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Les personnages de Monique Bosco en veulent à Dieu. Pour les injustices qui existent dans le monde, la misère, la souffrance, les guerres, les génocides. Ses personnages ne sont pas particulièrement pieux ou pratiquants; pourtant, Bosco se sert de la Bible, et plus précisément de l’Ancien Testament, afin de rejeter sur Dieu tout ce qui va mal sur la Terre. Ce n’est certes pas la première fois que des person-nages — fictifs, historiques ou bibliques — remettent en question leur foi ainsi que la capacité de Dieu de protéger l’humanité. Nous pouvons citer, à titre d’exemples bibliques, Jérémie et Job, ou encore, pour des exemples littéraires plus récents, les œuvres d’Elie Wiesel ou de Primo Levi. En ce qui a trait à l’œuvre de Bosco, nombre de textes s’appuient sur des références bibliques pour mettre en lumière des parallèles entre des situations bibliques et des contemporaines. Or, ce recours aux récits bibliques ne forme une quête ni de consolation, ni de salut, mais constitue plutôt une remise en question, voire une contestation de leur caractère sacré et de la toute-puissance de Dieu. La présente étude vise à mettre en lumière comment trois textes littéraires de Bosco, publiés vers la fin du 20 e siècle, déploient des intertextes bibliques pour remettre en question une foi aveugle en Dieu et l’espoir qu’il puisse améliorer le sort de l’humanité.

L’œuvre de Monique Bosco (1927-2007), moins bien connue que celles des deux auteurs susmentionnés, est volumineuse, comptant plus d’une vingtaine d’ouvrages, y compris des romans, des nouvelles, des poèmes et des essais, publiés entre 1961 et 2006, ainsi qu’une pièce dramatique et des poèmes publiés dans des revues littéraires québécoises. Juive et d’origine autrichienne, Bosco grandit en France avant d’immigrer au Québec en 1948, où elle fait des études littéraires et travaille notamment comme journaliste avant de devenir professeure de lettres et de création littéraire à l’Université de Montréal. Bien qu’elle soit immigrante et juive, son œuvre n’a que rarement été étudiée sous l’étiquette de l’écriture migrante ou dans le cadre de la littérature juive au Québec, mis à part quelques exceptions [1] . Si la littérature juive de Montréal a fait l’objet de plusieurs études et colloques (voir le numéro d’Études littéraires paru en 1997 et les actes publiés en 1991 notamment), c’est l’écriture en yiddish ou en anglais qui est généralement privilégiée. En ce qui concerne les écrivains juifs francophones, ce sont surtout Régine Robin et Naïm Kattan qui ont attiré l’attention de la critique. Il est en effet étonnant qu’il n’y ait pas eu davantage d’études comparatives abordant les œuvres de ces écrivains, et celles de Robin et de Bosco en particulier. Même si elles ne sont pas tout à fait de la même génération (Robin est née en 1939; Bosco, en 1927), leurs œuvres partagent des préoccupations communes sur le plan des thèmes, telles que les identités hybrides, le refus d’un nationalisme étroit et exclusif, l’immigration, la Shoah, et sur le plan de la forme, le recours à l’intertextualité et à un style narratif non-linéaire [2] . L’œuvre de Bosco se distingue par contre de celle de Robin en partie par la quantité et la diversité d’écrits poétiques et fictifs et par l’abondance et la richesse des références littéraires, culturelles et mythiques. Les titres de plusieurs de ses livres nous permettent de constater d’emblée l’importance accordée aux mythes gréco-romains et bibliques : New Medea (1974); Portrait de Zeus peint par Minerve (1982); Babel-Opéra (1989); Jéricho (1971); Schabbat (1978); La femme de Loth (1970).

Si les références bibliques ne sont, certes, pas étrangères à la littérature québécoise, force est de constater que, chez Bosco, la Bible est non seulement un intertexte riche et complexe, mais aussi un texte qui hante sa production littéraire et qui incite à la contestation. Cela diverge de l’emploi que font d’autres écrivains québécois de la Bible, telle la poétesse Rina Lasnier, par exemple, qui se sert de la Bible pour exprimer certaines valeurs chrétiennes. Monique Bosco fait tout le contraire, se rapprochant davantage de l’œuvre d’Anne Hébert [3] , dont les références aux textes bibliques, selon Adela Gligor, « transgressent le cadre de la tradition judéo-chrétienne et acquièrent une nouvelle signification dictée par l’environnement textuel, signification qui est, bien souvent, l’inversion parodique, voire sacrilège du sens d’origine » (2).

