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Introduction

Le mythe social entourant la grossesse veut que ce soit une expérience qui ne peut que combler et que l’amour maternel soit entièrement dévoué, sans ambivalence ni ambiguïté, éclipsant ainsi les mouvements intimes et les enjeux psychiques qui s’y rattachent. Pourtant, il a maintes fois été démontré que la grossesse est un temps de mobilisation psychique profonde, un moment de remaniements psychiques et identitaires fragile (Bibring, 1959 ; Bydlowski, 1991 ; Winnicott, 1969), où l’ambivalence de la mère est en fait nécessaire et structurante pour l’enfant à venir (Benhaïm, 2011). Winnicott (1956) souligne l’importance de la coexistence de l’amour et de la haine dans la relation de la mère à son enfant en étayant la notion de la « mère suffisamment bonne », où les carences partielles de l’environnement, conscientes ou inconscientes, deviennent sources d’autonomisation permettant à l’enfant d’advenir et d’exister comme sujet.

Mais qu’en est-il de l’ambivalence lorsque la mère est aux prises avec des traumatismes ? Quel est le rôle de la migration et de l’exil pour ces mères qui quittent leur pays d’origine et qui donnent naissance dans un monde nouveau ? Quels impacts pour l’enfant et pour sa « continuité d’exister » ? C’est à la lumière de cas cliniques issus d’une recherche portant sur la transmission transgénérationnelle du trauma de la mère à l’enfant auprès de mères migrantes que ces questionnements ont surgi et que leur approfondissement s’est imposé comme une réponse à une réalité clinique souvent rencontrée en périnatalité auprès des populations immigrantes et réfugiées[1].

Dans un premier temps, nous proposons de revisiter la littérature portant sur la notion d’ambivalence chez la mère. Nous posons ensuite l’hypothèse que la présence de traumatismes vient exacerber ce phénomène et qu’elle expose la mère et l’enfant à un risque dans les interactions précoces. Nous abordons subséquemment les liens entre périnatalité et migration, pour ensuite explorer les impacts de la coexistence du trauma et de la migration en situation de périnatalité sur l’ambivalence de la mère. Les histoires de trois dyades mère-bébé en contexte migratoire, dans lesquelles l’« enfant sauveur » et l’« enfant persécuteur » sont en constante confrontation, soulignent l’impact de la migration et du trauma dans le fait de donner naissance. L’acte de transmettre la vie prend racine dans l’histoire de ces mères et vient questionner leurs identités, leurs filiations et leurs affiliations mises à l’épreuve par l’adversité rencontrée (Moro, 1994 ; Pangas et coll., 2019). L’arrivée de ces enfants est à la fois fragilisante et source de « résilience » exceptionnelle. En dernier lieu, il est essentiel de penser la question de l’accueil de ces dyades mère-bébé afin d’offrir des dispositifs de soins adaptés et culturellement sensibles.

L’ambivalence de la mère : une dialectique de l’amour et de la haine

La deuxième moitié du 20e siècle a vu naître les balbutiements de la psychiatrie périnatale, peut-être comme une nécessité de réparer ce que le début du siècle nous avait appris sur la destruction de l’essence même de l’individu. Le bébé est alors considéré comme un être à part entière ayant « droit » à la vie psychique (Freud, A. et Burlingham, 1943 ; Spitz, 1945 ; Winnicott, 1969 ; Viodé-Bénony et Golse, 2012). Des cliniciens et psychanalystes tels que Benedek (1959), suivi de Racamier (1961), sont les premiers à décrire la notion de processus psychiques propres au devenir parent sous les termes de parenthood et de parentalité. Racamier poursuit avec le concept de « crise de la maternalité » pour parler de l’épreuve psychique que représente l’entrée dans le maternel en insistant sur le fait que :

« l’amour maternel n’est nullement le corps pur et idéal, le sentiment simple, sans mélange et sans conflits, que l’on se plaît à imaginer. C’est au contraire un sentiment complexe, ambivalent et ambigu, où se mêlent étroitement l’amour et l’agressivité, l’investissement d’autrui et celui de soi, la reconnaissance de cet autrui et la confusion avec lui »

