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L’ouvrage de cet exégète de haut niveau nous invite à replonger dans la recherche du Jésus historique, recherche qui s’est un peu essoufflée récemment.

Daniel Marguerat [DM désormais] se pose, dès la Préface, en historien, reconstructeur du passé de Jésus de Nazareth, historien toujours impliqué dans ce travail de reconstruction. Cette implication soulève immédiatement la question de la pertinence du travail de l’historien croyant. Peut-il, dans sa recherche, faire abstraction de sa foi[2] ? Ou, plus radicalement, cette recherche même n’invite-t-elle pas à rejeter cette croyance, le Jésus historique éliminant le Christ de la foi ? DM n’évite pas le problème et, dans cette préface, affirme que « le travail de l’historien n’asphyxie pas la croyance ; il participe à son intelligence et à sa structuration, et ce n’est pas un mince service qu’il lui rend (12). Il confère, en effet, de « l’épaisseur à l’humanité du Nazaréen » (12), ce qui est l’aspect charnel (Jn 1,14), historique je dirais, du mystère chrétien, l’aspect divin ne relevant pas de l’historien. Il reste que les documents, qui sont la source de ce que l’historien peut dire, laissent néanmoins percer quelque chose de ce dernier aspect, qui crée justement le mystère du personnage. DM ne s’attardera pas à cette transcendance, l’évoquant néanmoins subtilement, il me semble, dans le chapitre sur la vocation de Jésus, en rappelant à l’occasion des titres christologiques et en lien avec le surgissement du Royaume dans le présent, que si « Jésus n’a pas dit ce qu’il était, il a fait ce qu’il était » (202)[3].

L’ouvrage est divisé en trois parties : « Les commencements », « La vie du Nazaréen » et « Jésus après Jésus ».

« Les commencements »

Le premier chapitre Que sait-on de Jésus ? fournit, sans débats académiques, un bon tableau de toutes les sources disponibles, soulignant, en particulier, la proximité et l’abondance des témoignages non-chrétiens et chrétiens qui parlent de Jésus et ne mettent jamais en doute son existence[4]. Concernant l’histoire de Jésus, ce chapitre d’introduction est fondamental, puisque l’histoire ne s’écrit qu’à partir de documents et qu’elle n’est, selon le mot de l’historien Marc Bloch, repris par DM (17), qu’une « connaissance par traces »[5]. Sur quelques points, il est permis de n’être pas toujours complètement d’accord (ainsi je ne vois pas que Mt et Lc aient voulu amender le portrait rugueux de la Source (31), puisqu’ils ont tous les deux adopté cette Source, qui, il faut s’en souvenir, n’existe pas ailleurs que dans leurs propres textes…), mais DM navigue très bien dans ces eaux qu’agitent bien des tempêtes. Notant spécialement que les évangiles canoniques, bien que documents de foi, ne congédient pas l’histoire, et que les extra-canoniques, comme ces « évangiles sauvés des sables », nous restituent « la chatoyante diversité des spiritualités chrétiennes aux origines » (36-37).

Mais, grande question, comment lire ces documents ? comment rejoindre le Jésus de l’histoire à travers ces interprétations diverses de la vie et des paroles de Jésus ? Malgré les réticences actuelles concernant les critères d’authenticité, DM retient, avec raison, cinq grands critères qui permettent d’évaluer la « fiabilité historique des sources » (43). Ce n’est pas le lieu d’en discuter ici, il suffira de les énumérer : le critère d’attestation multiple (paroles et gestes de Jésus attestés en plusieurs sources indépendantes) ; critère de l’embarras (actes ou paroles de Jésus qui n’ont pu être inventés par les communautés chrétiennes en raison des difficultés qu’ils créaient) ; critère d’originalité (ce qui est propre à Jésus et absent de son milieu), mais ce dernier critère doit être joint, absolument, au critère de plausibilité historique, qui est double : plausibilité en amont, retenant ce qui est plausible dans le cadre du judaïsme palestinien (car, tout original qu’il fût, Jésus appartient bien à son temps), et plausibilité en aval, retenant aussi ce qui explique l’évolution de la tradition de Jésus après Pâques ; finalement une logique de crise (toute reconstruction de l’histoire de Jésus doit faire apparaître les raisons qui ont conduit à sa mort) (43-45).

Le deuxième chapitre, Un enfant sans père, nous retiendra plus longtemps. C’est, dans l’oeuvre de DM, ce qui est, je crois, le plus nouveau et, en tout cas, le plus inattendu.

L’enjeu est l’origine de Jésus : « D’où vient Jésus ? » (47). On connaît ce qu’on appelle les évangiles ou les récits de l’enfance de Jésus qu’on trouve en Mt et en Lc. Les deux parlent de la conception virginale de Jésus, d’une conception sans intervention masculine (et non de naissance virginale, distinction qui n’est pas toujours faite en ces pages[6]). Des récits qui seraient tardifs (ou « récents », 47), selon DM. Il est vrai qu’ils sont en Mt et en Lc et non en Mc, et qu’aucune mention n’en est faite ni en Paul, ni dans les autres textes du NT. Il est vrai aussi que ces récits de l’enfance ont pu être ajoutés après la composition du reste de l’évangile, sinon pour Mt (dont l’évangile aurait bien commencé avec 1,1 et été composé dans l’ordre où il nous est parvenu), du moins pour Lc dont l’évangile a pu commencer avec le début solennel de 3,1-2, en référence au baptême de Jean, comme chez Mc et Jn (ce que Lc lui-même noterait en Ac 1,22). Mais il est bien assuré que c’est Luc lui-même qui a ajouté à son évangile ces deux premiers chapitres. Ce qui nous maintient aux années 80-90, une dizaine d’années après Mc, qu’on date autour de 70. Ce qui n’est pas très tardif[7] !