Posant notre regard sur les allusions et les références à l’Ancien Testament dans trois romans de Bosco, nous montrerons dans cet article que ces renvois bibliques remettent en question la bienveillance de Dieu à l’égard de l’humanité. On constate dans ces textes, et d’ailleurs à travers toute l’œuvre de Bosco, une contrariété qui se creuse entre la bonté de Dieu et sa toute-puissance. Si Dieu est tout-puissant, il devrait alors pouvoir mettre fin à la souffrance sur Terre [4] . S’il ne le fait pas, alors qu’il le pourrait, on doit donc mettre en doute sa bienveillance. Et si cela dépasse ses capacités, c’est donc sa toute-puissance qui doit être remise en cause. Ces questions primordiales sous-tendent les références bibliques contenues dans les trois romans qui seront examinés, soit Un amour maladroit (1961), La femme de Loth (1970) [5] et Babel-Opéra (1989). Les références explicites qui y figurent, telles que la femme de Loth, Job, l’Exode et le Livre des Lamentations, pour ne nommer que celleslà, font allusion à certaines transgressions qui auraient précipité des réactions vindicatives de la part de Dieu. Si, dans les récits bibliques, ces personnages parviennent à se réconcilier tant bien que mal avec un Dieu rancunier, les personnages de Bosco, eux, ne sont pas aussi facilement persuadés de la bonté divine. Dans cet article, il s’agira de mettre en lumière non seulement une remise en question de la foi des personnages, mais plus précisément leur accusation contre ce Dieu qui aurait abandonné l’humanité. Publiés à différents moments de la carrière d’écrivaine de Bosco, qui s’étend du début des années 1960 jusqu’à la première décennie du 21 e siècle, ces romans se rapprochent par les expériences partagées des narratrices, qui ont vécu l’exil, la guerre, l’exclusion sociale et l’amour non partagé. En outre, les narratrices dressent des parallèles entre leur vie, ancrée dans un présent du 20 e siècle, et des récits bibliques auxquels elles attribuent un caractère profane pour en fin de compte contester le pouvoir et l’autorité de Dieu, voire sa bienveillance. Les récits bibliques privilégiés dans ces trois romans — à savoir la femme de Loth, Job et les Lamentations — contribuent aussi à une prise de position de la part des narratrices, qui blâment Dieu pour son impuissance, si ce n’est pour son refus d’agir qui le rendrait, finalement, responsable des malheurs et des injustices qui affligent l’humanité jusqu’à nos jours.

Un amour maladroit est le premier roman de Monique Bosco, paru en 1961, et le seul publié en France, chez Gallimard [6] . Il s’agit d’un roman à saveur autobiographique, et Bosco avoue elle-même qu’elle y réglait « plus ou moins mes comptes à l’autobiographie » (« Des commencements aux recommencements » 13). Plus important pour notre propos cependant est le court texte poétique en exergue qui mérite d’être cité, car il nous met dès l’entrée en jeu au diapason de la lamentation :

Je suis devant le mur

Le long mur

Le mur des lamentations

Le mur des ancêtres qui,

La face couverte de cendres,

Venaient pour s’y lamenter

Se lamenter

La seule chose gratuite

Suprême consolation permise. (Un amour maladroit 7)

Ce passage fait référence bien évidemment au mur des Lamentations, site de l’ancien Temple de Jérusalem et lieu sacré de prière pour les Juifs, mais il renvoie aussi au Livre des Lamentations. Ce récit biblique, constitué en fait de cinq chants, évoque la destruction de Jérusalem au 6 e  siècle avant notre ère. Jérémie, l’auteur présumé — et contesté — de ce récit [7] , interroge Dieu directement pour essayer de comprendre comment il aurait pu permettre une telle dévastation de cette ville sacrée ainsi que le massacre de son peuple. Jean-Marc Droin explique que par « leur martèlement rythmé, ces cinq chants expriment la brûlure insupportable des corps meurtris, la blessure des cœurs désespérés, le brisement des âmes déchirées, l’épuisement des vies affamées, le bouleversement de la foi déboussolée » (10). Si la souffrance est au cœur des Lamentations, il faut aussi comprendre que ce livre biblique se distingue particulièrement par le questionnement cherchant à savoir comment et pourquoi ce désastre a pu avoir lieu sans que Dieu n’intervienne pour aider son peuple choisi. Droin précise que selon la tradition hébraïque, c’est sou-vent le premier mot du récit qui lui donne son titre. Or, le premier mot du premier chant, en hébreu, se traduit par « comment » et donc, le Livre des Lamentations s’intitulerait, suivant cette pratique, Comment. « Comment? Comment cette catastrophe? Comment est-il possible que Dieu laisse faire, se taise? » résume Droin (10).

Ce premier roman de Bosco donne la note pour tous les textes qui suivront — poésies, nouvelles, romans et une pièce de théâtre [8] — dans la mesure où c’est sur le mode de la lamentation que s’expriment les protagonistes, qui sont, pour la plupart, féminins. Dans un des rares entretiens qu’elle ait accordés à la critique, Bosco reconnaît, en effet, que son registre est sans doute celui de la lamentation. « Je crois qu’il me faut avouer, effectivement, que mon registre se situe plutôt dans la lamentation. C’est un sport que je pratique régulièrement, depuis toujours pour ainsi dire. “Faire le mur”, pour moi, cela voulait exactement dire cela : me lamenter, avec abondance, pendant des heures. Et je n’étais jamais à court d’inspiration » (Brochu 9).

