développement et d’une utilisation future qui soient responsables et éthiques.

Deux articles abordent les enjeux du transfert de connaissances et le rôle central que les technologies de l’information et des communications (TICs) peuvent jouer pour combler l’écart qui prévaut entre les données de la recherche et ce qui est mis en pratique sur le terrain. Dans leur article, Suzie Bond et coll. offrent une revue de la littérature sur les moyens utilisés pour optimiser la formation des intervenants en ligne quant à l’acquisition des connaissances et habiletés cliniques. De leur côté, à l’aide d’un devis qualitatif, Catherine Briand et coll. nous informent sur les moyens technopédagogiques préconisés par des chefs d’équipe responsables du soutien clinique afin d’accompagner l’application des connaissances et la transformation des pratiques. Au final, ces deux manuscrits proposent des moyens innovants pour améliorer les connaissances des intervenants en santé mentale.

La revue narrative rédigée par Yasser Khazaal et coll. fait écho aux défis identifiés par Isabelle Ouellet-Morin et coll. quant aux faibles capacités de rétention et d’engagement des applications mobiles en santé mentale de la part des jeunes et moins jeunes. Ces chercheurs vont toutefois plus loin et proposent, en s’appuyant sur des revues narratives et des comités d’experts, 9 repères concrets pour les futurs concepteurs afin de guider le processus de création de ces applications et, ultimement, d’en maximiser l’acceptabilité et l’adoption. Mettre l’utilisateur au centre des préoccupations tout au long du développement ne surprendra guère plusieurs lecteurs. Cependant ce qui est moins intuitif c’est d’intégrer des actions visant à soutenir l’autodétermination et la motivation de ce même utilisateur à la faveur d’un processus de changement parfois difficile. Cette démarche pertinente des auteurs rend la lecture de leur article incontournable.

En rupture avec les autres articles de ce numéro spécial mettant en lumière les opportunités et défis liés à un ensemble de technologies visant à soutenir et bonifier l’offre de service auprès de diverses populations, l’article proposé par Alan Bougeard et coll. attire plutôt l’attention des lecteurs sur le champ de recherche émergeant que représente le phénotypage digital. En effet, les outils que possèdent une majorité de la population permettent maintenant de colliger une quantité impressionnante de données en temps réel et de façon passive afin de « monitorer » le fonctionnement des patients à plusieurs égards, de l’activation physique à la socialisation. Alors que l’abondance de données issues du phénotypage digital a longtemps freiné son utilité, les avancées liées à l’analyse de ces grands jeux de données, tels que l’apprentissage automatique, permettent maintenant d’envisager son utilité à la détermination du pronostic et à la prise de décisions cliniques. Les difficultés devant être résolues ou contournées pour en soutenir son potentiel sont également discutées.

De la même façon, l’article rédigé par Laura Dellazizzo et coll. nous invite à considérer la possibilité que les outils technologiques développés afin de réduire l’intensité de symptômes des troubles mentaux pourraient aussi être utilisés pour soutenir le bien-être psychologique et la qualité de vie des utilisateurs ; la santé mentale représentant un « construit » plus vaste que l’absence de troubles mentaux. Les auteurs montrent que la Thérapie assistée par la Réalité Virtuelle (TRV) dans laquelle les entendeurs de voix échangent verbalement avec un avatar représentant leur voix la plus persécutrice, et animé entièrement par le thérapeute, diminuerait non seulement ce symptôme actif de la schizophrénie, mais améliorerait aussi la qualité de vie (QV) des patients ayant bien répondu à cette thérapie, incluant les relations interpersonnelles et les habitudes de vie quotidienne des ces derniers (p. ex. sommeil, alimentation, activité physique).

Ainsi, la TRV met en évidence l’avenir des approches adaptées aux objectifs des patients qui intègrent plusieurs processus pertinents pour potentiellement améliorer leur QV. La TRV peut avoir des implications potentiellement immenses sur la santé et la qualité de vie des patients. Cette étude constitue une première étape vers l’exploration des effets subjectifs de la TRV sur la vie des patients au-delà des symptômes.

La communication entre les acteurs clés du retour au travail, notamment lorsqu’il s’agit de synchroniser les efforts, est essentielle pour assurer un retour durable et en santé, suite à une absence causée par un trouble mental courant. L’article de Marc Corbière et coll. rapporte les résultats d’une première étude visant à évaluer l’appréciation de PRATICAdr, une plateforme Web innovante ayant pour objectif d’optimiser la communication entre les acteurs appelés à planifier et structurer le retour des travailleurs dans leur milieu afin de les soutenir à court, moyen et long terme et de prévenir les rechutes. Divers milieux organisationnels, publics et privés, participent actuellement à l’évaluation de la faisabilité et de l’efficacité de PRATICAdr.

Les défis liés à la santé mentale d’individus exposés à des évènements potentiellement traumatiques sont nombreux et nécessitent un accès à des soins efficaces afin de prévenir le développement de différents troubles mentaux. L’article de Jessica Lebel et coll. présente la plateforme RESILIENT, un autotraitement en ligne guidé par un thérapeute qui cible les symptômes de stress posttraumatiques, le sommeil et l’humeur, et comprend 12 modules offrant des stratégies de thérapies cognitives et comportementales (TCC) basées sur les données probantes. Des résultats sur le degré d’utilisation des différents ingrédients potentiellement thérapeutiques, un enjeu très important en santé mentale numérique, y sont présentés.

Le numéro spécial se conclut par 2 articles qui s’intéressent d’une façon plus spécifique à la pertinence des outils technologiques pour répondre aux besoins particuliers identifiés dans certaines populations. D’abord, Olivier Bourdon et coll. nous rappellent que les personnes LGBTQ+ sont disproportionnellement plus à risque que les personnes hétérosexuelles de souffrir de détresse psychologique et de troubles mentaux. Puisque ces personnes sont aussi confrontées à des expériences de stress uniques, le développement d’une application ancrée dans leurs besoins, et mettant en lumière les personnes et ressources susceptibles de soutenir leur résilience, est incontournable. L’article décrit le processus de développement et les réflexions guidant cette démarche afin que +Fièr soit une source de référence et d’aide utile pour les jeunes LGBTQ+ et leurs familles.

Pour sa part, l’article de Florence Ménard et coll. présente une recension-cadre sur les résultats des recensions systématiques et des méta-analyses ayant évalué diverses interventions mobiles visant à diminuer les symptômes de blessures de stress opérationnel (BSO) touchant le personnel de la sécurité publique (PSP). Ce dernier présente un plus haut risque de développer un trouble de santé mentale dû, entre autres, à l’exercice des fonctions opérationnelles risquées et des BSO qui peuvent en découler, ce qui explique l’intérêt grandissant à intégrer ces outils à l’offre de service existante.

Bonne lecture !