Il est vrai aussi que ces deux récits, celui de Luc spécialement, sont très théologiques. Ils sont, néanmoins, indépendants l’un de l’autre et comportent beaucoup de traits (noms de lieux, de personnes, etc.) qui, très plausiblement, renvoient à des traditions issues d’événements historiques. Peut-être, alors, ne faut-il pas les qualifier de « contes[8] savants » (48). Mais il est évident qu’un engendrement « qui vient de l’Esprit Saint » (Mt 1,20), de « l’Esprit Saint et de la Puissance du Très Haut » (Lc 1,35) n’est pas facilement admissible en dehors de la foi. D’où les autres explications de cette étrangeté, comme celle d’une naissance illégitime. Ainsi, selon certains, « Matthieu et Luc auraient travesti en conception surnaturelle ce qui était la suite d’un viol ou d’une union hors mariage »[9] (49). Une hypothèse qui date de l’antiquité (on la trouve chez le philosophe païen Celse, combattu par Origène), comme le rappelle DM, reprise par la suite dans les écrits rabbiniques et plus tard les Toledot Yeshu, comme encore aujourd’hui par des auteurs modernes. Mais, en un sens, DM va plus loin et soutient que « les doutes sur la naissance de Jésus sont perceptibles au sein même du Nouveau Testament » (51). C’est le point important de ce chapitre qui va mener DM à reprendre la thèse proposée par Bruce Chilton « de voir en Jésus un manzer » (53), le manzer étant un bâtard, un enfant né hors mariage. Important aussi pour tout le livre, car ce stigmate qui marquerait la personne de Jésus et aurait pesé sur toute sa vie sera rappelé plusieurs fois au cours de l’ouvrage (96, 168, 312, 319, 347)[10].

Mais sur quoi se base cette prise de position ? DM évoque d’abord à ce propos la législation juive, d’une extrême sévérité, telle qu’énoncée en Dt 23,3 (texte qui date sans doute de la période perse, 6e-4e siècles avant notre ère)[11]. Cette directive était-elle toujours valide et courante au premier siècle de notre ère, au temps de Jésus ? Le NT, en tout cas, n’y fait aucune claire allusion. Seule la Mishna s’y réfère quelques fois – ce qu’exploitent Bruce Chilton et DM à sa suite (53) – mais sans que les rabbins puissent même s’entendre sur le sens à donner au mot manzer (comme on peut voir en Yebamoth 4,13). Peut-on, d’ailleurs, reporter au 1er siècle ce que dit la Mishna au début du 3e siècle de notre ère ? Il est vrai que les traditions rabbiniques que rapporte la Mishna ont dû précéder l’écriture de ce texte. Mais remontent-elles au 1er siècle ? On ne peut le garantir. Ni son contraire, sans doute. Mais cela suffit, je crois, pour que l’historien n’utilise pas la Mishna pour soutenir l’hypothèse de la manzerut au temps de Jésus.

Il reste les textes du NT qui évoqueraient discrètement, à propos de Jésus, cette condition dramatique du manzer. Il s’agit essentiellement de Mc 6,3, qui parle du « charpentier, fils de Marie », et marginalement de Jn 8,18 et 8,41. « Fils de Marie », en effet, contrevient à l’usage juif qui est de toujours mentionner le nom du père (comme le font le « fils de Joseph » de Lc 4,22 et de Jn 6,42). L’exégèse de ce texte de Mc reste fort débattue. Plusieurs exégètes et historiens y voient une allusion à une naissance illégitime[12]. Par contre, le « consensus traditionnel », celui de la majorité des commentateurs de Mc, rejette la référence à une naissance suspecte. Jean Delorme l’exprimait parfaitement, à mon avis. Tout en reconnaissant que parler de Jésus comme « fils de Marie » contrevenait à l’usage juif traditionnel, il maintenait fermement que « chercher une allusion, sur les lèvres des Nazaréens, à une naissance de père inconnu ou, au niveau de la rédaction du livre, à la croyance chrétienne en la conception virginale de Jésus, c’est dépasser l’horizon du texte et le charger d’interprétations postérieures »[13]. Il paraît plus naturel de penser que cette mention de Marie et non de Joseph par les Nazaréens, qui connaissaient bien la famille de Jésus (Mt 13,55-56 ; Mc 6,3), s’expliquait tout simplement par « la mort précoce de Joseph » (56)[14].

Quant aux textes de Jean (8,19 : « ton père, où est-il ? » et 8,41 : « Nous ne sommes pas nés de la prostitution. Nous n’avons qu’un seul père, Dieu ! »), ils appartiennent à un débat théologique où c’est Jésus qui attaque les juifs qui se réclament de la « descendance d’Abraham » et leur oppose sa propre descendance, lui, sorti et venu de Dieu (8,42). Cette prétention de Jésus s’inscrit dans toute la théologie johannique qui, dès le Prologue et tout au long de l’évangile, le présente comme « Fils unique ». À ce niveau théologique, il n’est pas question de la naissance humaine de Jésus et il n’y a pas non plus à s’étonner que le Jésus johannique – et non « l’enfant sans père » (347) – n’ait appelé Dieu que par le nom de Père.

Un indice « massif » (51) de la présence de doutes sur la naissance de Jésus serait, selon DM, la généalogie de Jésus en Mt 1,1-17. Ce qui frappe singulièrement dans cette généalogie juive, c’est la présence tout à fait incongrue de quatre femmes et de quatre femmes qui auraient toutes une « réputation sulfureuse », en « situation d’irrégularité sexuelle face à la norme conjugale » (52). Mt aurait évoqué ces quatre destins de femmes hors normes pour préparer son lecteur à l’irrégularité de la conception de Jésus hors mariage. « L’explication qui s’impose [je souligne], selon DM, est que Matthieu est au courant de rumeurs entourant la paternité de Jésus » (53), et qu’il veut les contrer en invoquant une intervention divine. La conclusion est sans appel. L’emplacement de la généalogie juste avant l’annonce de la conception selon l’Esprit Saint (Mt 1,20) s’y prête évidemment. Et il faut aussi, éventuellement, reconnaître, avec R. Brown, – en Mt, mais non en Lc – « a discernible apologetic interest »[15]. Mais le fait que cette intervention divine dans la conception de Jésus se retrouve en Mt et Lc, deux évangiles considérés comme indépendants, suggère bien selon Brown, « that it predates the two evangelists ». Ce n’est donc pas une invention de l’apologétique de Mt, une « pure theological creation »[16]. Néanmoins, cette présentation matthéenne signifierait, selon DM, « que les rumeurs de naissance illégitime datent déjà du 1er siècle », disons de la fin du siècle au moins, et il pose alors la question importante : « Circulaient-elles du temps de Jésus ? » (53), entre 28 et 30. DM en est convaincu et fait appel, pour l’établir, à toute une série d’indices qui lui paraissent confirmer cette hypothèse. Il les a résumés en p. 58 : « Séparation de la famille, célibat, compassion pour les marginaux, relativisation des règles de pureté : ces accents forts de l’éthique de Jésus portent, à mon avis, dit-il, les stigmates d’une enfance exposée au soupçon d’impureté et d’une volonté de transcender cette exclusion sociale ». Je reprends chacun de ces « indices ».