Dans le roman Un amour maladroit, la narratrice de Bosco cherche à mieux comprendre sa vie, marquée par une enfance malheureuse durant laquelle elle s’est sentie mal aimée par sa mère et délaissée par son père qu’elle n’a pas connu, ainsi que par une période de séquestration pendant la Seconde Guerre mondiale. Le récit prend d’ailleurs la forme d’une cure psychanalytique — ou c’est du moins ce que le lecteur est amené à comprendre dans les dernières pages du roman —, mais la narratrice semble abandonner sa lutte, donnant à penser qu’elle mettra fin à ses jours. Elle dresse, en des termes qui ne laissent aucune place à l’ambiguïté de ses sentiments, le bilan de sa vie :

Me voilà morte déjà, et contente de l’être. Repliée sur moi-même, comme un fœtus rejeté trop tôt, tout occupée à retracer la route passée pour m’abreuver de chacune des amertumes de chacune des étapes du calvaire. Me voilà face à mon mur, défiant ce monde que je méprise. Face au mur, comme je me désole. Je ne m’épargne aucune de ces lamentations que Job se plaisait à ressasser en son fumier. Je m’épuise à les proférer encore, à redire tout le mal que l’on m’a fait et que personne, ni vous, ni moi, ni Dieu n’effacera jamais. J’ose enfin me plaindre de l’effroyable erreur judiciaire. [. . .] Le visage couvert de cendres, plein de malédictions, je me dirige vers le mur des lamentations pour exiger justice et réparation. (Un amour 208; nous soulignons)

Un « fœtus rejeté », les « amertumes », le « calvaire » : ce ne sont pas là des mots anodins et ils reflètent une expérience de vie poignante. Cette narratrice a souffert tout au long de sa vie et, même si elle ne s’adresse pas directement à Dieu, le fait qu’elle se « dirige vers le mur des lamentations » permet de croire que c’est vers Dieu qu’elle se tourne — et ce, non pas pour demander le pardon, ni même pour trouver consolation, mais, comme elle le dit, « pour exiger justice et réparation ».

Droin rappelle que, depuis toujours, les êtres humains se demandent pourquoi ce qui leur arrive leur arrive et, dans le cas de ceux qui sont croyants, c’est vers Dieu qu’ils se tournent pour tenter de comprendre comment il aurait pu fermer les yeux, que ce soit sur des désastres naturels ou des atrocités commises par des êtres humains, telles que des guerres, des génocides et des viols. Face à la destruction de Jérusalem [9] , perpétrée avec l’assentiment de Dieu — « Dieu s’est manifesté comme un ennemi; la religion a échoué » — ou, du moins, sans qu’il s’y oppose, le peuple par la voie (et les voix) des Lamentations doit exprimer ce « trop plein de souffrance » (Droin 20). La narratrice de Bosco soutient que ses souffrances s’apparentent à celles subies par le peuple d’Israël dans le Livre des Lamentations, mais tout de même avec une différence fondamentale. Si l’auteur des Lamentations remet en question sa foi, il est néanmoins « en présence de Dieu, même s’il a mal et n’y comprend plus rien. C’est donc bien devant lui qu’il se trouve même s’il est amené à être contre lui » (Droin 20). Or, la narratrice de Bosco, elle, se retrouve seule, sans recours à qui que ce soit. « Comme elle est longue à vivre, la quête de l’existence, quand on n’a pas de Dieu qui la dirige » (Un amour 209).

Le long passage précité fait également référence à Job, lui aussi une des grandes victimes de la Bible, dont la torture et la souffrance infligées avec le consentement de Dieu ne sont aucunement justifiées et donnent lieu à de nombreux questionnements concernant la bonté et la moralité de Dieu. Ce personnage fictif de la Bible, « paradigme de l’humanité souffrante » (Lévêque 24), auquel renvoie la narratrice de Bosco, ren-force son état de désespoir perpétuel et de souffrance insurmontable. Si Job, selon Jean Lévêque, pose « les questions que l’on n’ose pas se poser » (24), nous estimons que Rachel dans Un amour maladroit fait preuve d’encore plus de témérité, car non seulement elle pose ces questions, mais en plus elle exige « justice et réparation », ce qu’elle n’obtiendra pas, bien sûr, tout comme Job n’obtiendra pas de réponses (mais il obtiendra, de fait, réparation, puisque Dieu lui accordera une nouvelle fortune, une famille, bref, une nouvelle vie).

La question de savoir quelles souffrances en particulier Rachel aurait subies n’est pas, à certains égards, nécessairement importante en soi. Est-il important de pouvoir affirmer qu’elles sont effectivement équivalentes à celles des Israélites du 6 e  siècle avant notre ère? N’est-il pas suffisant qu’elle souffre et qu’elle cherche comprendre le comment, le pourquoi de ses souffrances? Même en les résumant ici, il ne serait pas possible de leur rendre justice; ce qui est à retenir, c’est que Rachel aurait vécu une enfance malheureuse, à Paris, empreinte des effets de l’exil (dû à l’immigration de sa famille de l’Autriche vers la France dans les années 1930) et de sa différence (d’accent, d’habillement, de cheveux, d’appartenance religieuse), de sa timidité et du manque d’amour et de chaleur de sa mère. Qui plus est, issue d’une famille juive, elle subira les affres de l’incertitude liée à une France sous l’occupation nazie, l’enfermement pendant de longues années afin d’échapper à la déportation vers les camps de concentration, la jalousie par rapport à sa sœur, qui aurait « l’air » moins juif et qui a donc le droit de fréquenter l’école et de se promener à son gré, la mort de sa grand-mère (la seule à lui montrer de l’amour et à la comprendre). Si les années de guerre marquent une période de souffrance aiguë, il n’en demeure pas moins que la souffrance de Rachel se prolonge bien après la fin de la Seconde Guerre mondiale et continue à l’habiter pendant le reste de sa vie.