Racamier, 1961, dans Spiess, 2014

La femme voit son corps changer et doit accepter de porter en elle à la fois quelque chose d’elle-même et d’inconnu, rappelant un sentiment d’« inquiétante étrangeté » (Freud, 1919 ; Riazuelo, 2017). Des chercheurs du courant interactionniste, ayant mis en relation les contenus maternels et les réactions du nourrisson, insistent sur la normalité de ce moment de « crise » (Brazelton, 1979 ; Kreisler et Cramer, 1981 ; Stern, 1989).

Winnicott (1956) parle quant à lui de la préoccupation maternelle primaire, comme d’un état de « folie normale », d’une extrême sensibilité, lors duquel un haut degré d’identification au nourrisson permet à la mère de répondre aux besoins du petit en état d’absolue dépendance. Il est possible de concevoir que, par ses aspects régressifs, cet état puisse paraître menaçant pour certaines mères. De son côté, Bydlowski (1991) décrit un fonctionnement psychique maternel particulier appelé « transparence psychique de la grossesse », où des fragments de l’inconscient reviennent à la conscience. L’abaissement des défenses psychiques habituelles et la levée du refoulé permettent une plus grande perméabilité aux représentations inconscientes. De ce fait même, et soulignons-le, de manière majoritairement inconsciente, le foetus peut être « source de déplaisir dès le début » (Sirol, 2003). Freud (1915) écrit que : « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour. » Il ajoute, dans Le malaise dans la culture (1930), que ces actions simultanées et mutuellement opposées que sont Éros et Thanatos sont au fondement même du phénomène de la vie. Il semble que pour toute grossesse, désirée ou non, cette rencontre avec l’ambivalence soit inévitable et, comme le soutient Winnicott (1947), qu’il faille « qu’une mère puisse tolérer de haïr son enfant sans rien y faire ». En effet, c’est cette ambivalence, génératrice d’angoisse et de culpabilité, qui permet à la mère de se séparer et à l’enfant d’exister comme sujet. « C’est en faisant don d’absence que la mère devient puissance d’amour » (Benhaïm, 2011). Mais qu’en est-il pour la mère ayant subi des traumatismes ?

Quand ambivalence et trauma s’amalgament

Ferenczi (1932) parle du traumatisme comme d’un choc inattendu et soudain qui agit comme un anesthésique. Face à son effet destructeur, la psyché tente de survivre par la sidération de la pensée et la fragmentation des différentes parties du moi. Il y a alors clivage pour permettre qu’une partie de la personne continue de vivre tandis qu’une autre, s’enkyste, survit en état de stagnation. Par l’impensable du trauma, il y a impossibilité d’intégrer ces différentes parties du moi. La grossesse, en agent catalyseur, peut ramener à l’état d’éveil cette partie « morte » autrefois anesthésiée, qui peut à nouveau faire effraction dans la psyché maternelle et générer un mouvement de rejet de cette part en souffrance. Bydlowski (2001) considère que l’enfant porté représente la métaphore de l’objet interne. Lorsqu’il y a trauma, l’enfant fantasmatique (Lebovici, 1983), celui né des représentations inconscientes, pourra être perçu avec effroi. Ainsi, l’ambivalence normale vécue par la mère peut s’en trouver exacerbée et s’accompagner d’un sentiment d’angoisse insupportable. Le risque est alors pour l’enfant à venir de se construire sur une logique de clivage entre bon et mauvais objet.