DM attribuerait la tension entre Jésus et sa famille (qui s’exprime en particulier en Mc 3,21), à « son statut anormal au sein du cercle familial » (57), malgré Mc 3,20, qui pourtant fournissait déjà une bonne explication de cette tension[17] ! Plus que l’hypothèse d’une naissance suspecte, l’extra-vagance (vagari : errer à l’aventure) de la conduite nouvelle de Jésus et, en particulier, son activité de thaumaturge et de chasseur de démons qui, en plus de sa parole, entraîne les foules derrière lui (Mc 1,37.45 ; 2,13.15-16 ; 3,7-8.20 ; 4,1… et, bien sûr, ce passage de Mc 6,1-3, où la foule s’étonne de sa sagesse face à l’humble condition de sa famille) explique fort bien, à mon avis, que les gens de sa parenté aient trouvé étrange cette conduite toute nouvelle. Au passage, on peut d’ailleurs trouver curieux que, tout au long de son activité publique, cette « infamie » n’ait pas « coulé » la réputation de Jésus : que les foules aient continué à le suivre et qu’il ait pu enseigner dans les synagogues et même au Temple, alors que sa condition de manzer aurait dû le bannir de toute « congrégation religieuse »[18] !

Autre indice de cette manzerut, de cette ignoble situation, le célibat de Jésus (57). Tous les rabbis devaient être mariés et créer une famille. Pourquoi Jésus, qui en assumait pratiquement le rôle, ne l’était-il pas ? Parce que, dit DM, « le Talmud impose de strictes restrictions de mariage aux individus suspectés de manzerut » (57)[19]. En fait, les sources historiques disponibles ne permettent pas de décider si oui ou non Jésus a été marié. Les évangiles, ainsi que Paul, n’en disent rien, alors qu’ils connaissent le mariage de ses disciples (voir Mc 1,30, qui parle de la belle-mère de Pierre, et 1 Co 9,6). Mais comment ne pas penser que Jésus, lors de sa discussion avec les pharisiens (Mt 19,1-9), qu’il prolonge avec les disciples (10-12), savait de quoi il parlait et qu’il pouvait s’appliquer à lui-même ce qu’il dit des « eunuques pour le Royaume des cieux » ? Eunuque pour le Royaume, « exception eschatologique », dit bien la TOB (Mt 19,12), ce qui était la situation du prophète eschatologique qu’était Jean Baptiste et plus encore de Jésus. Le Baptiste était célibataire, Paul l’a été, de même que d’anciens prophètes en Israël. Pourquoi pas Jésus ? Tout cela paraît plus solide que le très hypothétique stigmate de la manzerut et ne fait pas du célibat de Jésus « un sujet d’énigme » (57).

La « relativisation » que Jésus fait des règles de pureté était sans doute une « anormalité » en Israël au temps de Jésus. On sait que ces règles de pureté se rattachaient à l’idéal de pureté lévitique et sacerdotale. Les diverses catégories d’impureté empêchaient d’entrer en contact avec Dieu, empêchaient en pratique de s’approcher du sanctuaire, du Temple. En ce domaine, Jésus suivait encore Jean Baptiste qui « proclamait un baptême de conversion en vue du pardon des péchés » (Mc 1,4), un pardon qui n’était plus lié aux sacrifices du Temple qui seuls, selon la loi juive, pardonnaient les péchés. Le geste du Baptiste était donc un geste révolutionnaire, qui concurrençait les gestes du Temple et finalement tout le système de pureté rituelle. Ce que DM reconnaîtra lui-même très bien dans son chapitre sur le Baptiseur, affirmant que le baptême de Jean « se substituait de fait au système sacrificiel du Temple pour la rémission des fautes » (87). Jésus proclame le même message de base. C’est, pour moi, ce qui explique « la marginalité sociale pour raison de pureté » qui a été celle de Jésus, et non sa « dure expérience » d’enfant manzer (58).

Pour ce qui est de la sensibilité de Jésus aux marginaux, je suivrais volontiers Charles Perrot, qui affirme, en lien avec ce qui précède, que Jésus, refusant de se plier, au moins en partie, à ces règles de pureté qui fragmentaient la société, « cherche délibérément à atteindre le peuple des petits, des pauvres et des impurs, bref le peuple du pays »[20], toutes ces personnes empêchées par leur condition même de se soumettre aux multiples règles de pureté.

Encore une fois, en ces « indices », qui expliqueraient « quelques particularités de l’activité du Nazaréen » (56), DM croit voir « les stigmates d’une enfance exposée au soupçon d’impureté et d’une volonté de transcender cette exclusion sociale » (58). Sur tous ces points et sur la conclusion qui en est tirée, laquelle ne me paraît pas refléter les évangiles, je dois donc dire mon désaccord.

Le troisième chapitre, À l’école de Jean le Baptiseur, touche des points importants. D’abord, « le lien fort et reconnu entre le prophète du désert et l’homme de Nazareth » (79), que les évangiles ont exhumé. Puis le baptême de Jésus par Jean, qui a sans doute plongé les premiers chrétiens dans le plus grand embarras, mais que les évangiles ont conservé, et qui reste l’un des points les plus assurés de la recherche historique. Jésus a été disciple de Jean et fait partie de son groupe pendant un certain temps, avant de s’en séparer (voir principalement Jn 3,22-30 et 4,1-3). Matthieu résumera même la prédication de Jean et de Jésus en termes identiques : « Convertissez-vous ; le Royaume de Dieu s’est approché » (Mt 3,2 ; 4,17). Mais ce qui est capital, et que DM montre très bien, c’est qu’en acceptant le baptême de Jean, Jésus en faisait sienne toute la dimension « révolutionnaire ». Ce baptême en vue du pardon des péchés, reçu délibérément par Jésus, « se substituait de fait, on l’a dit, au système sacrificiel du Temple pour la rémission des fautes » (87). Le baptême de Jean, qui était unique, contrastait aussi avec la multiplicité des ablutions requises pour l’observance de la pureté rituelle. C’est bien de là que viendrait, de la part de Jésus, la relativisation des règles de pureté. Mais, abandonnant le geste baptiste, Jésus ira plus loin encore en se désignant lui-même « comme le lieu du pardon de Dieu sans l’entremise de l’eau » (Mc 2,5-7)[21]. Ce qui sera assurément un élément à retenir dans la recherche des raisons qui ont mené les autorités religieuses à condamner Jésus.