Je me sens plus menacée aujourd’hui, dans le confort et la stabilité, alors que je suis devenue mon pire ennemi. [. . .] Ils m’ont écartée du monde des vivants à quinze ans; je n’ai pas su le retrouver. Je me décompose et pourris lentement. [. . .] Je ne suis plus celle que Dieu fit à son image. J’erre seule. Ne m’offrez aucun miroir. Je ne m’y reconnaîtrai pas. Je refuse mon identité. Je n’entrerai plus jamais dans le royaume du bonheur. (Un amour 115)

Même si la Seconde Guerre a provoqué des souffrances à une échelle quasi mondiale et, plus particulièrement, à la population juive d’Europe, les séquelles en sont ressenties de manière tout aussi individuelle que collective. Rachel est une morte-vivante qui ne parvient pas à se sortir de son enfer personnel, déclenché par des conflits politiques qui n’avaient rien à voir avec elle en particulier. Ses blessures intérieures l’ont tellement transformée qu’elle ne se reconnaît plus et, qui plus est, elle refuse de reconnaître ce qu’elle devient. N’étant plus à l’image de Dieu, elle se distancie de sa foi et de celui qu’elle a cru être son créateur et protecteur.

Ayant été baptisée pendant la guerre, Rachel se trouve en outre dans un entre-deux quant à sa foi, qui est d’emblée fragile et précaire. Au milieu du quartier hassidique de Montréal, Rachel est mal à l’aise devant l’image de la misère et la souffrance qui lui sont renvoyées. « Ce désir farouche joint à cette surprenante capacité de souffrir me faisaient honte et mal. Je détestais leur intransigeance altière qui m’accablait d’autant, moi qui avais misérablement échoué au premier choc » (Un amour 131). Se sentirait-elle en fait envieuse des membres de cette communauté, qui peuvent vivre leur souffrance avec une sorte de fierté, sans en faire l’apologie et sans en avoir honte? Elle n’est pas davantage à l’aise auprès de catholiques, cependant. Elle se méfie des membres de cette religion qui semble trop facilement duper par ses propres mensonges. Pourtant, « là aussi », Rachel enviait « leur conviction tranquille et sûre, cette certi- tude de posséder non pas une foi mais la foi, la seule uniquement vraie » (Un amour 132). En abandonnant la foi juive pour adopter le catholicisme par son baptême forcé, Rachel ressent, rétrospectivement, qu’elle a trahi les siens sans avoir réellement adopté la foi catholique non plus.

Par mon geste, je rendais vains les sacrifices offerts par les générations passées et l’attachement aveugle, si précieux par son poids de larmes et de sacrifices consentis, étalés sur des siècles d’oppression. Par ma faute, je les désavouais. J’étais celle qui rompt la chaîne, à tout jamais, moi la première à enfreindre la loi. Comme elle pesait lourd cette faute, si étrangement commise que je pouvais tour à tour m’en sentir victime ou responsable. Il m’arrivait de nier sa réalité. (Un amour 133-134)

Rachel s’inflige cette culpabilité accablante alors qu’elle n’y est pour rien. Son baptême lui a été imposé en guise de protection contre les nazis. Pourtant, elle est incapable d’échapper à ce sentiment d’avoir trahi les siens.

Passons à présent au deuxième roman que nous examinons dans cette étude. La femme de Loth, paru en 1970, est le seul roman de Bosco à ce jour à avoir été réédité, soit en 2003. Des thèmes semblables à Un amour maladroit y sont explorés. En effet, la narratrice dans La femme de Loth a elle aussi vécu une enfance difficile, en partie parce qu’elle se sentait comme une intruse auprès du couple parfait que formaient ses parents, dont le père était catholique et la mère, juive. Même si la mère s’est convertie au catholicisme par amour, la famille a néanmoins eu peur de continuer à vivre en France pendant la Seconde Guerre et elle a donc choisi de s’installer à Montréal. Les deux parents étant morts dans un accident de voiture, Hélène se retrouve seule au monde, sans réelles attaches à qui que ce soit. Le récit de la narratrice est déclenché par l’abandon de son amant de longue date, marié à une autre, qui est « fatigué de mentir, de mener cette existence partagée [. . .] las de cette “double vie” » (La femme 13). La narration prend la forme de très courts feuilletons de quelques paragraphes à peine, numérotés, adressés à un destinataire innommé, identifié par l’emploi du pronom de la deuxième personne de singulier désignant l’amant qui a quitté Hélène, la narratrice. Deux éléments de ce roman retiennent tout particulièrement notre attention dans cette étude : d’abord, la référence éponyme à la femme de Loth, qui est poursuivie à travers le texte; ensuite, le parallèle que dresse la narratrice entre son amant et Dieu — un parallèle qui n’élève pas tant l’amant à un statut divin, mais qui met plutôt en lumière les faiblesses « humaines » de Dieu.