Cramer et Palacio-Espasa (1993) s’intéressent à comprendre l’influence des conflits parentaux sur le devenir du psychisme de l’enfant et constatent un lien étroit entre les interactions précoces pathologiques parents-bébé et les conflits propres aux parents. Un processus d’identification projective adapté aux interactions précoces est à la base des identifications mère-bébé. De fait, le versant identificatoire permet la construction des instances psychiques de l’enfant, et celui projectif, l’investissement du bébé par les parents. Winnicott (1967) disait que : « Le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère. » Alors quel reflet le bébé perçoit-il de lui-même lorsque la mère est aux prises avec des traumatismes qui n’ont pu être métabolisés ni transformés (Feldman et coll., 2017) ? C’est en partie dans la qualité des soins au bébé, parfois intrusifs ou discordants, qu’est transmis l’angoisse du chaos et que la mise en place d’une image intérieure rassurante et d’un sentiment d’une « continuité d’exister » peut s’en trouver fragilisée (Bydlowski, 2001 ; Winnicott, 1954). Pour penser, le bébé a besoin d’être pensé, porté, rêvé. Dès sa conception, il s’inscrit dans une filiation, dans un récit familial qui le précède, avec son lot de mythes, d’ancêtres et de fantômes, mais aussi de désirs, d’espoirs et de possibilités de « résilience ». Le bébé est porteur d’un « mandat transgénérationnel » (Lebovici, 1983).

Périnatalité et migration

Le siècle dernier a connu des flots migratoires sans précédent, avec un estimé de 272 millions de personnes en mouvement actuellement sur la planète, dont 47,9 % sont des femmes (IOM, 2019). La santé mentale périnatale des femmes migrantes est influencée par une multitude de facteurs de stress vécus sur leur trajectoire migratoire. Qu’elles soient migrantes économiques, réfugiées ou demandeuses d’asile, les difficultés rencontrées peuvent être multiples en période prémigratoire (conflits armés, pauvreté, désastre naturel), périmigratoire (plus à risque de violence sexuelle) et postmigratoire (difficultés socioéconomiques, isolement social, discrimination) (Collins et coll., 2011 ; Fellmeth, 2018). Considérant ces possibles facteurs de stress, les femmes semblent plus à risque de développer des symptômes dépressifs en contexte postmigratoire et de périnatalité. En effet, la littérature a maintes fois démontré le risque accru de dépression postpartum chez les femmes migrantes (Falah-Hassani et coll., 2015 ; Fellmeth et coll., 2017 ; Anderson et coll., 2017). Elles sont deux fois plus à risque d’expérimenter des symptômes dépressifs que les femmes non migrantes ; les femmes demandeuses d’asile, suivi des femmes réfugiées étant les plus à risque (Falah-Hassani et coll., 2015 ; Pangas et coll., 2019). L’isolement et le manque de soutien social est un facteur de risque important associé de manière consistante à la dépression périnatale (Fellmeth et coll., 2017 ; Anderson et coll., 2017 ; Schmied et coll., 2017 ; Pangas et coll., 2019 ; Chen et coll., 2019). Une histoire de dépression antérieure et un statut socioéconomique bas sont d’autres facteurs de risque récurrents. Fellmeth et coll. (2017) ont démontré que jusqu’à 31 % des femmes migrantes provenant de pays à moyens et faibles revenus souffrent de dépression périnatale. De plus, Stein et coll. (2014) mentionnent que les risques d’effets défavorables de la dépression périnatale sur le développement des nourrissons et des enfants sont plus à même de survenir dans des conditions socioéconomiques adverses. La dépression périnatale a également été associée à un risque deux fois plus élevé d’attachement insécure chez les nourrissons (Barnes et Theule, 2019). Une perte des traditions culturelles liées à la périnatalité est un autre facteur aggravant de dépression chez les femmes migrantes qui doivent « vivre entre deux cultures » (Pangas et coll., 2019). Ces mères doivent négocier ces conflits culturels qui bousculent leur sentiment d’appartenance et qui les amènent à redéfinir leur identité non seulement comme citoyenne, mais aussi comme mère.