DM souligne aussi très bien une ou la grande différence entre la prédication de Jean et celle de Jésus. Alors que « tout le poids » de la prédication de Jean reposait « sur l’extermination des pécheurs par le feu » (84), sur la colère à venir, Jésus prêchait la patience de Dieu, envisageant « le présent comme la manifestation de la grâce de Dieu » (95). En fin de chapitre, par contre, DM évoque plusieurs thèmes débattus dans la recherche actuelle sur le statut social de la Galilée de Jésus, sur le banditisme social (91), sur la misère économique des paysans galiléens et le petit peuple écrasé par les taxes (92), ou sur l’itinérance de Jésus (95, mais « nomadisme » corrigé en p. 144), thèmes à propos desquels j’ai déjà pris, personnellement, quelque distance[22].

C’est ainsi que se termine la première partie de l’ouvrage. La deuxième, « La vie du Nazaréen », qui comprend six chapitres, me paraît la meilleure. On y retrouve le grand Marguerat, au style éblouissant et aux trouvailles merveilleuses.

« La vie du Nazaréen »

Le chapitre sur Le guérisseur offre une synthèse très éclairante. Au départ, DM souligne que « la pratique thérapeutique de Jésus est l’un des éléments historiquement les plus sûrs de son activité » (100). C’est ce qui le distingue de Jean Baptiste et, d’une certaine manière, spécifie son message par rapport à lui. DM traite successivement des exorcismes, des guérisons comme telles, des revivifications de morts et des prodiges naturels. Chaque type de miracles soulève des problèmes particuliers. Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans les détails. Je retiens plutôt que c’est à propos des exorcismes que Jésus proclame le sens profond de toute cette activité contre le mal : « Si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le règne de Dieu vient de vous atteindre » (Mt 12,28). Luc a conservé une autre version de cette parole de Jésus : « … si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le règne de Dieu vient de vous atteindre » (Lc 11,20). L’affirmation est extraordinaire : « les exorcismes font du Règne attendu une réalité présente » (110). Cela vaut de toutes les guérisons, comme DM le dit bellement : « les guérisons de Jésus inscrivent au corps de l’homme l’irruption du Règne de Dieu » (112). Exorcismes et guérisons « concrétisent dans le présent la visibilité du Règne de Dieu » (119), toute cette activité thaumaturgique marquant « le début du temps du salut eschatologique »[23]. Faute de pouvoir discuter de la diversité des types de miracles, c’est bien, je crois, la signification fondamentale à retenir de toute cette activité.

Mais c’est peut-être dans le chapitre sur Le poète du Royaume qu’on retrouve le meilleur, autant théologiquement que littérairement. DM commence par présenter en quoi cette expression « la royauté de Dieu » (malkut YHWH) exprimait le coeur de « la foi monothéiste d’Israël et [de] sa théologie de la création » (123-124). Après l’exil à Babylone et la destruction du premier Temple, cette idée de royauté de Dieu s’est déplacée vers le futur, le présent ne donnant pas de signes évidents de sa présence. La foi s’exprime désormais en termes d’espérance, d’attente fébrile de la venue de ce Règne qui sera la fin de ce monde mauvais : attente eschatologique. C’est à cette espérance que répond l’annonce par Jésus non seulement de l’approche mais, avec lui, de l’arrivée même de ce Règne de Dieu : « Le temps est accompli, et le règne de Dieu s’est approché » (Mc 1,15)[24].

C’est dans la proclamation de cette annonce qu’intervient « le poète du Royaume », poésie qui s’exprime très particulièrement dans les paraboles, qui sont « le miroir du Royaume » (128). Sur la question des paraboles, DM est un maître[25]. S’écartant d’une théorie de la comparaison qui a dominé longtemps l’étude de la parabole, depuis l’exégète allemand Adolf Jülicher, DM la voit plutôt comme une métaphore, à la suite de Paul Ricoeur (132)[26]. Il définit la parabole, cette « mèche d’un sou » (128, 130), comme « un petit récit de fiction qui a) emprunte une réalité connue des auditeurs (le signifiant), mais b) comporte un signal de transfert de sens sur un autre plan (le signifié) » (129). Comme la métaphore, qui génère une surprise et innove par « un effet de choc imaginatif », la parabole s’affilie de la sorte à la poésie, car « elle construit un nouveau regard sur la réalité »[27] (132). « Le poète est un créateur… Il est celui qui fait avec les mots. Mieux encore : le poète est celui dont les mots font, dont les mots ont un effet, touchent, émeuvent, frappent, choquent, surprennent l’auditeur » (132). C’est ce que font les paraboles de Jésus. DM en distingue deux types, la parabole-évidence, basée sur l’observation et l’expérience des auditeurs, et la parabole-événementielle qui relate un fait divers tiré de la vie quotidienne. Chaque fois, « le matériau narratif est issu de ce que les auditeurs de Jésus peuvent observer, et qui ne relève pas du registre religieux ; la parabole est un discours non religieux sur Dieu » (133), mais qui rend néanmoins « visible le Royaume » (136), et offre ainsi « une lecture théologique du monde » (137). Puisque le matériau des paraboles vient de ce que les auditeurs peuvent observer, c’est-à-dire de « l’environnement géographique et social de Jésus », DM a raison d’y voir « un reflet précieux de la basse Galilée » (142), bien qu’il reprenne la vision discutable, à mon avis, du régime fiscal et de l’endettement des paysans (143)[28].