Le récit de Loth, que l’on trouve dans la Genèse de l’Ancien Testament, fait état de la destruction de Sodome et de la fuite de Loth avec sa femme et ses deux filles afin de survivre. Deux anges le somment de quitter Sodome sans tarder, lui enjoignant de ne pas se retourner pour regarder la ville. À l’instar de la destruction de Jérusalem dans le Livre des Lamentations, la destruction de Sodome serait en fait le châtiment divin d’un peuple qui aurait péché. Dieu par contre propose à Loth la possibilité de se sauver, lui et sa famille, à condition de ne pas se retourner en quittant la ville en flammes. À part les péchés commis par le peuple de Sodome, qui justifieraient prétendument la destruction de la ville, il y a aussi dans ce récit la transgression de la femme de Loth, qui ose se retourner pour jeter un dernier regard sur la ville derrière elle malgré l’interdiction divine. Hélène, la « femme de Loth » dans le roman de Bosco, constate avec ironie que Dieu avait raison : il faut sauver ceux qui ont suffisamment le désir de vivre pour s’enfuir sans un regard ni une pensée pour la vie et les proches qu’ils laissent derrière eux. Hélène laisse entendre que, pour la femme de Loth, il est impossible d’abandonner son passé et qu’elle ne peut résister à cette compulsion de se retourner pour regarder la ville une dernière fois.

Loth et sa famille. Les filles sont jeunes, avec l’avenir devant elles. Pour la vieille femme, c’est tout son passé qui s’engloutit. Alors elle tourne la tête, cherchant à distinguer ce qui se passe, ce qui s’est passé. Elle se retourne, malgré la défense expresse. Pauvre vieille femme. Dans la Bible, tu n’as pas de nom. La femme de Loth, cela suffit. Et tu n’avais pas à désobéir mais à marcher droit, dans le droit chemin. À quel péché oublié as-tu voulu être fidèle? Pourquoi ce dernier regard qui allait te clouer là, au sol? Une statue de sel. La belle image. L’admirable symbole. Une statue de larmes pétrifiées. Larmes des vieilles femmes qui ne peuvent plus marcher au rythme des autres. Elles se retournent, se lamentent. (La femme 165-166; nous soulignons)

Hélène éprouve de la sympathie, voire de la pitié, pour la femme de Loth, qui est incapable de se couper complètement de son passé et qui, d’ailleurs, est peut-être trop âgée pour refaire sa vie. Il est clair que la femme de Loth n’a pu s’empêcher de transgresser la loi de Dieu qui était, après tout, assez simple : ne pas regarder derrière elle. Loth, par contre, a réussi, lui, à suivre ces consignes et, dans la suite du passage cité cidessus, Hélène évoque la « femme ferme, jeune et jolie que Loth étreint. Sans un remords, un regret » (La femme 166), évoquant le cliché de la vieille femme remplacée par une autre, plus jeune, plus belle, comme si, en outre, c’était par sa faute à elle que la femme de Loth n’a pas survécu.

Par ce regard en arrière, la femme de Loth biblique est transformée en statue de sel alors que son mari et ses filles poursuivent leur chemin et survivent. Hélène ne sera pas transformée en statue de sel, du moins, pas littéralement, certes, mais elle ne comprend pas pourquoi Dieu aurait interdit à Loth et à sa famille un dernier regard sur leur ville. Où est le mal à se retourner pour regarder derrière soi? La narratrice affirme que son propre récit se fonde sur une rétrospection de sa vie ou, en d’autres mots, sur un regard en arrière, provoqué par le départ de son amant, sans quoi il ne serait pas possible pour elle de faire face à son avenir seule, sans lui. En avion en direction de Venise très peu de temps après l’abandon de l’amant, Hélène regarde par le hublot sa ville disparaître derrière elle : « Comme cette folle épouse, je veux me consumer dans ce regard. Par le hublot, Montréal s’estompe. Je consacrerai ces deux prochains mois à me retourner sur ce navrant spectacle de débâcle » (La femme 17). Hélène remet en question à la fois Dieu et Loth ou, en d’autres termes, l’amant, ou l’homme en général, qui peut tout aban-donner d’un coup sans arrière-pensée, alors que pour elle, en tant que femme, comme pour la femme de Loth, ce n’est pas possible de fermer les yeux sur son passé, ses fautes et ses faiblesses. Et comme dans le Livre des Lamentations, dans lequel l’auteur demande « pourquoi », Hélène aussi veut comprendre.

J’aimerais comprendre pourquoi Dieu voulut sauver Loth et sa famille s’ils ne se retournaient pas sur la ville en flammes. Je comprends si aisément la femme de Loth.

Moi aussi, à la fin de cet été, je me serai peut-être transformée — à force de répandre des larmes sur le passé — en une autre statue de sel.

Que Dieu recommence. Qu’il frappe, dans la folle fuite, éperdue, celle qui regrette le passé mort, l’amour défendu. Comment courir en avant quand mes penchants, mes désirs m’entraînent vers l’arrière? Je me moque du futur. Je le laisse à autrui. Si j’ai bien compris, Loth la planta là, la pauvre femme. Curieuse? J’en doute. Compatissante, peut-être. Lui, ne se retourna pas. Le voilà léger, bien débarrassé. Il pourra jouir d’une jolie vie de veuf. Je ne peux orienter mes regards vers ce futur qui me guette. Tout m’y est intolérable. (La femme 42-43)