Quand périnatalité, trauma et migration s’amalgament

La grossesse, par son caractère initiatique, fait resurgir dans la psyché des mères les appartenances mythiques, culturelles et fantasmatiques et peut réactiver la souffrance des traumatismes vécus et de l’exil (Moro, 2004). Moro s’inspire du concept de transparence psychique et décrit la transparence culturelle de la grossesse pour parler des représentations culturelles, des manières de faire et de dire que l’on croyait appartenir à la génération d’avant et qui s’imposent comme soudainement cruciales et précieuses. Dans toutes les cultures, les mères sont portées par les femmes du groupe qui transmettent les modes de maternage et de protection et permettent d’étayer les processus complexes de la maternité ; c’est le berceau culturel nécessaire au devenir mère (Moro, 1994 ; Schmied et coll., 2017 ; Pangas et coll., 2019). Coupées de leurs constellations familiale et maternelle, les mères migrantes sont privées d’une enveloppe affective et culturelle essentielle. L’inégalité d’accès aux soins périnataux pour les femmes migrantes, due entre autres aux barrières organisationnelles, langagières et culturelles, renforce cette solitude (Pangas et coll., 2019). Le manque de sensibilité culturelle et de continuité dans les soins contribue également à aviver les traumatismes vécus. Les femmes sont ainsi exposées à une plus grande vulnérabilité, et en cela, l’intensité de l’ambivalence envers les enfants peut s’en trouver exacerbée. Les ruptures et les traumatismes vécus peuvent rendre difficile de lier les deux mondes : une partie de l’histoire parentale s’encrypte et laisse à l’enfant le défi de métisser ses diverses identités (Abraham et Torok, 1978). Toutefois, la migration peut aussi être source de potentialités créatrices pour la mère et l’enfant qui apprennent diverses façons de faire ensemble.

Anandam, Puravi et Sasha[2]

Ces cas cliniques sont issus d’une recherche sur l’étude de la transmission transgénérationnelle du trauma auprès de mères migrantes et de leurs bébés dont l’objectif était de mieux comprendre les modalités de transmission dans les interactions précoces à travers l’utilisation de la microanalyse (Beebe et coll., 2010). C’est en visionnant les vidéos d’entretiens de recherche semi-structurés de dyades mère-bébé que le thème de l’ambivalence de la mère, mis en lumière par l’effroyable du trauma et la solitude de la migration, est apparu inopinément comme faisant partie intrinsèque de la relation de ces mères à leurs enfants, âgés entre deux et trois ans. Les situations cliniques qui suivent illustrent à la fois l’impact du trauma et de la migration sur les processus d’ambivalence dans la relation des mères à leurs bébés.

Anandam, l’enfant persécuteur

La mère d’Anandam est née au Sri Lanka. Celui-ci avait 6 mois lorsque la famille a immigré en France. En 2009, alors que la guerre civile sévit[3] encore dans le pays, un premier « incident » avec les militaires survient, suite auquel elle fait une fausse couche. Elle dit ne plus jamais avoir été la même. Depuis, elle a sans cesse des cauchemars et n’arrive plus à se concentrer pour lire. C’est lorsqu’était enceinte d’Anandam que les militaires lui ont « causé problème à nouveau ». Tout au long de la grossesse, elle vivait dans la peur, « il n’y avait pas de garantie pour ma vie ». À l’accouchement, elle ne s’est pas sentie heureuse, « j’éprouvais de la haine ». Les 6 premiers mois au pays, elle dit ne pas s’être occupée de lui, que c’est à son père qu’il s’est attaché et qu’encore aujourd’hui, il n’accepte la nourriture que de son père et ne dort qu’avec lui. Pour cette mère, l’effraction traumatique a rendu impossible l’établissement de la préoccupation maternelle primaire et l’accès au maternel. À plusieurs reprises, elle le décrit comme coléreux, très demandant et « ne faisant que des bêtises ». Lorsque le regard de sa mère se pose sur lui, c’est l’humiliation profonde qu’on lui a fait vivre qu’elle perçoit. En tentant de le porter à distance, elle essaie de se reconstruire ; Anandam « ayant pour mission impossible de devenir inexistant » (Marotte et Rousseau, 2006.). À travers ce regard parfois annihilant, il introjecte à son tour cette image mortifère de lui-même et a « souvent l’impression que son petit frère a peur de lui ». Il devient, symboliquement, et bien malgré lui, l’enfant persécuteur. Madame ajoute qu’elle se sentait en sécurité en France pour son deuxième enfant, qu’il est donc un enfant heureux et facile dont elle s’est occupée dès le début. Le sentiment de culpabilité dû à l’ambivalence s’exprime lorsqu’elle mentionne : « Même lorsque le petit pleure, je m’occupe du grand pour ne pas qu’il pense que je ne l’aime pas ou que je le mets de côté. »