Le chapitre six, Le maître de sagesse, s’ouvre sur la mention du « changement le plus spectaculaire » dans la recherche du Jésus historique : la reconnaissance de sa « judaïté », Jésus « un juif à 100 % » (145). C’est en effet l’apport singulier de ce qu’on a nommé « la troisième quête ». Cette compréhension nouvelle commande aussi, sans doute, la solution qui semble devenir la plus commune, et à laquelle se range DM, au problème du « parting of the ways », la séparation entre judaïsme et christianisme. Cette séparation aurait été plus tardive qu’on ne l’imaginait : elle ne débuta pas avant la fin du 1er siècle et fut un processus long, variable selon les régions (plus avancée en Asie mineure – où le mot christianisme est né chez Ignace d’Antioche, autour des années 100, en opposition au judaïsme[29] – qu’en Syrie-Palestine). Si bien qu’« imputer à Jésus la création d’une nouvelle religion est tout simplement anachronique » (149).

Il reste que Jésus est entré en profond conflit avec le judaïsme de son temps et ses autorités religieuses, qui finirent par réclamer sa mort. Sa singularité se marque principalement dans son enseignement, « et qui dit enseignement pour un rabbi juif, dit interprétation de la Torah » (150). Jésus ne met pas en cause l’autorité de la Torah, comme on l’affirme souvent à partir des antithèses du Sermon sur la montagne : « vous avez appris qu’il a été dit… Et moi, je vous dis… » (Mt 5,21-22 ; 27-28 ; 31-32 ; 33-34 ; 38-39 ; 43-44). Ce serait, en effet, difficile à concilier avec l’affirmation en tête même de ces antithèses : « N’allez pas croire que je sois venu pour abroger la Loi ou les prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. Car, en vérité, je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un trait sur le iota ne passera de la loi que tout ne soit arrivé. » (Mt 5,17-18) La Torah garde toute son autorité, mais Jésus l’interprète de manière singulière (à propos de l’observance du sabbat, de l’amour des ennemis, des prescriptions concernant la pureté rituelle, en particulier les codes alimentaires[30] et les repas avec les pécheurs). Martin Ebner, dans « Jésus, critique fervent de la Torah ? »[31], a démontré de manière rigoureuse, en distinguant « le double courant de la Torah du Sinaï, à savoir la “Torah écrite” et la “Torah orale” », que « le débat autour de l’interprétation de la Torah est inhérent à la loi juive », comme en témoignent les écrits rabbiniques, autant la Mishna, que les Talmuds. Jusqu’à nos jours, apprendre la Torah continue de se faire « dans le débat et en tant que débat »[32]. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’attitude de Jésus face à la Loi.

Tout en rappelant que l’enseignement de Jésus articule bien les thèmes centraux de la foi juive (l’espérance du Règne, l’autorité de la Torah, la pureté-sainteté du peuple…), DM maintient donc fortement, avec raison, « la singularité des positions adoptées par Jésus » (165). Le sujet où apparaîtrait au plus haut point la singularité de Jésus : son attitude face au Temple, qu’on doit inclure dans les raisons de sa condamnation à mort par les autorités religieuses, « est effacé » (165) dans l’enseignement de Jésus et DM n’en parle guère en ce chapitre, renvoyant à celui du Mourir à Jérusalem (234-237). Terminons ce point, en rappelant que toujours, dans toutes ses interprétations de la Loi, Jésus s’oppose à la « violence qui pourrait être faite à autrui » (158). Tout comme les paraboles avaient pour but de rendre visible le Règne de Dieu « au sein du monde ordinaire » (159), l’interprétation que Jésus fait de la Loi vise à faire un monde où l’amour humain rejoindrait l’amour illimité de Dieu pour ses créatures : « Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48) et « compatissant » (Lc 6,36) comme lui, qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5,45). C’est là toute l’éthique de Jésus le sage, la manière qu’il propose de vivre la Loi.

Le chapitre 7, Ses amis, ses concurrents, est aussi révélateur de la personnalité de Jésus. D’après les sources évangéliques, comme le montre DM, l’entourage de Jésus se composait de trois cercles concentriques : « les Douze, puis les disciples, et enfin les sympathisants » (174). Tous ces gens, hommes et femmes, qui s’étaient mis à la suite du prophète (et non du rabbi, 177) Jésus, partageaient son programme : « visibiliser dans le présent l’espérance du Royaume » (175). DM détaille pour chaque groupe les implications de cette suite. Avec d’autres auteurs, comme Gerd Theissen et Enrico Norelli, DM insiste particulièrement sur la radicalité de l’appel, même s’il reconnaît « un degré d’exigence différencié » (180) selon les groupes[33].

On peut discuter sur la radicalité exigée par cette suivance de Jésus. Concernant les liens familiaux, il semble avéré historiquement, on l’a vu, que Pierre a gardé des liens avec sa famille (belle-mère, maison…). Jésus lui-même semble bien avoir eu un pied-à-terre, qu’on a pu considérer comme sa maison (voir Mc 3,20 ; 7,17)[34]. J’estime, par ailleurs, que cette itinérance est exagérée. Dans nos sources, principalement les évangiles qui restent nos documents de base, l’itinérance est bien localisée, limitée surtout, à part quelques voyages exceptionnels hors de la Galilée, à la basse Galilée et principalement autour du lac. On a calculé qu’à partir de Sepphoris on pouvait atteindre, en une courte journée de marche, 40 des villages d’alentour[35].

Pour ce qui est du groupe des Douze, DM montre bien que « le nombre douze est biblique et renvoie aux tribus de l’ancien Israël » (187). Instituer un groupe de douze hommes, « c’est signifier symboliquement l’Israël nouveau des derniers temps, autre exemple de configuration « dans le présent [de] l’espérance de Jésus » (188). Ce groupe n’est pas une invention d’après Pâques. Il est mentionné dans la formule de foi archaïque que Paul cite en 1 Co 15,5, credo qu’il a lui-même reçu sans doute dans les années 30, peu après la mort de Jésus. Et « qui, de plus, aurait inventé après-coup la théorie de Jésus trahi par “l’un des Douze” ? » (186). Autres belles pages de ce chapitre, l’attention portée aux femmes disciples et, parmi toutes celles qui suivaient Jésus, l’importance particulière de Marie de Magdala (189-193).