Hélène s’identifie à la femme de Loth qui se retourne pour jeter un dernier coup d’œil sur sa ville en flammes; la narratrice ne peut pas regarder devant elle, vers l’avenir, sans se tourner d’abord vers son passé. Loth, lui, n’a pas ressenti le désir ou le besoin de regarder derrière lui et, en outre, a poursuivi son chemin en abandonnant sa femme derrière lui — et, on peut le supposer, sans se retourner pour jeter un dernier regard sur son épouse transformée en statue de sel. Féministe dans sa perspective, cette narratrice ne cache pas le fait qu’elle éprouve un certain ressentiment envers Loth, et d’autant plus envers son amant, parce qu’ils peuvent affronter l’avenir sans être retenu par les liens du passé. Loth et l’amant sont « légers », « débarrassés » et peuvent continuer à vivre, sans égard pour les femmes qu’ils laissent derrière eux, leur souf-france, leur perte et leur nostalgie. Si Loth, lui, a pu abandonner sa femme transformée en statue de sel, Pierre, l’amant d’Hélène, la laisse « au bord du désespoir » (La femme 142), sans considération aucune pour ce qui pourrait lui arriver. En effet, à l’instar de la narratrice dans Un amour maladroit, Hélène contemple le suicide, sans pouvoir passer à l’acte. Comme Rachel qui survit malgré elle, Hélène en veut à Dieu qui ne la transforme pas en statue de sel, ce qu’elle préférerait plutôt que de continuer à vivre seule. « J’envie le sort de celles que la mort foudroie. Sans repos, je me remémore le passé, cet amour rejeté. Que fait le Dieu impitoyable? Il me punit en me laissant en vie » (La femme 43).

Dans un autre exemple de transgression, Hélène se reconnaît coupable de n’avoir pas respecté la loi divine qui interdit d’idolâtrer Dieu ou d’en dresser une image représentative. Mais dans un renversement impie de cette loi, Hélène avoue avoir fait de son amant une sorte de dieu. Son amour pour lui était tellement puissant, voire obsessif, qu’il se rapproche de l’adoration qu’un croyant éprouverait envers Dieu. « Dix ans j’ai sagement accepté mon sort. Au seuil de la terre promise, à l’ombre du grand homme que j’ai adoré. Sans un murmure. Esclave reconnaissante. J’ai trahi le commandement, loi impitoyable de faire des dieux à effigie humaine » (La femme 11). Que l’on interprète cette idolâtrie comme étant un péché contre Dieu, car Hélène lui accordait l’image de son amant ou parce qu’elle idolâtrait un simple homme, il s’agit là d’une transgression des commandements divins. « Que Dieu me délivre des hommes. Ici, Dieu n’a que faire. Je connais le péché où j’ai sombré. Il est honteux d’idolâtrer une créature humaine et faillible » (La femme 143). Au fond, Hélène se rend compte de sa propre faute d’avoir voulu voir en un homme un dieu. « Toi, je t’ai accueilli comme mon sauveur. Marie-Madeleine ne fut pas repoussée. Toi, tu trouvais mes offrandes importunes » (La femme 162). La narratrice met en doute à la fois Dieu, en le remplaçant par un homme, et son amant, car elle se rend compte que cet homme ne mérite pas son dévouement et son amour indéfectible. Bref, l’amant n’a pas su mériter l’adoration d’Hélène, qui en est d’autant plus affligée lorsqu’il se (re)tourne contre elle, c’est-à-dire, pour reprendre le parallèle avec Loth, qu’il ne se retourne pas, en fait, pour voir si elle survit à leur rupture.

On peut donc constater par ces exemples, qui ne sont aucunement exhaustifs, en quoi Hélène dresse un parallèle entre la fin de sa vie et celle de la femme de Loth. Or, si elle ne sera pas transformée en statue de sel, ni littéralement ni symboliquement, Hélène aussi se retourne « sur ce passé dévasté, ces décombres où ne survit rien de ce que j’ai aimé. Tout est mort, englouti. Qui me retiendra? Qui me poussera en avant, me demandant un dernier effort, ultime sursaut de courage? » (La femme 166). Comme Rachel, Hélène sera incapable de s’enlever la vie, « [l]e suicide se dérobe comme l’amant de passage » (La femme 173). Et son amant, qu’elle a aimé comme on aime un dieu, l’a profondément déçue, et le fait qu’il est un homme, un simple homme, qui n’a pas su aimer inconditionnellement, semble enlever tout espoir chez Hélène de la possibilité d’un salut, qu’il soit divin ou humain. Son commentaire après avoir admiré un tableau de la crucifixion dans un musée de Venise laisse comprendre qu’elle ne croit ni aux miracles ni aux sacrifices. « Il serait si doux de croire à ce miracle : un homme acceptant de souffrir par nous, pour nous, avec nous. Non pas fils de Dieu, mais un homme ordinaire » (La femme 163).

Dans le troisième texte de Bosco qui sera analysé dans cette étude, Babel-Opéra (1989), la narratrice aussi se retourne presque compulsivement sur son passé, ainsi que celui du peuple juif. D’emblée transgressif sur le plan de la forme et du genre, ce texte, que l’on nomme « roman » pour simplifier, mais qui n’en est pas tout à fait un, chevauche la prose, la poésie et le théâtre; la narration et le chant; le sacré et le profane; le fictif et le biographique. Si ce texte fait écho à certains passages d’Un amour maladroit portant sur la marginalisation des Juifs en France et leur déportation, l’immigration, la solitude et le désespoir, il s’en dis- tingue notamment par sa forme fragmentée et elliptique, et par le rapport complexe et tendu entre les citations bibliques situées au haut de presque chaque page du texte et des répliques de la narratrice. Ce texteci est sans doute le plus poignant des ouvrages de fiction de Monique Bosco dans ses remises en question et ses accusations contre un Dieu qui demeure impassible devant les génocides, la misère et la souffrance sur Terre.