Puravi, l’enfant sauveur

La mère de Puravi est elle aussi originaire du Sri Lanka. Elle a quitté le pays une première fois pour « sauver [sa] vie ». Après le refus de sa demande de réfugiée politique, sans toit et sans papier, elle est rentrée au pays, où elle a appris l’enlèvement de sa soeur. On l’a cachée dans un hôtel pendant plus de 9 mois pour la protéger et c’est là qu’elle a eu « l’accident de comment j’ai eu Puravi ». Elle est alors partie pour l’Europe où enceinte de 5 mois, elle s’est fait poignarder dans la rue. « Une femme normale a le plaisir de tomber enceinte, mais ce n’était pas le cas pour moi. Ils m’ont demandé si je voulais le garder. J’avais été loin de ma famille pendant plus de 14 ans, et là j’étais enceinte et j’avais besoin de quelqu’un. » Elle mentionne qu’elle se sentait tellement isolée qu’elle l’a acceptée dans sa vie et qu’aujourd’hui il la rend très heureuse. « Il est là comme un adulte, il me protège. C’est comme s’il me comprend, il sait que je ne vais pas bien […] Mais des fois j’ai de grosses colères envers lui lorsqu’il n’écoute pas. J’ai presque envie de tuer. » Pour cette mère, l’idéalisation est la seule issue possible contre les fortes pulsions destructrices en jeu (Bydlowski, 2004). Puravi devient symboliquement l’enfant sauveur, presque l’enfant Dieu qui, lorsqu’elle oublie un élément du rituel hindouiste qu’ils font chaque matin, « remarque tout de suite et s’assure qu’il soit préservé ». Elle ajoute que sans lui, elle serait « folle, une folle, je serai face à une problématique mentale, mais il est là. […] Aujourd’hui, je ne souhaite plus rien pour moi, tout ce que je veux c’est que Puravi soit heureux. Il pourra faire les études qu’il veut en autant qu’il aide des personnes qui souffrent. » Pour survivre, il y a impossibilité pour cette mère de dire son ambivalence. Ce n’est qu’en sublimant ses sentiments dévastateurs et impensables, qu’une autre histoire se tisse pour elle, en se donnant du même coup, la possibilité de continuer d’exister. Pour Puravi, l’idéalisation de sa mère lui fera porter la charge écrasante d’être parfait (Bydlowski, 2004).