La fin du chapitre porte sur les « concurrents » de Jésus, ceux qui ont réagi négativement à sa provocation (193). De courtes pages (193-199) qui s’arrêtent brièvement aux groupes classiques, aux pharisiens surtout, stricts observateurs de la Torah, dont ils faisaient une lecture différente de celle de Jésus, et aux sadducéens, liés à l’élite sacerdotale du Temple et qui « portent la responsabilité du projet d’éliminer Jésus » (198).

Avec le chapitre 8, Jésus et sa vocation, DM affronte directement le mystère, celui de la conscience de Jésus : que pensait Jésus de lui-même ? Christologie implicite, christologie explicite (celle qui s’accroche aux titres donnés à Jésus), on entre en théologie. L’historien ne peut qu’hésiter. DM renonce sagement à la piste des titres, « trop souvent labourée » (202). À partir des sources, il affirme en une belle formule : « Jésus n’a pas dit qui il était, il a fait ce qu’il était » (202). On revient ainsi à l’exorciste et au guérisseur installant « dans le présent le nouveau monde promis par Dieu » (203), le Règne de Dieu ; à son enseignement : aux paraboles qui rendent visible le Royaume ; à son discours sur la Torah, qui place son « je » face à l’autorité de Moïse ; à sa prétention de pardonner les péchés, où le Fils de homme, qui s’identifie au « je » de Jésus en Mc 2,10-11, est empreint, selon Simon Légasse, d’une « incontestable transcendance »[36] ; à « l’amen » surprenant qui « met en relief l’autorité non dérivée de sa propre parole » (207). Jésus ne s’est pas dit Messie, mais « il est pratiquement certain que l’expression Fils de l’homme” a fait partie du langage de Jésus » (219). Après avoir renoncé à la voie des titres (202), DM est bien forcé d’entrer dans le débat qui concerne celui de Fils de l’homme (218-223). Choisissant entre les paroles où Jésus se désigne lui-même par cette expression (comme en Mt 26,2 ou 26,24 ; Mc 14,21), (et particulièrement celles appartenant au Fils de l’homme souffrant, que DM écarte du débat parce qu’« elles ont toutes les chances de dater d’après Pâques » (220) – ce qu’il faudrait prouver) et celles où Jésus semble parler d’un autre personnage, DM s’en tient à cette dernière position. Sans écarter pourtant, il me semble, toute ambiguïté. Affirmer, en effet, que « si Jésus avait la ferme espérance que Dieu allait prochainement révéler son statut de Fils de l’homme… » [je souligne] (223), c’est bien supposer que Jésus se savait posséder ce statut, qui inclut la dimension eschatologique, celle-là même qui, selon Jésus lui-même, faisait irruption dans le présent de son dire et de son faire. C’est évidemment après Pâques que les disciples percevront cette profonde identité entre Jésus et le Fils de l’homme, mais pourquoi cette lumière pascale ne leur aurait pas fait découvrir alors clairement, bien qu’après coup, ce que le Jésus d’avant Pâques avait laissé entrevoir de lui-même déjà dans ses gestes et ses paroles et qu’en ce temps-là ils n’avaient pas saisi ? Sans discuter des titres de haute christologie de Seigneur et de Fils de Dieu, qu’il évoque néanmoins, DM termine de belle manière, en historien cette fois, affirmant que « pour ce qui concerne la proximité avec Dieu, il n’est pas possible d’ignorer l’intimité que Jésus revendique » et que ce qui est « décisif », c’est « sa conscience d’une exceptionnelle intimité avec Dieu » (224).

Historiquement, comme le note bien DM dans son chapitre sur le Mourir à Jérusalem, la mort de Jésus est un point tournant. Elle aurait fait naître « deux courants puissants au sein de la civilisation occidentale : l’un est le christianisme, l’autre l’antisémitisme » (né de l’accusation portée contre les juifs d’avoir « tué le Seigneur ») (225). DM retient « le vendredi 7 avril de l’an 30 », comme date probable de la mort de Jésus (226, ce qui est largement admis). Mais autour de cette mort restent de nombreuses zones d’ombre, que DM affronte en détail. Entre autres, Jésus a-t-il prévu, ou même voulu, sa mort ? pour quel motif précis a-t-il été condamné ? Quoi qu’il en soit des annonces de la Passion-résurrection, qui seraient un « montage de l’évangéliste Marc (8,31 ; 9,31 ; 10, 33-34) » (220, 229), il n’est pas exclu, selon DM, que par elles « Marc fasse écho à un pressentiment du maître » (229). Il est en effet très probable que Jésus ait pressenti que le destin des prophètes serait le sien (232). Quant aux raisons précises qui auraient amené les autorités religieuses juives de Jérusalem à décider rapidement de la mort de Jésus et à le livrer aux autorités romaines, elles sont débattues. La plus vraisemblable touche au Temple et à ses sacrifices (voir Mc 11,18). DM parle du « Temple outragé » (234), en référence au scandale de Jésus chassant les vendeurs. Il rattache ce geste de Jésus à son combat contre les rituels de pureté, le commerce des marchands se situant dans le parvis des païens, qui aurait fonctionné « comme un sas protecteur de la sainteté du Temple » (236), une « procédure de blanchiment par laquelle les croyants s’achètent une pureté pour accéder à Dieu » (237). Et qu’il ne fallait donc pas attaquer ou supprimer, comme Jésus tente de faire. L’explication paraît très compliquée. Plus évidente, à mon avis, celle attribuée ici à Jacob Neusner[37] : « Jésus bloque la pratique sacrificielle qui impliquait l’activité des marchands » (235). C’était celle soutenue déjà par Charles Perrot, dans son Jésus et l’histoire[38]. Et ce serait même celle, véritablement, de DM lui-même, à en juger par ce qu’il dira en Épilogue : « Le véritable délit était l’outrage fait au Temple par le geste violent de Jésus, qui bloquait les opérations liées aux sacrifices » [je souligne] (349).