Comme Job et le narrateur du Livre des Lamentations, la narratrice de Babel-Opéra interpelle Dieu explicitement tout au long du texte, l’implorant d’écouter et de constater ce qui se passe sur la Terre. Pour Miriam, la narratrice, il s’agit aussi de comprendre le comment et le pourquoi des actes de violence extrême et d’injustice inexplicable qui sont perpétrés par des êtres humains contre les leurs, d’où un rapprochement entre ce texte et le questionnement au cœur du Livre des Lamentations. Qu’est-ce qui motive le mal et la haine éprouvés par et contre des humains, et comment, en fin de compte, Dieu peut-il fermer les yeux sur ce qui se passe? Ce texte s’ouvre justement sur une prière, voire une supplication à Dieu de bien vouloir écouter.

Prions, en chœur, devant le mur.

Prions, mes sœurs, mes frères

même si personne ne nous entend.

Il n’y a plus de mots pour l’implorer.

mais il faut rompre ce mortel silence.

Ô dieu, écoute.

Écoute, du plus profond de nos douleurs

la lamentation ancienne, millénaire. (Babel-Opéra 9)

Cette entrée dans le texte, intitulée d’ailleurs « Ouverture », rappelant le genre opératique, place Dieu dans le rôle de destinataire du récit et de sujet du verbe « écouter » conjugué à l’impératif. Ce commandement donne le ton du texte, tout au long duquel Miriam, alternant entre une interpellation directe à Dieu en utilisant le « tu » ou indirecte par le biais du « il », juge et critique Dieu qui n’est pas intervenu pour sauver les êtres humains de divers désastres et, notamment, de la Shoah. Soulignons que ce passage d’ouverture, à l’instar du poème en exergue d’Un amour maladroit, fait allusion à la lamentation, plainte qui exprime une profonde douleur inconsolable.

Le roman est divisé en chapitres courts, comme nous l’avons vu aussi dans La femme de Loth, dont la plupart portent des titres évocateurs tels que « Métamorphose » (numérotés de I à VII), « Apocalypse » (I à III), « Exode » (I à III) et « Shoah » (I à IV). Ces chapitres constituent le récit biographique, quelque peu elliptique, de Miriam, narré en prose à la première personne. Miriam entreprend une forme de dialogue avec les citations bibliques qui amorcent chaque page du texte, reprenant dans ses « répliques » leurs mots exacts ou faisant écho aux idées qui y sont évoquées. Or, on ne pourrait affirmer que cette forme de dialogue constitue une prière ni même un échange pieux entre Miriam et Dieu. La narratrice interprète les passages bibliques à la lumière du contexte dans lequel elle vit, en l’occurrence les années de la Seconde Guerre mondiale et celles qui l’entourent, et s’efforce de montrer en quoi Dieu est injuste et intolérant.

Par exemple, le chapitre intitulé « Apocalypse I » débute par la citation biblique que voici :

Iahvé vit que la malice de l’homme sur la terre était grande et que tout l’objet des pensées de son cœur n’était toujours que le mal. Iahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’irrita en son cœur. Iahvé dit : « Je supprimerai de la surface du sol les hommes que j’ai créés, depuis les hommes jusqu’aux bestiaux, jusqu’aux reptiles et jusqu’aux oiseaux des cieux car je me repens de les avoir faits. » Genèse VI, 5. (32) [10]

Miriam, elle, interroge Dieu à la deuxième personne du singulier lorsqu’elle poursuit sa propre réflexion à la suite des passages cités. Dans sa réplique, donc, Miriam constate :

Comme ton châtiment a été implacable. Tu nous as forgé une étrange apocalypse. La peur était si grande que nous sommes restés sur place, médusés. Sur l’Europe entière, ce ciel de plomb, ces rumeurs. Mais qui ose croire ces horreurs. Parfois à la radio on peut entendre ce fou [Hitler] qui hurle et vocifère. (32)

Ces chapitres en prose alternent avec des textes en vers libres, dans lesquels la narratrice affirme « céder [sa] place » afin de faire entendre des voix collectives de femmes, d’hommes et d’enfants représentant soit les victimes, soit les agresseurs. Similairement, le Livre de Job, évoqué d’ailleurs à plusieurs reprises dans Babel-Opéra, est aussi rédigé dans un style qui alterne entre prose et poésie. Le prologue et l’épilogue sont en prose alors que les discours de Job et de ses quatre amis adoptent une forme plus poétique.