Sasha : de l’enfant persécuteur à l’enfant sauveur

La mère de Sasha est née en Haïti. À 6 ans, sa mère et sa grand-mère acceptent de l’envoyer en France chez son père à la demande de celui-ci. Dès son arrivée à l’aéroport, son père la frappe pour qu’elle cesse de pleurer. Elle ne devait plus prononcer le nom de sa mère ni parler sa langue maternelle. Alors illettrée, elle n’avait jamais parlé le français. C’est dans la peur du bâton de bois qui la réveillait chaque matin qu’elle a grandi, dans la peur des cris et des bêtises qu’on lui criait. Elle avait régulièrement envie de mourir. Les seules fois où son père lui parle dans sa langue maternelle, c’est pour l’injurier. À 15 ans, il lui explique que tous les pères doivent vérifier si leur fille est bien vierge. Quelques années plus tard, enceinte de Sasha, elle fait un déni de grossesse, continue d’avoir ses règles et son ventre ne s’arrondit pas. Lorsqu’elle sent le foetus bouger pour la première fois à sept mois de grossesse, elle n’arrive pas à l’accepter et pense : « Je veux que tu meures. » Le foetus est ressenti comme un corps étranger menaçant et inquiétant à l’intérieur d’elle. Le déni de grossesse est métaphorique de l’incapacité de penser le bébé, le devenir mère et l’ambivalence vécue comme mortifère (Riazuelo, 2017). La mère de Sasha a été arrachée à sa terre natale, séparée de sa grand-mère, de sa mère et de son enfance. Deuils, séparations, migration traumatique, elle est coupée de tout cadre de référence et de sécurité connu. Pour elle, transmettre la vie est source de souffrance. Comment porter un enfant lorsque dans son propre corps, on n’est plus en sécurité ? Comment lui raconter des histoires quand toutes émotions semblent anesthésiées et que la langue pour les exprimer est prohibée ? Parfois, la mère de Sasha souhaite que ses enfants disparaissent le temps qu’elle se repose et à d’autres moments, elle ne vit que pour eux. « Aujourd’hui, c’est mes enfants qui m’aident à tenir. Je ne sais pas comment je ferais sans eux. Si je me bats, c’est pour eux. »

Face à l’ambivalence maternelle : la créativité des enfants

Lebovici (1983) insiste sur le fait que le bébé est un partenaire actif dans les interactions mère-bébé, agissant sur le double processus de filiation et de « parentalisation ». Dès la naissance, le bébé a une multitude de compétences sensorielles, sociales et communicationnelles (Alvarez et Golse, 2008). Il a nécessairement besoin d’être pensé et rêvé par ses parents pour exister. Néanmoins, le bébé apprend également à sa mère et son père à devenir parents, à le porter et à le contenir. Et c’est peut-être à partir de là qu’il faut penser le possible. Il y a transmission du trauma certes, mais aussi transmission de ce qui a permis de rester en vie. La nomination des enfants est une modalité de transmission et d’inscription dans l’histoire du bébé, qui par son prénom, portera le poids du passé ou sera davantage protégé (Dozio, 2017). Au-delà de la fatalité du « mandat transgénérationnel » transmis à l’enfant persécuteur ou sauveur, il y a la possibilité pour celui-ci d’en créer autre chose. En se transformant, l’enfant peut aussi transformer la mère, sa façon de raconter son histoire, de la penser. À travers ces moments au-deçà du langage, dans ces moments de résonance, d’« accordage », il peut aussi y avoir une créativité qui permette la vie à nouveau. Et en cela, il est de notre devoir de penser les soins aux dyades mère-bébé.

Comment soigner, prévenir et intervenir

Il est maintenant établi qu’il existe une continuité entre la vie intra-utérine et la vie extra-utérine, et implicitement une continuité de la vie psychique du bébé, le temps d’avant faisant partie de l’histoire du bébé (Viodé-Bénony et Golse, 2012). Nous savons également l’importance cruciale de la période périnatale pour le développement du bébé et pour la construction de sa place dans la famille (Moro, 2004). Il importe donc de penser des soins en prévention et en intervention précoces, dès la grossesse, pour accompagner les mères migrantes fragilisées par le trauma et la migration. Idéalement, il s’agit de mettre en place des réseaux en périnatalité dans lesquels des professionnels accompagnent les mères à différents niveaux (psychologiques, sociaux et culturels, somatiques, éducatifs, etc.) (Riazuelo, 2017).

Au niveau psychologique, le travail thérapeutique doit privilégier l’expression et l’élaboration des sentiments d’ambivalence maternelle et permettre aux mères de dire l’hostilité ressentie à l’égard du bébé et la culpabilité qui y est associée (Viodé-Bénony et Golse, 2012). Selon Bydlowski (2004), exhumer les conflits ou souvenirs invasifs permet de diminuer la charge émotionnelle leur étant associée, de restaurer et d’offrir un support aux blessures de la mère et ainsi, établir une plus grande disponibilité pour l’enfant à venir. Le thérapeute, sans jamais forcer le récit, permet doucement qu’une histoire émerge et soutient la reprise de la rêverie de la mère (Bion, 1962). La transformation des fragments traumatiques bruts, clivés et projetés sur la relation mère bébé, en éléments supportables et métabolisés, va diminuer la transmission traumatique de la mère à l’enfant et réintroduire la possibilité de rêver, de penser le bébé à naître, la capacité à l’investir et à négocier les sentiments d’ambivalence (Feldman et coll., 2017). Ahovi (2017) parle d’évoquer la vulnérabilité pour la transformer. Il importe alors de valoriser les compétences maternelles et de renforcer les ressources internes et la créativité de la mère.