Par ailleurs, DM traite longuement des procès de Jésus, religieux et politique, le religieux, devant le sanhédrin, aboutissant à un « délit religieux devant être converti” en délit politique » (247) pour la condamnation à mort par le gouverneur romain. Dans ce procès religieux, je crois que DM minimise l’impact de la réponse de Jésus telle que présentée en Mc 14,62 : « Vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite du Tout Puissant et venant avec les nuées du ciel. » Selon DM, Jésus déclarerait par là que lors de la venue du Règne, le Fils de l’homme (un autre que Jésus) justifierait Jésus (249). Mais à cette déclaration, le grand prêtre déchire son vêtement et crie au blasphème. Y aurait-il blasphème si Jésus n’avait évoqué qu’une approbation future de la part de quelqu’un d’autre, qualifié de Fils de l’homme ? Il n’y a blasphème, me semble-t-il, que si l’accusé s’identifie lui-même avec ce Fils de l’homme, siégeant à la droite de la Puissance. Mais peut-être s’agit-il d’une mise en scène de Marc (plus explicite que ce qu’on trouve en Mt 26,65 ou Lc 22,69) ! Jésus aurait-il prononcé une telle parole ? Et qui aurait pu en témoigner ? Ici, sommes-nous encore au niveau de l’histoire ? Ne serait-ce pas plutôt une confession chrétienne que Marc aurait mise sur les lèvres de Jésus, comme l’insinue S. Légasse, une amorce alors du « débat essentiel qui, du 1er siècle à nos jours, oppose les Juifs aux chrétiens »[39] ? C’est l’ambiguïté de nos sources.

« Jésus après Jésus »

Après la vie de Jésus, la troisième partie, « Jésus après Jésus », passe à son « destin… dans les trois grands monothéismes (christianisme, judaïsme, islam) » (13). Cette partie est aussi importante, mais s’éloigne du Jésus de l’histoire.

Dans le chapitre 10, sur « Ressuscité ! », on se risque au méta-historique. Comme telle en effet, ainsi que le dit très bien Jean Zumstein : « La résurrection de Jésus n’entre pas dans le champ d’analyse balayé par la méthode historico-critique[40]. » Où fallait-il placer ce chapitre, se demande DM : « La résurrection de Jésus est-elle l’achèvement de sa vie ou le début du christianisme (“Jésus après Jésus”) ? » (261). En se rangeant à ce dernier avis, DM tentera néanmoins de relever ce qui reste plausible au regard de l’historien. Il notera d’abord, cependant, le point de vue théologique, soulignant très fortement « la continuité entre le Jésus d’avant Pâques et le Christ d’après la mort » (271) ; c’est bien le Crucifié qui est Ressuscité. « La foi de Pâques est donc une lecture théologique de la croix » (272), le « oui » de Dieu à la mort de Jésus. Mais ce « oui » de Dieu à la mort est, par le fait même, le « oui » de Dieu à toute la vie qui a mené à cette mort, le « oui » de Dieu donc à l’histoire de Jésus, l’objet de la présente recherche ! DM le dit autrement : « Du coup, son message et son action s’en trouvent validés, car approuvés par Dieu. » (273)

C’est dans cette perspective, on le comprend, que nos évangélistes (Marc, Matthieu, Luc et Jean) auront raconté l’histoire de Jésus. DM rappelle très bien que « l’originalité de Jésus a été de proclamer un Règne à venir, mais déjà visualisable dans le présent ». La résurrection, « c’est l’attestation de la présence de ce Règne » (274). DM montre ainsi « l’absolue nouveauté du christianisme : le lien entre la résurrection de Jésus et la résurrection finale des croyants (274).

Mais cette lecture théologique, cette lecture d’après Pâques, relève de la foi, « méta-historique », il faut le redire. Tout n’échappe pas pourtant aux prises de l’historien. « Son enquête, dit DM en terminant, enregistre en effet deux faits : 1) la dispersion et la fuite des disciples à la mort du maître ; 2) la recomposition relativement rapide à Jérusalem du cercle des onze disciples… » (278). Deux faits que l’historien, pourtant, à son propre niveau, n’arrive pas à relier. Trois solutions se présentent à lui, en effet. La théorie psychologique d’autopersuasion, explication à laquelle les textes résistent. La théorie de la falsification, vol du cadavre ou supercherie, qui demeure gratuite. La théorie des évangiles : « L’expérience visionnaire, par laquelle la transcendance fait irruption dans l’histoire » (278). Cette dernière, invérifiable aussi, il faut le reconnaître, est celle de la foi chrétienne.

Les trois derniers chapitres, bien qu’ils portent sur des sujets importants, s’éloignent davantage du 1er siècle, le temps de Jésus. Au début de son livre, dans l’examen des documents à partir desquels s’écrit l’histoire de Jésus, DM avait parlé brièvement des évangiles extra-canoniques, entre autres de ces évangiles « sauvés des sables » (37). Se demandant si l’on y apprenait quelque chose de neuf sur Jésus (36)[41], il n’y répondait pas directement, affirmant que le jugement de l’historien devait « être livré au cas par cas » (36). Mais il soulignait par ailleurs l’intérêt extraordinaire soulevé par la découverte de nouveaux manuscrits : de Qumrân en 1947, renouvelant nos connaissances du judaïsme au temps de Jésus et de Nag Hammadi en 1945, manuscrits qui nous restituaient « la chatoyante diversité des spiritualités chrétiennes aux origines » (36).

C’est à cette « chatoyante diversité » que DM consacre son chapitre 11, Jésus apocryphe. Adhérant – c’est mon hypothèse – à un courant assez répandu actuellement (celui des « trajectoires… »[42] ?), lequel, s’inspirant lointainement de Walter Bauer (Orthodoxy and Heresy in Earliest Christianity, 1934) et plus récemment de Helmut Koester et James M. Robinson (Trajectories through Early Christianity, 1971), attribue, contre le modèle d’Irénée de Lyon, canonisé par Eusèbe de Césarée, une très grande diversité au christianisme des origines, DM déclare que « l’unité du christianisme ancien est une chimère… La chrétienté a été plurielle dès l’origine » (280). Il est permis d’être moins enthousiaste, si l’on parle d’unité de doctrine. La confession de foi très ancienne (datant des années 30) que Paul rappelle en 1 Co 15, 3-5, est celle qu’il a proclamée en toutes ses missions à travers l’Asie mineure et jusqu’à la ville même de Rome, ce dont témoignent ses lettres jusqu’aux années 60. Ce qui sera repris par les évangiles canoniques jusqu’à la fin du 1er siècle[43] et tous les écrits du NT. Repris aussi au 2e siècle par les premiers Pères de l’Église (Ignace d’Antioche autour de 100 et Irénée de Lyon – qui n’a pas inventé une « chimère » (280) – vers 180…). Il reste qu’à partir du 2e siècle, selon les documents désormais disponibles[44], naissent de nouveaux portraits de Jésus, très différents de celui des quatre évangiles reconnus par la Grande Église. « L’image perceptible de Jésus » que DM dégage des six centres d’intérêt sur lesquels il se concentre (282), dit bien, à mon avis, ce que certains ont pensé plus tard de Jésus, mais elle n’est pas celle du Jésus de l’histoire. On peut conclure avec DM que toutes ces images se sont inspirées de « l’événement Jésus », mais « pour en exploiter une dimension qui satisfasse leurs besoins et leur culture » (302).