Ce roman, que nous avons décrit comme étant hybride sur plusieurs plans (2012), évoque toute une panoplie d’événements, de lieux et de personnages bibliques tels que Job, Jérémie, les destructions de Jérusalem et de Sodome, bref, là où Dieu est perçu comme ayant agi de manière répréhensible et injustifiable, ou encore où il n’est pas intervenu du tout, abandonnant hommes, femmes et enfants à leur triste sort, d’où le titre de cet article, emprunté au texte même de Bosco. La narratrice accuse Dieu d’être « aveugle, durant des années, pour laisser arriver ce que jamais on ne vit, auparavant. Les plus cruels tyrans, en leurs jeux de cirque assassins, n’ont pas organisé semblables spectacles. Néron est un enfant pervers auprès d’eux [. . .] Éclipse de Dieu. On est retourné aux temps d’avant la Genèse. Shoah. Dieu se repose. Sept jours ou sept ans, quelle différence » (Babel-Opéra 13-14; nous soulignons). Miriam fait référence bien sûr, ici comme dans tout le texte, aux événements de la Seconde Guerre mondiale, à la déportation des Juifs et autres groupes vilipendés par le régime nazi, à la dévastation de familles, de villes, de foyers. Un peu plus loin dans le texte, elle répète cette expression, « Éclipse de Dieu » (46), en évoquant l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima, montrant que c’est la violence commise envers tous les peuples et la souffrance globale qui la préoccupent et non pas seulement la souffrance des siens.

Le poète du Livre des Lamentations, comme nous l’avons signalé au début, cherche à comprendre comment, pourquoi Dieu n’est pas intervenu lorsque Jérusalem fut détruite : « Comment cette catastrophe? Comment est-il possible que Dieu laisse faire, se taise? » (Droin 10). Dans le cas de Job, les souffrances du monde pèsent sur ses épaules, et, encore une fois, Dieu ne protège pas un de ses fidèles. Là aussi, la question qui prime cherche à savoir « pourquoi? » (Lévêque 23). Dans ces deux situations, les interlocuteurs remettent Dieu en question et l’interrogent afin de trouver des réponses à leurs questions. Cette remise en question par de simples hommes à l’égard de la prééminence de Dieu pourrait être interprétée comme un sacrilège; cependant, n’oublions pas que, malgré certains doutes, Job n’a jamais renoncé à sa foi et s’en remet à Dieu, finalement, acceptant que cela ne serve à rien d’essayer de comprendre ou de s’expliquer Dieu. Lévêque observe que, dans son questionnement, Job demeure fidèle à Dieu. « Ce sont les griefs et les interrogations d’un homme qui connaît Dieu, qui a cru le connaître, et qui veut comprendre, afin de pouvoir vivre et de savoir mourir » (24). Dans le Livre des Lamentations aussi, le poète, qui d’emblée accuse Dieu de n’avoir rien fait pour sauver Jérusalem et protéger son peuple, en vient à conclure que ce peuple avait péché et que, dans ce cas, Dieu avait raison de ne rien faire, puisqu’il devait le punir. De son côté, Loth ne semble pas se poser la question de savoir pourquoi Dieu lui interdit, à lui et à sa famille, de regarder derrière eux et, lorsque sa femme enfreint cette interdiction, il ne réagit pas au fait que sa femme a été transformée en statue de sel. Loth ne semble même pas étonné ou ému et poursuit son chemin vers une nouvelle vie.

Les parallèles entre les personnages de Bosco et ces personnages bibliques sont flagrants. Or, la narratrice de Babel-Opéra, elle, va plus loin que Job, Jérémie ou Loth, car elle ne peut accepter que les actes commis durant la Seconde Guerre puissent être justifiés par quelque péché que ce soit. Si Job a atrocement souffert, il n’en demeure pas moins que « sa foi est intacte » (Lévêque 25), ce qui n’est pas le cas de Miriam, qui remet en question la toute-puissance de Dieu. Suivant l’exemple d’Hélène dans La femme de Loth, Miriam choisit « de ne plus idolâtrer dieu ou homme, langue ou patrie » (Babel-Opéra 90) tandis qu’Hélène, elle, se « révolte contre [la] loi [de Dieu] » (La femme 161). De son côté, Rachel dans Un amour maladroit affirme avec véhémence que Dieu ne pourra jamais effacer tout le mal qui lui a été infligé alors qu’au contraire, pour ce qui est de Job, Dieu a réussi à lui faire oublier ses souffrances et ses pertes.

Dans une « biographie » du Livre de Job, Mark Larrimore constate que « the book of Job [is] appealing powerfully to those who know or suspect or fear that all is not right with the world, sufferers of many kinds. They turn to Job and his book for reassurance, but also for confirmation of the truth of their questions [11]  » (24). Pour Bosco, la souf-france dans le Livre de Job et, qui plus est, l’incompréhensibilité, voire la futilité, de cette souffrance, font écho aux souffrances du monde moderne. Par contre, si le questionnement de Bosco a une force de vérité, celle-ci provient de son écriture poétique et c’est de là que jaillit en fait la remise en cause profonde des textes bibliques auxquels l’auteure fait abondamment allusion. L’étude de Tod Linafelt sur le Livre des Lamentations pose la vraie question, à savoir :

When God has defaulted and humanity must make its own way through the deprivations of history, what are poets for? [. . .] Poets are for putting the destitution into words, or perhaps it is better said that poets are for attaching words to the destitution. God may have defaulted, but perhaps language has not quite yet done the same. While God fails to arrive, poetry manages to survive. (118) [12]

Cette question est celle qui sous-tend l’œuvre de Bosco, et même si « Dieu s’est éclipsé », c’est l’œuvre poétique qui permet un regard nouveau sur cette destitution, sur la souffrance humaine, un regard qui pourrait, peut-être même, la diffracter afin de la soulager, ne serait-ce qu’un peu.