Ce travail psychique ne saurait se faire en l’absence de l’élaboration des aspects socioculturels inhérents à la rencontre thérapeutique. L’approche transculturelle permet d’aller à la rencontre des représentations culturelles portant une fonction protectrice pour la dyade mère-bébé, et à créer un « espace transitionnel » où il est possible de « jouer » et de soutenir le métissage des représentations et des « mille et une façons » d’être parent (Winnicott, 1956 ; Moro, 2004). C’est dans cet « entre-deux » qu’il est possible de coconstruire un espace d’échange sécuritaire et de permettre l’éclosion de la singularité de chaque mère. De même, la solitude psychique et sociale des mères migrantes en période périnatale a été bien décrite (Moro, Neuman et Réal, 2008). Briser l’isolement et recréer ou renforcer les liens avec la communauté et le « berceau culturel » de chacune de ces mères est essentiel afin de diminuer le risque d’épisodes dépressifs ou de reviviscences traumatiques exacerbés par la migration et la vulnérabilité de la grossesse (Moro, 1994 ; Pangas et coll., 2019). Il va de soi que l’utilisation de la langue maternelle pour parler d’émotions et raconter une histoire est inévitable et relève même du domaine de l’éthique (Baubet et Moro, 2013).

Le trauma s’inscrit aussi dans le corps (van der Kolk, 2014). Il est important de reconnaître le désarroi et le doute des mères migrantes à travers les plaintes somatiques (Baubet et Moro, 2013), de les soutenir pour que le corps puisse redevenir une enveloppe sécuritaire et « contenante » (Anzieu, 1995) et que ces mères puissent à leur tour porter leur enfant dans un accordage affectif plus harmonieux.

Finalement, il est important de considérer le climat sociopolitique et la manière d’accueillir les mères migrantes, réfugiées ou demandeuses d’asile et leurs enfants. En leur donnant une reconnaissance administrative et sociale, la société d’accueil admet également la violence vécue et peut permettre de donner une nouvelle légitimité à l’enfant à venir.

Conclusion

L’acte de transmettre la vie est un processus à la fois extraordinaire et complexe, qui vient interroger l’essence même de la mère en devenir. L’ambivalence ressentie à l’égard du bébé appartient aux mouvements psychiques attendus de la grossesse, mais peut devenir morbide en présence de traumatismes qui teintent les représentations maternelles du bébé. L’enfant peut alors porter une ou des parties clivées du moi de la mère et devenir, métaphoriquement, enfant sauveur ou enfant persécuteur, à défaut de représenter les deux à la fois. La migration, source de potentialités créatrices, peut également fragiliser la mère qui se retrouve coupée de son enveloppe affective, sociale et culturelle. D’autres pistes de recherche ayant émergé de cette réflexion clinique seraient pertinentes à approfondir, notamment l’importance d’évaluer plus finement et formellement les diverses représentations que les mères se font de leur enfant en contexte posttraumatique et postmigratoire, ainsi que leur évolution dans le temps et suite aux interventions thérapeutiques indiquées. En outre, une approche transculturelle périnatale s’impose pour des soins adaptés et sensibles culturellement. Accompagner les dyades mère-bébé en contexte de migration et de traumatisme est fondamental pour négocier avec les « fantômes » dans la chambre d’enfant (Fraiberg et coll., 1975), permettre à la mère de se raconter à nouveau et au bébé d’exister.