Jésus au regard du judaïsme (ch. 12) retrace « l’histoire pathétique » (305) de la réception juive de Jésus. DM y distingue trois périodes, celle qui va du 2e siècle au 8e siècle, le « temps du dédain », qui est celui de la littérature rabbinique ; la deuxième, appelée « siècles de plomb » du 9e au 19e siècle ; celle enfin du « dégel », au 20e siècle.

Évoquée en ouverture (27), la vaste littérature rabbinique, particulièrement les deux Talmuds qui se situent entre les 4e et 7e ou 8e siècles, ne laisse émerger « qu’un nombre très réduit de mentions de Jésus » (306). C’est tardivement que Jésus y apparaît, et dès lors ceci explique que « les rabbins réagissent au christianisme qu’ils ont sous les yeux plutôt qu’à une image de Jésus issue des évangiles » (308). On aurait ici une certaine « rabbinisation » de Jésus, perçu comme un sage d’Israël, « un rabbi qui a mal tourné » (309). C’est dans le Talmud et dans les Toledot Yeshu, où elle fleurira plus tard, que DM retrouve « la réputation de bâtard, manzer, affectée à Jésus » (319). Les « siècles de plomb » seraient le « temps de la chrétienté triomphante, celui des croisades et du confinement des juifs en ghettos » (319). En tant qu’écrit polémique le Sefer Toledot Yeshu (« Livre des histoires de Jésus »), à partir du 9e siècle, présente un « contre-évangile » et offre à la population juive « un véritable manuel de déconstruction de la prédication chrétienne » (322). Ce que DM appelle le « dégel » est « la sortie des positions figées entre juifs et chrétiens en vue d’ouvrir un débat que ne soit pas idéologiquement verrouillé » (324), disons un dialogue, strictement au niveau de l’histoire. Du côté chrétien, dans les années 1970, on prendrait mieux en compte la judaïté de Jésus. Du côté juif, des historiens commencent à se réapproprier Jésus de Nazareth, tâchant de mettre en valeur son appartenance au monde de pensée juif : « Jésus est dès lors réclamé par le judaïsme, ni comme fils de Dieu ni comme Messie, mais comme fils d’Israël. » (326) C’est un aspect important de la recherche actuelle du Jésus de l’histoire.

Avec Jésus en islam, nous sommes loin de la vie de Jésus, dans sa destinée plutôt. Pour beaucoup, ce sera une surprise sans doute d’apprendre que, dans le Coran, Jésus est une figure marquante[45] : « Né de Marie par naissance miraculeuse, il est réputé sans péché, figure éminente parmi les prophètes, Messie, Esprit et Parole de Dieu… » (327) Mais, et c’est l’important pour l’islam dont le dogme fondateur est l’unicité d’Allah contre toute autre divinité, Jésus n’est pas de nature divine. Il appartient à la chaîne des envoyés de Dieu, « mais son statut est recadré pour en faire le précurseur de Mahomet » (342), ce qui permet à DM d’affirmer, de façon brillante, que « le Coran procède avec Jésus de la même manière que les chrétiens avec Jean le Baptiseur » (343). Il dira bien, en terminant, après avoir cité le Coran : « Oui, le Messie, Jésus, fils de Marie, est le prophète de Dieu… » (4,171), que finalement le Coran « corrige l’Évangile et pose Jésus contre Jésus. La prédication du Règne est occultée, la mort en croix niée, la résurrection renvoyée à la fin des temps, la filialité divine récusée plutôt qu’interprétée. » (346) Sur ce dernier point, selon DM, le Coran ne corrige pas tant le Jésus de l’histoire que l’image que s’en faisait « la chrétienté orientale du VIIe siècle » (346).

Puisque le bref Épilogue (347-351) résume très bien toute la démarche du livre, j’y retrouve, en même temps que mes nombreux accords, quelques-unes de mes réticences (le manzer, la non-identification de Jésus avec le Fils de l’homme…). Pour ce qui est de « Pâques qui ne fait pas du Nazaréen un dieu » (350), je tiendrais grandement compte, pour ma part, de l’hyperypsoô de Ph 2,9, de cette superexaltation introduisant l’humanité même de Jésus dans la divinité et qui sous-tend la lecture que font les évangiles de toute l’histoire de Jésus. Mais j’ai salué avec plaisir la reprise du « Jésus n’a pas dit qui il était, il a fait qui il était » (349). Et on retiendra les derniers mots de cet important ouvrage : « Revenir au Jésus de l’histoire demeure une tâche permanente. » (351)

En préface, DM avait renoncé, très légitimement, à rouvrir à chaque fois le dossier de la critique historique et à s’engager dans les débats avec ses « collègues chercheurs » (13). Mais ses notes et les bibliographies y remédient amplement. Mes quelques désaccords reflètent simplement quelques-uns de ces débats. Par ailleurs, littérairement parlant, on retrouve ici la brillance du style de DM, l’abondance de ses formules heureuses et ce qu’on pourrait appeler la « brisance » de son langage (pour reprendre le joli mot explosif qu’il utilise pour désigner le langage de la foi chrétienne, 29). Si le poète est vraiment « celui qui fait avec les mots » ou, mieux encore, « celui dont les mots font » (132), sans le comparer au « poète du Royaume », on dira néanmoins que le titre convient très bien à Daniel Marguerat.